Que veut réellement Poutine en coupant le gaz à la Pologne et la Bulgarie ?

Que veut réellement Poutine en coupant le gaz à la Pologne et la Bulgarie ?

Ce mercredi, la Russie a coupé le gaz à la Pologne et la Bulgarie en prétextant un non-respect du paiement en rouble. Pour l’économiste Maria-Eugenia Sanin, cette sanction n’est qu’une étape dans une course entre Européens et Poutine, où celui qui sortira de sa dépendance à l’autre en premier l’emportera.
Louis Mollier-Sabet

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Alors que des explosions « inexpliquées » font craindre une exportation du conflit ukrainien en Transnistrie, région prorusse séparatiste, et en Moldavie, la Russie lance une (nouvelle) offensive sur le gaz, en suspendant l’approvisionnement de la Pologne et la Bulgarie. Depuis l’invasion de l’Ukraine fin février, la Russie ne se prive pas d’utiliser son principal levier face aux sanctions : la dépendance des Européens aux importations énergétiques russes, et en particulier du gaz, qui nécessite des investissements lourds en infrastructures. En retour, le régime de Vladimir Poutine dépend aussi structurellement de la manne que représentent les exportations de pétrole, de gaz et de charbon vers l’Europe. Cette interdépendance a par exemple permis à la Russie de contourner certaines sanctions bancaires en demandant aux pays importateurs « hostiles » de payer le gaz en rouble, afin de sécuriser un approvisionnement en devises étrangères.

>> Pour en savoir plus : Gaz russe : l’Europe peut-elle vraiment s’en passer ?

Un compromis avait été trouvé pour permettre aux sociétés importatrices européennes de payer en euros ou en dollars sur des comptes de la Gazprombank qui convertirait ensuite les sommes en rouble. Mais ce mercredi, la Russie a notifié Bulgargaz et la société polonaise PGNiG de « la suspension des livraisons de gaz jusqu’à ce que le paiement soit effectué » dans la devise russe. L’UE assure être préparée et Ursula von der Leyen a accusé Moscou de « chantage » ce mardi, mais Gazprom affirme dans son communiqué que la Pologne et la Bulgarie auraient refusé le mécanisme proposé par le Kremlin. Une justification « assez douteuse » pour Maria-Eugenia Sanin, économiste spécialiste des questions énergétiques, maîtresse de conférences à l’Université Paris Saclay. « Le timing est intéressant. La Pologne et la Bulgarie avaient déjà dit qu’ils n’allaient pas renouveler ces contrats qui finissent cette année et il y a quelques jours, le vice-chancelier allemand chargé du climat, Robert Habeck, était en Pologne pour annoncer que l’Allemagne pourrait se passer du pétrole russe », explique-t-elle.

La Pologne aide l’Allemagne à se passer du pétrole russe, Poutine lui coupe le gaz

D’après elle, le mécanisme trouvé par les Russes ne posait jusque-là de problème, ni à la Russie, ni aux autres pays européens : « Le décret pour le paiement en rouble n’a jamais posé aucun problème. C’est seulement l’annonce de Gazprom qui dit que c’est la raison de la suspension de l’approvisionnement, or ces contrats fonctionnent en flux continu. Si c’était le problème on aurait d’abord eu une déclaration de la Pologne et de la Bulgarie qui déclaraient refuser de payer dans ces conditions. » Ce que Maria-Eugenia Sanin sous-entend, c’est que la Russie utilise ce prétexte pour rentrer dans un « jeu géopolitique » avec l’Allemagne. L’annonce de Robert Habeck laisse penser que l’Allemagne a réussi à s’arranger avec la Pologne pour finir de substituer le pétrole russe que le gouvernement allemand n’avait pas encore réussi à remplacer. L’Allemagne importait un peu plus d’1/3 de son pétrole de Russie avant le début du conflit avec l’Ukraine, et a réussi, en deux mois, à descendre à un peu plus de 10 %. Les importations allemandes de pétrole russe restantes transitent actuellement par le port Rostock vers la raffinerie de Schwedt, à côté de Berlin.

La visite de Robert Habeck en Pologne présagerait d’un arrangement avec le gouvernement polonais qui livrerait du pétrole à l’Allemagne via le même port et la même raffinerie, limitant ainsi les coûts de la substitution. « L’Allemagne peut exproprier cette raffinerie de Schwedt détenue par une entreprise russe et substituer les dernières importations de pétrole russe en important à la place du pétrole polonais transitant par le port de Gdansk, puis de Rostock », détaille ainsi Maria-Eugenia Sanin. En fait, la Russie a vite réagi à la potentielle perte d’une manne financière très importante en liant de fait les importations de pétrole, facilement substituables, et les importations de gaz, plus difficilement substituables. « L’Allemagne et la Russie sont très interdépendants. La Russie dépend de ces revenus autant que l’Allemagne dépend du gaz russe, après avoir investi des milliards pour devenir un hub du gaz russe en Europe. Poutine dit en quelque sorte ‘attention, si vous aidez l’Allemagne à se passer de notre pétrole, moi je maîtrise le gaz’ », explique l’économiste.

« Celui qui arrivera à substituer le plus vite sera celui qui pourra couper le robinet en premier »

Vladimir Poutine ne peut pas directement entrer en conflit avec le marché qui représente pour lui la manne énergétique la plus importante, tout comme l’Allemagne peut difficilement se passer – à court terme – des importations de gaz russe. Alors, la Russie fait pression sur des pays tiers, à la fois, dans le cas de la Pologne, pour tenter de fragiliser l’accord sur le pétrole, et, dans le cas de la Bulgarie, pour tester la solidarité européenne, le tout à moindre coût. Les importations de gaz bulgares ne représentent par exemple pas beaucoup de recettes pour la Russie – 3 fois moins que la Pologne – mais pour la Bulgarie, elles représentent 90 % du gaz consommé. « Sans gaz russe, la Bulgarie aura des problèmes cet hiver », confirme Maria-Eugenia Sanin. « C’est une manière pour Poutine de dire ‘vous êtes solidaires pour vous passer de mon pétrole ? Voyons si vous êtes solidaires sur le gaz et si le vice-chancelier allemand va venir en Bulgarie pour vous aider’. » Le tout sans mettre en danger les rentrées d’argent liées aux exportations énergétiques de la Russie, puisque la Bulgarie, pays d’à peine 7 millions d’habitants, représente un marché relativement limité.

Finalement, cette suspension des livraisons de gaz russe en Pologne et en Bulgarie n’est qu’un coup parmi la grande partie d’échec qui se déroule entre la Russie et l’Europe sur les questions énergétiques. Sur un plateau complexe, les deux adversaires visent un échec et mat différent. Pour l’Europe, la partie sera finie quand les pays européens pourront se passer du gaz russe et pour Vladimir Poutine, la partie sera fini quand il pourra remplacer ses clients européens par d’autres, comme il a pu le faire sur le pétrole et l’Inde. « Celui qui arrivera à substituer le plus vite sera celui qui pourra couper le robinet [gazier ou financier] en premier. Or tout le monde sait que ça va arriver très vite parce que le conflit s’enlise à mesure que la guerre en Ukraine devient conventionnelle et l’Europe ne peut donc pas, à long terme, financer la guerre de Poutine. Le jeu de sanctions est un jeu de court terme », analyse Maria-Eugenia Sanin. C’est donc une partie d’échecs avec pendule que jouent les dirigeants européens et Vladimir Poutine et il reste peu de temps à chacun d’entre eux.

Pour mettre Poutine échec et mat : sobriété énergétique et lissage de la consommation

Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser, la victoire de l’Europe ne passe pas par une substitution du gaz par d’autres énergies, d’après Maria-Eugenia Sanin : « Le gaz c’est un vecteur énergétique qu’on ne peut le substituer que par l’hydrogène vert, le biogaz ou la méthanisation par exemple. Toutes les énergies ne sont pas substituables. » En fait, le gaz permet de répondre ponctuellement à des pics de demande : quand on a besoin de beaucoup d’électricité, on brûle du gaz et cela permet de compenser, ce que l’on ne peut pas faire avec des énergies renouvelables ou du nucléaire, qui produisent en continue, ou de manière intermittente pour les renouvelables. « Sans réduire la demande, c’est impossible » diagnostique clairement l’économiste, qui renvoie à toutes les études sur la sobriété et l’efficacité énergétique.

Elle ajoute aussi que l’Europe possède des marges d’amélioration dans la gestion des pics de consommation : « Si on lisse la pointe de consommation, on n’a plus besoin de gaz pour produire de l’électricité, mais juste pour chauffer quelques bâtiments qui n’ont pas encore de pompe à chaleur. Pour ça il faut planifier et rationaliser la consommation d’électricité, notamment dans le secteur industriel qui utilise peu de main-d’œuvre où l’on pourrait produire la nuit. On pourrait aussi imaginer avoir des consommations décalées entre régions de l’Europe. » Il semble donc que les impératifs géopolitiques rejoignent les impératifs écologiques en matière de politique énergétique, et les moments de crise peuvent aussi être des occasions de changer de paradigme. Reste à savoir si la crise géopolitique actuelle freinera les ambitions écologiques des pays européens ou leur permettre au contraire d’implémenter des réformes structurelles permettant d’atteindre nos objectifs climatiques.

>> Pour en savoir plus : Rapport de RTE : la consommation d’énergie, grande absente du débat sur la neutralité carbone

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