Story Killers : « La désinformation est un business menaçant », affirme Thomas Huchon

Story Killers : « La désinformation est un business menaçant », affirme Thomas Huchon

Thomas Huchon est journaliste et auteur spécialisé dans l’analyse de la fabrique de la désinformation. Il a commenté pour nous les révélations du consortium d’investigation Forbidden stories sur un vaste réseau de désinformation appelé « Team Jorge ». 
Henri Clavier

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Le consortium Forbidden stories dont Le Monde et Radio France font partie, a sorti une enquête sur la « Team Jorge » et ses campagnes de désinformation, quand la question des fake news et de la désinformation s’est installée dans le débat public la dimension politique était au centre de l’analyse, mais finalement, est-ce qu’aujourd’hui nous ne sommes pas tout simplement face à une industrie de la désinformation ?

Oui clairement on a un vrai business de la désinformation et on ne peut pas vraiment dire s’il est nouveau ou pas. Ce qui est fou c’est que la désinformation c’est comme le dopage, on peut être convaincu qu’il existe, mais le seul moyen d’être formel c’est d’attraper ceux qui se dopent, c’est pareil avec ces organisations qui agissent volontairement dans l’ombre. On a tous l’impression qu’il y a des choses anormales qui se passent mais on n’a pas toujours la preuve. Chaque nouvelle révélation nous permet d’y voir un peu plus clair et d’appréhender le sujet dans sa globalité. Mais aujourd’hui on sait qu’il s’agit d’un business et que celui-ci est menaçant.

Il faut lire le rapport de la Viginum sur la lutte contre les influences étrangères en période électorale, pour comprendre que non seulement ces phénomènes se développent, s’organisent, prennent de l’ampleur mais surtout constituent aujourd’hui une véritable menace. Le rapport Viginium nous dit que la désinformation est un business tellement important ; la criminalité va accentuer son passage vers le numérique et là on va vraiment être en difficulté.

Y a-t-il un changement de nature de cette « désinformation organisée », on a peut-être l’impression que les motivations étaient plutôt politiques au début avec les cas de Trump ou de Cambridge analytica. Est-ce qu’aujourd’hui les préoccupations sont d’abord économiques ?

Ce qui est vraiment révélateur avec cette affaire à mon avis c’est justement l’absence de réelle séparation entre les motivations économiques et politiques. La désinformation a toujours été lucrative, on a déjà eu plusieurs cas très variés. On a eu des cas comme celui de Paul Horner qui faisait des papiers très satiriques sur l’élection américaine de 2016 et qui a gagné beaucoup d’argent avec. Ensuite on a eu le modèle de la ferme à troll mais pas forcément sur le modèle russe. Par exemple en Moldavie avec une ferme à troll qui proposait ses services aux plus offrants, et plus c’est cher plus ils sont performants. Maintenant, on a de plus en plus de piratages avec aussi des demandes de rançon etc.

A quel moment est-ce qu’il y a une différence entre les intérêts économiques et politiques ? On a l’habitude de concevoir une séparation entre les deux mais ça résulte davantage de nos clefs de lecture que de la réalité. La réalité c’est que même lors de précédents scandales sur la désinformation il y avait un conflit d’intérêts énorme entre le financier et le politique. Dans le cas de Cambridge analytica, il y avait évidemment un intérêt financier, le Brexit était perçu comme une opportunité économique pour beaucoup, la perspective d’un Singapour sur Tamise était séduisante.

Comment ces organisations, alors même qu’elles affectionnent la discrétion, se font-elles connaître ? Comment les clients se dirigent-ils vers ce type d’organes ?

Le fonctionnement est relativement complexe mais ça passe souvent par des intermédiaires. Mais ce n’est pas aussi compliqué que ce que l’on peut penser, à partir du moment où il y a un intérêt d’une part et une proposition de l’autre part, la rencontre se fait. Le fait que nous n’en ayons que très peu connaissance n’est pas vraiment un frein, c’est comme pour la drogue, si l’on décide d’en acheter on réussira à en trouver, les informations circulent. Il y a d’ailleurs quelque chose de rassurant à cette rencontre d’intérêts ponctuels, s’ils se connaissent c’est beaucoup plus inquiétant.

L’enquête du Monde précise l’hétérogénéité des cibles de ces campagnes de désinformation, pourtant, à chaque fois les résultats semblent modestes, quelle est l’efficacité réelle de ces campagnes de désinformation ?

Il y a un moment où on peut légitimement se poser la question de savoir s’ils sont en mesure de remplir les services qu’ils proposent. L’enquête du Monde fait état d’une influence finalement assez faible. Mais l’important c’est davantage le fait qu’ils sont capables d’attirer des clients et que l’on sait que les moyens vont augmenter et qu’à terme ils auront des résultats bien plus probants.

En fait, on est presque sur une industrie de l’arnaque, ou du racket ?

Cette industrie est tellement opaque que l’on en apprend plus à chaque révélation et c’est pour ça que ce consortium est si important. On ne sait pas forcément dans quelle mesure ils soient capables de réaliser ce qu’ils proposent, en revanche on sait qu’ils finiront par y arriver. Et donc à l’avenir, avec une amélioration des méthodes de hacking à disposition de ces officines, on va s’orienter sur un business du chantage. Les hommes et femmes politiques risquent d’être particulièrement ciblés. Il suffit d’infiltrer le téléphone, le fouiller, éventuellement trouver une photo nue et réclamer le paiement d’une somme en échange de sa non-diffusion.

On imagine les dégâts de ces interférences sur des élections politiques, est-ce que certains Etats ont pu solliciter les services de « Team Jorge » ?

A priori des États font déjà appel à ce type de service, l’enquête du Monde fait état de plusieurs élections perturbées en Afrique avec notamment le président du Sénégal, Macky Sall qui est impliqué. Les Etats ne vont pas nécessairement remplacer leurs services de renseignements, par contre ils pourraient complètement avoir recours à ces organisations pour des services de surveillance ou d’influence.

Et surtout d’une certaine manière les Etats risquent de ne pas avoir le choix parce qu’on a déjà 10 ans de retard et on ne le rattrapera pas.

Comment est ce que les Etats peuvent éteindre ou atténuer ces menaces ?

Il faut qu’ils régulent les réseaux sociaux et qu’ils garantissent la véracité des contenus, c’est tout. Le vrai problème ce sont les réseaux sociaux. Et les réseaux sociaux savent très bien identifier et supprimer les faux comptes quand il faut vendre des espaces pour des contenus sponsorisés à Nike par exemple.

 

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