« Si 3% des mis en cause pour viol sur mineurs sont condamnés, c’est que nous vivons dans un régime d’impunité », pointe le président de la Ciivise

Auditionné par la délégation sénatoriale aux droits des femmes, le juge Edouard Durand est revenu sur les activités de la Ciivise qu’il préside. Cette commission, lancée en 2021, pour une durée limitée, doit rendre son rapport final le 20 novembre. Son président plaide pour une pérennisation des actions de la Ciivise, une demande soutenue par la délégation aux droits de femme.
Henri Clavier

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« Toutes les 3 minutes, un enfant est victime de violences sexuelles », signale, en ouverture de son audience, Edouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Avant de rendre un rapport qui devrait être particulièrement scruté, le président de la Ciivise présente plusieurs chiffres illustrant l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants et la difficulté à écouter et entendre les victimes. Edouard Durand explique que « 5,5 millions d’hommes et de femmes adultes ont été victimes de violences sexuelles durant leur enfance », que « 160 000 enfants sont victimes, chaque année, de violences sexuelles » et que les agresseurs peuvent faire jusqu’à 150 victimes. Lancée le 23 janvier 2021 par le président de la République après les révélations de Camille Kouchner dans son livre « La Familia grande », la Ciivise doit clôturer ses travaux le 31 décembre 2023 à l’issue de la remise de son rapport final.

 « J’espère qu’en 2024 et 2025, vous aurez toujours l’opportunité de recevoir les membres de la Ciivise, si elle n’a pas disparu »

La commission a pour principaux objectifs d’écouter les victimes et organise en priorité le recueil des témoignages des victimes de violences sexuelles. Edouard Durand rappelle que lors de la création de la mission, Emmanuel Macron avait déclaré que l’objectif était de dire aux victimes « on vous croit et vous ne serez plus jamais seuls ». Pour remplir ses missions, la Ciivise s’appuie sur 27 experts, bénéficie d’un budget de 4 millions d’euros et travaille sous la tutelle des différents ministères sociaux, de la Direction générale de la cohésion sociale et du Secrétariat général des ministères sociaux. Si Edouard Durand rapporte que « la Ciivise a pu récolter près de 30 000 témoignages », le travail n’est pas fini.

« J’espère qu’en 2024 et 2025, vous aurez toujours l’opportunité de recevoir les membres de la Ciivise, si elle n’a pas disparu », déclare Edouard Durand. Malgré la volonté de son président, la pérennité de la Ciivise en 2024 n’a rien d’évident. Le 12 septembre, sur BFMTV, la secrétaire d’Etat chargée de l’enfance et de la famille, Charlotte Caubel, ne s’opposait pas à une pérennisation de la mission, mais affirmait que la décision finale appartenait au président de la République. Pour l’instant, la Ciivise doit arrêter ses travaux le 31 décembre, après la remise de son rapport et de ses recommandations. « Je souhaite que la Ciivise soit maintenue et que je puisse y rester, la Ciivise répond à une mission nouvelle, à un besoin auquel il n’était pas répondu, elle ne coûte pas cher. Où est le problème ? » s’interroge Edouard Durand. Pour la sénatrice socialiste Marie-Pierre Monier, il est nécessaire de transformer le « choc du rapport » en « force motrice pour la société ». Un positionnement partagé par Dominique Vérien (UC), présidente de la délégation sénatoriale aux Droits des femmes, qui à l’issue de l’audition annonce que la délégation va adresser un courrier à Emmanuel Macron pour demander la poursuite des travaux de la Ciivise.

92 % des victimes enfants de violences sexuelles ne reçoivent pas un « soutien social positif »

Pour justifier la poursuite des missions de la Ciivise, Edouard Durand rappelle que « le coût des violences sexuelles faites aux enfants est, pour la société, de 9,7 milliards d’euros par an », comme démontré par la Ciivise dans un avis de juin 2023. Un tiers de ces dépenses est lié aux dépenses immédiates notamment le fonctionnement de la justice et deux tiers sont liés à des conséquences sur le long terme. Un chiffre qui, selon Edouard Durand, est important de replacer dans le contexte du déni et d’une parole peu écoutée. En effet, dans 92 % des cas les victimes enfants de violences sexuelles ne reçoivent pas un « soutien social positif », c’est-à-dire une prise en compte sérieuse de la parole de l’enfant, lorsque celui-ci rapporte les violences dont il est victime à une personne de son entourage. Compte tenu de l’importance du phénomène dans le milieu familial, Edouard Durand explique qu’il est indispensable de pouvoir compter sur un tiers de confiance. Cependant, cet accompagnement peut encore s’avérer insuffisant puisque « lorsque l’enfant révèle des violences à un professionnel, dans 60 % des cas le professionnel ne fait rien ». Le président de la Ciivise explique également que pour lutter contre la violence sexuelle qui est « un anéantissement de l’être », il importe de mieux sensibiliser et récolter la parole des victimes, mais aussi de proposer un meilleur parcours de soins.

Interrogé sur le développement des actions de prévention et d’éducation par Annick Billon (UC), ancienne présidente de la délégation aux droits des femmes, Edouard Durand rappelle que « tant qu’on ne fera pas de séances d’éducation à la vie affective et sexuelle, on ne changera rien. Chaque séance de prévention est une séance de détection ». La sénatrice Laure Darcos (Les Indépendants) évoque des « encadrants scolaires qui ont encore du mal à voir l’urgence », mais au-delà d’une question de moyens ou de formation, Édouard Durand pointe la nécessité de raisonner en termes de « doctrine et non de dispositifs ».

La doctrine de la Ciivise : répondre à un besoin de sécurité

« Nous avons modélisé un parcours de soins du psychotraumatisme, parce que la Ciivise a une doctrine », affirme Edouard Durand appuyant sur le fait que les soins post-traumatiques restent l’un des angles morts de la politique publique de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants. « Les soins spécialisés des stress post-traumatiques existent, mais ils ne sont pas dispensés. Des parents disent qu’ils ne peuvent plus payer les séances de soins spécialisés pour leurs enfants, c’est une injustice dans l’injustice », continue le président de la Ciivise. Afin d’écouter et d’entendre au mieux les victimes, la Ciivise développe un cycle de suivi composé de séances d’évaluation, de stabilisation, de séances centrées sur le traumatisme puis de séances de repos et de restabilisation.

Cette doctrine doit donc permettre de répondre à un « besoin de sécurité » car « si on ne protège pas les enfants qui révèlent des violences les conséquences sur la santé sont visibles, directes, immédiates ». A ce titre le magistrat de formation cible plusieurs mesures qui contribuent à maintenir les victimes dans un état d’insécurité, notamment lorsqu’un enfant est obligé de rendre visite à l’un de ses parents.

Une réponse judiciaire encore inadaptée

« Il y a des raisons légitimes pour qu’un enfant refuse de voir un parent », estime Edouard Durand. Surtout, le président de la Ciivise évoque un phénomène largement sous-estimé au sein de l’autorité judiciaire faisant notamment référence aux soupçons d’instrumentalisation d’accusations de violences sexuelles par l’un des parents. « Il est beaucoup plus commode de faire comme si les enfants mentaient, comme si les médecins voulaient s’immiscer abusivement devant la vie des familles », juge Edouard Durand qui préconise un recours plus fréquent au retrait de l’autorité parentale lorsque l’un des parents est condamné pour violences sexuelles sur son enfant. En plus d’une réponse pénale parfois inappropriée, le recours à la justice reste extrêmement difficile pour beaucoup de victimes notamment à cause des délais de prescription.

Enfin, pour Edouard Durand il est primordial de ne « pas mal interpréter le principe de la présomption d’innocence » qui rappelle que « si 3 % des mis en cause pour viol sur mineurs sont condamnés, c’est que nous vivons dans un régime d’impunité ». Un véritable enjeu de société pour le président de la Ciivise qui considère que « toute la question est là, savoir qui nous voulons protéger ? »

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