Trafic de drogues : état des lieux d’un système à la fois morcelé et mondialisé

Les sénateurs de la commission d’enquête sur le narcotrafic ont entendu des journalistes d’investigation spécialistes de la question. Du haut de la pyramide au bas de la chaîne, ils ont décrit l’organisation des trafics qui ont lieu en France et qui se développent sur le territoire.
Mathilde Nutarelli

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Depuis le mois de novembre, le Sénat travaille sur le trafic de stupéfiants au travers d’une commission d’enquête, lancée par le groupe Les Républicains. Après avoir entendu des chercheurs, des représentants de la police, de la gendarmerie, des douanes, ils ont interrogé des journalistes d’investigation spécialistes de la question le 18 décembre dernier. Devant les élus, ils ont dressé un tableau cru et détaillé du trafic de stupéfiants en France et dans le monde, et proposé des pistes pour lutter contre.

Un trafic segmenté et mondialisé

Les intervenants sont unanimes : le trafic de stupéfiant est, aujourd’hui plus qu’hier, une affaire mondialisée. Il n’est plus question d’héroïne fabriquée dans des laboratoires marseillais puis exportée aux Etats-Unis, comme du temps de la French Connection, mais bien d’entreprises « multinationales », d’après les mots de Bertrand Monnet. Ce professeur à l’EDHEC, ancien militaire qui a infiltré la Camorra italienne, le cartel de Sinaloa au Mexique, et été enlevé par une organisation criminelle brésilienne, réalise des reportages au sein de ces organisations criminelles pour le journal Le Monde. Il décrit des organisations « extrêmement agiles », bien organisées, extrêmement rentables, prêtes à conquérir n’importe quel marché. Voilà pour la partie supérieure de la pyramide.

La base, ceux qui livrent les produits aux consommateurs, ce sont des jeunes, des « petites mains », des « vulnérables », issus de familles en difficulté. Ils vendent au détail pour des sommes dérisoires et se retrouvent enfermés dans une spirale d’endettement envers leurs fournisseurs, qui se termine souvent dans l’extrême violence. Philippe Pujol, journaliste et écrivain spécialiste du trafic de drogue dans les quartiers nord de Marseille décrit ces « vulnérables » comme des « enfants de mères seules, ou issus de grandes fratries, ceux ayant des problèmes psy, cognitifs ou bien même des jeunes handicapés », et parfois des migrants, des mineurs non accompagnés. Ce bout de chaîne, cette « chair à canon », est celle qui meurt dans les règlements de comptes violents, fréquemment documentés par la presse régionale.

Entre les deux, sévissent les grossistes, qui achètent et revendent en plus petite quantités les produits qui arrivent par conteneurs dans les ports européens, à Marseille, au Havre ou ailleurs. « A Marseille, arrivent par jour 350 conteneurs de charbon de bois d’Afrique de l’Ouest », explique Philippe Pujol. Le charbon de bois a l’avantage d’avoir la même densité que le cannabis, ce dernier passe donc inaperçu lors des contrôles radar des douanes. Un système bien rodé, très segmenté, qui s’appuie sur des jeunes démunis, ubérisés, et sur une forte corruption.

Les trafics touchent de nouvelles zones en France

Il n’y a pas que l’organisation des entreprises criminelles qui a changé. En France, la présence des trafics de drogue s’est étendue à des territoires où il était auparavant absent. Ce sont les petites villes et les zones rurales, où se sont d’ailleurs déroulés de nombreux règlements de comptes violents ces derniers mois : Cavaillon, Villerupt, Valence, … Les trafics s’y déplacent, « parce qu’il n’y a pas de concurrence », explique Frédéric Ploquin, grand reporter indépendant, qui réalise une enquête sur les jeunes qui dealent. « Ce sont des villes où la police judiciaire et la police urbaine étaient déjà occupées à autre chose, où les gendarmes ont mis quelques années à s’adapter », explique-t-il. D’autant qu’avec l’exode de certaines populations urbaines, traditionnellement plus consommatrices de drogues, vers les petites villes et les zones rurales, de nouveaux foyers de consommation se sont ouverts.

Aujourd’hui, donc, le trafic de drogue n’est plus l’apanage des grandes villes et des cités. Pour William Molinié, journaliste spécialiste sécurité intérieure, défense et renseignement à Europe 1, cela se ressent dans la manière dont les médias couvrent ce sujet. « On sous-traite médiatiquement les morts violentes liées au trafic de stupéfiants, on ne traite les nuisances connexes au trafic dès lors qu’elles deviennent violentes et nuisibles pour les voisins. La criminalité du quotidien, les médias nationaux s’y intéressent peu au quotidien. L’opinion publique s’est endormie sur ce sujet », analyse-t-il.

Comment lutter efficacement contre les trafics ?

Face à ces descriptions, la tâche de la commission d’enquête semble bien vaste. Comment lutter à la fois contre les organisations multinationales hyperorganisées et sur-rentables et les trafics qui s’organisent au quotidien dans les petites villes françaises ?

Les intervenants ne manquent pas de propositions pour lutter contre ce trafic très segmenté. Il faut segmenter la réponse. En faisant pression d’une part sur les paradis fiscaux, comme Dubaï, qui permettent aux organisations criminelles de blanchir leur argent sale. « Il n’y aura pas de ralentissement de business illégaux tant qu’on ne touchera pas au couteau suisse qui leur permet de blanchir leur argent, et ce sont les paradis bancaires au premier rang desquels Dubaï », assène Bertrand Monnet. En régulant davantage l’achat de cryptomonnaies avec de l’argent liquide, ce qui compliquerait aussi le blanchiment. En luttant contre la corruption des agents publics, comme les douaniers, les policiers, les gendarmes, les dockers, qui parfois n’ont pas vraiment le choix. Mais aussi, en apportant un soutien social à ceux qui se retrouvent en bout de chaîne : ces enfants issus de familles précaires, qui croient qu’ils feront de l’argent facile avec le trafic et qui se retrouvent pris au piège. « Il faut cibler les mères seules, les grandes fratries. Il suffirait qu’il y ait des lieux pour ces jeunes », propose Philippe Pujol. Une liste bien ambitieuse.

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