Manifestation des agriculteurs a Tarbes

Revenus des agriculteurs : une situation hétérogène marquée par des écarts importants

Alors que le mécontentement monte chez les agriculteurs, avec notamment la question des revenus, l’agro économiste Jean-Marie Séronie souligne que « ce n’est absolument pas la misère que les gens imaginent », avec un revenu moyen « de l’ordre de 2.000 euros net par mois ». C’est surtout les écarts de rémunération entre les différents types de production qui marque la profession.
François Vignal

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La colère des agriculteurs fait rage. Et la question des revenus revient sur les barrages qui bloquent les routes. Mais à y regarder de plus près, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. D’autant qu’il peut être difficile d’y voir clair entre les différents chiffres.

Pour le sénateur (ex-PS) de l’Hérault, Henri Cabanel, lui-même viticulteur, le sujet ne fait pas de doute. « Bien sûr que les revenus, c’est le nerf de la guerre. J’ai mené une mission sur le mal-être des agriculteurs. On a sillonné les départements français touchés. Car il y a deux agriculteurs qui se suicident tous les trois jours. On a relevé que la première des problématiques, c’était le revenu. Car aujourd’hui, le revenu médian est de l’ordre de 1.035 euros par mois, avec 70 heures de travail, ce qui correspond en gros à moins de 5 euros de l’heure », avance le sénateur du groupe RDSE, interrogé par BFM TV le 19 janvier. « Donc oui, la problématique est essentiellement liée au revenu et notamment avec une concurrence déloyale d’autres pays, car l’Europe nous impose des contraintes de libre-échange avec d’autres pays qui n’ont pas les mêmes règles que les nôtres », ajoute Henri Cabanel. L’une des recommandations de son rapport sénatorial était ainsi d’« octroyer des aides d’urgence en cas de revenus anormalement bas des producteurs dans une filière ».

C’est dans l’Aude, département voisin du sien, qu’une bombe a soufflé un bâtiment en travaux de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), dans la nuit de jeudi à vendredi. Deux tags « CAV », initiales du Comité d’action viticole, ont été retrouvés sur place.

Le sénateur LR Laurent Duplomb pointe « une agriculture de l’assistanat »

Un autre agriculteur sénateur, Laurent Duplomb, sénateur LR de la Haute-Loire, tempère un peu la vision catastrophique qu’on pourrait avoir sur le revenu des agriculteurs. « Cela dépend déjà de ce qu’on appelle un agriculteur. Sur 390.000 exploitations, 125.000 font moins de 25.000 euros de chiffre d’affaires par an. C’est zéro, c’est rien du tout. Je me pose des questions sur ces 125.000 agriculteurs. C’est tous ceux qu’on a installés sous des images bucoliques, qui cultivent 3000 m2 de permaculture en altitude, qui ont accepté les aides et récupéré le RSA, et qui fait qu’aujourd’hui, on a une agriculture de l’assistanat », lance ce soutien de Laurent Wauquiez. « Donc les chiffres ne peuvent pas être tronqués, au risque de ne pas décrire véritablement la réalité de la situation ».

S’il reconnaît que certains agriculteurs « touchent le RSA car leur exploitation ne leur permet pas de vivre », et qu’« au vu du travail qu’ils font, ils n’ont pas les revenus à la hauteur de leur travail », Laurent Duplomb, auteur de plusieurs rapports au Sénat sur l’agriculture, donne sa lecture du secteur:

 Je ne dis pas que les agriculteurs sont riches, car ils ne l’ont jamais été. Mais aujourd’hui, leur dire qu’un agriculteur gagne 300 euros, c’est une bêtise, ce n’est pas une réalité. Qu’il y en ait qui gagnent ça, c’est vrai, mais ce n’est pas une généralité. 

Laurent Duplomb, sénateur LR de la Haute-Loire et éleveur.

On se souvient que lors de la campagne présidentielle 2017, le candidat Macron avait dit, à l’occasion d’un discours à Rungis, qu’« il n’est plus possible aujourd’hui qu’en France un tiers des agriculteurs gagne moins de 350 euros par mois ». « Ce chiffre est faux, complément faux », soutient Jean-Marie Séronie, agro économiste indépendant, membre de l’académie de l’agriculture et auteur de « 2041, l’odyssée paysanne – Pour la santé de l’homme et de la planète (ed. France Agricole). « J’avais ensuite parlé à sa conseillère agriculture, Audrey Bourolleau. Je lui avais dit que c’était faux. Elle avait répondu on sait bien, mais on ne sait pas à quoi ce chiffre correspond », se souvient l’économiste. Au regard des chiffres, « ça ne tient pas debout », insiste-t-il.

« 2022, c’était le plus gros revenu de toute l’histoire de l’agriculture », souligne l’agro économiste Jean-Marie Séronie

Car selon Jean-Marie Séronie, il faut tordre le coup à l’idée que les agriculteurs se paient mal. C’est vrai pour certains d’entre eux, mais c’est loin d’être vrai pour tous. « Depuis 3-4 ans, le revenu est assez nettement en hausse dans la plupart de type d’exploitations. En 2023, il y a une baisse de 10 % par rapport à 2022, mais c’était le plus gros revenu de toute l’histoire de l’agriculture. 2023 se retrouve au niveau de 2021, qui était déjà une bonne année », souligne l’économiste.

« Sur 2022, un agriculteur Français – ce sont les chiffres du ministère de l’Agriculture – a dégagé en moyenne 50.000 euros. C’est ce qu’on appelle le revenu disponible, c’est-à-dire ce qui lui reste quand il a payé toutes ses charges, la Sécurité sociale et remboursé ses emprunts. Cela lui sert à vivre et à investir », explique l’agro économiste. Pour connaître son revenu exact, il faut regarder ce qu’il prélève ensuite : « En gros, en moyenne, ce que prélève un agriculteur, c’est de l’ordre de 25.000 euros par an, soit 2.000 euros net par mois. Ce n’est absolument pas la misère que les gens imaginent ».

« Bien sûr, il y a des agriculteurs qui se paient beaucoup plus et d’autres, qui ont du mal à se payer 10.000 euros par an. Là, c’est très serré », reconnaît Jean-Marie Séronie. Mais pour l’économiste, l’image de l’agriculture qui gagne extrêmement mal sa vie, « c’est clairement faux. Il y en a qui ont beaucoup de difficultés. Mais les écarts sont très importants ».

« Il y a beaucoup d’hétérogénéité de revenus entre productions »

Il faut surtout regarder les détails. Là, les situations sont très variables. « C’est vrai qu’il y a beaucoup d’hétérogénéité de revenus entre productions. En grande culture, par exemple, le revenu paraissait ces dernières années plus élevé qu’en élevage », souligne le sénateur Laurent Duplomb, lui-même éleveur de vaches laitières en Haute-Loire, « à 800 mètres d’altitude ».

« La difficulté, c’est qu’il y a des écarts de plus en plus importants entre agriculteurs, dans un même type de production et plus les années sont bonnes, plus les écarts sont importants », confirme Jean-Marie Séronie. L’agro économiste souligne qu’« en 2022, l’excédent brut d’exploitation, qui sert à payer les charges sociales, à payer les investissements et à se rémunérer, est en moyenne de 80.000 euros. Surtout, ce qui est important, c’est que la médiane est à 60.000 euros. Les 25 % les meilleurs étaient à 105.000 euros d’excédent brut d’exploitation. Et le quart le plus bas est à 30.000 euros ». Ce qui illustre le grand écart qui existent dans la situation des agriculteurs.

Les éleveurs bovins gagnent le moins, les viticulteurs dans le haut du tableau

Quand on regarde le niveau de vie des ménages agricoles, ce qui inclut les revenus de la femme, selon le type de production, le niveau le plus faible concerne l’élevage de bovins à viande, avec un niveau de vie médian de 18.420 euros, en 2018, selon l’Insee. Suivent les ovins, caprins, à 18.610 euros. Pour les « bovins lait », il est de 20.350 euros, 21.760 euros pour les cultures fruitières. Sur le haut du tableau, on passe à 25.780 pour les grandes cultures (céréaliculture), 26.330 euros pour la viticulture et 26.740 euros pour le maraîchage et l’horticulture.

Quant au taux de pauvreté, il est de 25,1 % chez les éleveurs de bovins destinés à la viande, contre 13,4 % dans la viticulture.

« Un producteur de porcs gagne beaucoup plus d’argent qu’un producteur de viande, ovin ou caprin. La volaille, ça dépend des années. Les producteurs de lait gagnent bien leur vie en revanche. Les céréales, ça varie beaucoup, mais il y a eu de bonnes années. Les viticulteurs, ça varie beaucoup aussi selon les zones », ajoute de son côté l’économiste. Le revenu n’a en effet rien à voir entre les producteurs de Champagne ou de Bourgogne, pour qui il est le plus élevé, et un viticulteur de l’Aude ou de l’Hérault.

« Les normes qu’on rajoute tous les jours, ce n’est plus supportable »

Pour Laurent Duplomb, le problème des agriculteurs de fond vient surtout « des normes, qu’on rajoute tous les jours. Ce n’est plus supportable. C’est pour ça que les agriculteurs disent qu’ils n’ont pas de revenus suffisants. C’est le fruit de la technocratie abrutissante qui multiplie les normes, qui pénalisent les revenus, pour les respecter ». Le sénateur LR pointe surtout « les multiples interdictions de produits phytosanitaires ».

Laurent Duplomb pointe par ailleurs le conditionnement des aides de la PAC (politique agricole commune), qui « au départ, compensait les revenus des agriculteurs qui n’avaient pas des prix convenables, tout en favorisant le pouvoir d’achat. Mais tout cela s’est transformé en aide conditionnée à des contraintes particulières ». Le sénateur met aussi sur la table la question les règles commerciales, étonné « que plus personne ne parle de préférence communautaire. […] Soit il faut plus de contrôles aux frontières, soit arrêter les accords de libre-échange, soit les deux en même temps. Faut arrêter d’être naïf ».

« Il y a beaucoup d’inquiétude sur l’avenir »

Pour Jean-Marie Séronie, si la question du revenu n’est pas finalement centrale dans le malaise des agriculteurs, il « pense que la situation est plus grave » en réalité, car il y a « un fond de mécontentement », entre « la question des phytosanitaires, de l’eau – ce n’est pas anodin si les manifestations ont commencé dans la région de Toulouse – celle de l’Ukraine, qui est beaucoup plus compétitive. Il y a beaucoup d’inquiétude sur l’avenir, c’est très anxiogène ».

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