« Contenus néfastes », « désinformation médicale », « effets dévastateurs », « incitations au suicide »… Les conclusions de la commission d’enquête parlementaire « sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs », présentées ce jeudi 11 septembre, deux ans après un premier rapport du Sénat, dressent un nouveau tableau au vitriol du réseau social chinois. Les députés reprochent à TikTok de banaliser les contenus violents et problématiques sans considération pour la santé mentale de ses utilisateurs, notamment auprès d’un public « d’une grande vulnérabilité sur le plan psychologique ».
Piloté par la députée d’Ensemble pour la République, Laure Miller, et présidée par le socialiste Arthur Delaporte, cette commission d’enquête a auditionné pendant six mois 178 experts et acteurs des réseaux sociaux. Ses travaux ont connu un coup de projecteur particulier en juin dernier avec les auditions très médiatisées de l’acteur pornographique Adrien Laurent, des influenceurs Manon Tanti et Julien Tanti. Ou encore celle mouvementée d’Alex Hitchens, finalement écourtée lorsque l’ancien basketteur a, de lui-même, choisi de mettre fin à la visio-conférence.
Les députés formulent 43 recommandations, parmi lesquelles plusieurs mesures chocs : l’interdiction des réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15 ans en dehors des messageries ; la mise en place d’un couvre-feu numérique entre 22 heures et 8 heures du matin pour les mineurs de 15 à 18 ans, ou encore la création d’un délit de négligence numérique, « afin de sanctionner les manquements graves de certains parents à leurs obligations de protection de la santé et de la sécurité de leurs enfants face aux outils numériques ».
La commission d’enquête du Sénat
« Les préconisations des députés sont de bon aloi, et je les soutiens », commente le sénateur Claude Malhuret, président du groupe Les Indépendants, à l’origine de la commission d’enquête que la Chambre haute avait ouvert en 2023 sur le réseau social chinois. Le rapport du Sénat se concentrait davantage sur les menaces d’ingérence mais comportait aussi un important volet sur « les effets psychologiques et sanitaires » de l’application. Les élus y évoquaient notamment le risque « d’addictivité », voire « d’abrutissement » engendré par l’algorithme de TikTok.
« Notre rapport était le premier du genre, c’est la raison pour laquelle nous avions essayé de balayer l’ensemble du spectre des questions soulevées par l’application », explique le sénateur socialiste Mickaël Vallet qui a présidé cette commission d’enquête. « Je trouve très bien que nos collègues de l’Assemblée aient choisi de se focaliser sur un aspect particulier. Je me souviens avoir discuté de manière informelle avec la rapporteure avant le lancement des travaux, et leurs préconisations ne me surprennent absolument pas. »
« Nous devons faire preuve d’une certaine radicalité »
L’élu de Charente-Maritime trouve « extrêmement saines » les recommandations faites par les députés. L’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, sans doute la plus radicale du rapport, part notamment du constat que la loi du 7 juillet 2023, qui instaure une majorité numérique, n’est pas appliquée. En effet, les décrets d’application de l’article 4 – qui exige une autorisation parentale pour une inscription en dessous de 15 ans – n’ont jamais été pris car le texte serait contraire à certaines dispositions du Digital Services Act européen (DSA). Une situation qui agace le législateur.
« Je pense que nous devons faire preuve d’une certaine radicalité si nous ne voulons pas finir avec une génération enfermée sa bulle, qui n’est plus capable de se concentrer, de dialoguer, de réfléchir par elle-même », soutient la sénatrice LR de Paris Agnès Evren, auteure d’une proposition de loi pour faire interdire les téléphones portables à l’entrée des collèges et des écoles. « Ces applications n’ont pas qu’un effet sur des cerveaux encore en formation, elles sont aussi un facteur de harcèlement. Avec les réseaux sociaux, le harcèlement ne s’arrête plus à 16h30, à la sortie de l’école, il continue à la maison », alerte-t-elle.
Faire plier Bruxelles
À plusieurs reprises déjà Emmanuel Macron a fait part de sa volonté d’interdire les réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15 ans, demandant à la Commission européenne d’intervenir sur ce point. Mi-juillet, l’exécutif européen a présenté ses « lignes directrices » sur les services numériques et la protection des plus jeunes, autorisant plusieurs pays, dont la France, à tester une application de vérification de l’âge en ligne. Pour certains, cette inflexion ouvre la voie à une possible interdiction. « Plutôt que de parler d’interdiction, voyons plutôt cela comme de la prévention. Nous n’arrêterons pas la marche de l’histoire. Les réseaux sociaux ont envahi notre quotidien, ce qu’il faut viser, ce sont les utilisations excessives », nuance Agnès Evren.
« Nous avançons sur une ligne de crête. Je ne pense pas qu’il faille se laisser brider par le cadre européen sur de tels sujets, car je considère la protection et l’éducation de nos enfants comme des sujets souverains », défend Mickaël Vallet. À ce titre, le sénateur salue notamment la détermination de Clara Chappaz, ministre démissionnaire chargée du Numérique, qui a entamé un bras de fer juridique avec les sites pornographiques installés hors de France mais dans l’Union européenne qui ne vérifient pas l’âge de leurs utilisateurs, en dépit de la législation.
Casse-tête technique
Mais au-delà du cadre juridique, les mesures proposées par les députés se heurtent aussi à des obstacles technologiques. Le rapport du Sénat déplorait déjà, en matière de contrôle d’âge, l’absence « de solution technique optimale », sans pour autant « exonérer les plateformes, et singulièrement TikTok, de leurs responsabilités. »
Outre un manque de coopération récurrent de la part de ces plateformes – qui utilisent leur statut d’hébergeur pour se dédouaner des contenus diffusés -, ce sont aussi les difficultés de mise en œuvre de tels dispositifs qui sont souvent invoquées par celles-ci. Et en première ligne : un risque pour la protection des données personnelles et de la vie privée des utilisateurs. À cette fin, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a publié fin 2024 un référentiel sur la vérification d’âge. Mais là aussi, les hébergeurs estiment que ce cahier des charges vient ajouter une couche de complexité supplémentaire.
De la même manière, la mise en œuvre d’un couvre-feu numérique obligerait les plateformes à développer des outils de contrôle spécifiques, capable de fermer quelques heures durant leurs services aux utilisateurs qui n’ont pas l’âge requis ou de « déconnecter » automatiquement ceux-ci. « Je ne crois pas une seule seconde les plateformes quand elles nous disent qu’il y a un problème de faisabilité. Des limitations existent déjà sur la version chinoise de l’application. N’oublions pas que TikTok est capable de dépenser de milliards en lobbying pour faire retarder ici ou là l’adoption de telle ou telle législation », commente Claude Malhuret.
Envoyer un signal
Enfin, le « délit de négligence numérique » soulève des interrogations sur le rôle de l’Etat et sa capacité à s’immiscer dans la vie privée des citoyens dans un cadre démocratique. Par ailleurs, quels critères devront être retenus pour faire la démonstration de cette négligence ? « Je suis plus nuancé sur cette recommandation. En tant que libéral, je reste plutôt sceptique sur les mesures qui impliquent de s’introduire aussi loin dans la vie familiale », reconnaît Claude Malhuret.
« Il ne faut pas se donner une image caricaturale de ces préconisations. Elles permettent avant tout de proposer un cadre juridique et de faire infuser certains principes dans la société », tempère Mickaël Vallet. « Sur les sévices corporels, par exemple, vous n’avez pas un officier de police derrière la porte de chaque foyer, mais nous avons progressivement installé une jurisprudence, construit des mécanismes administratifs… », fait-il valoir.