Affaire Gorce-Le Monde : « Lorsqu’un dessin est paru, on l’assume », Éric Fottorino

Affaire Gorce-Le Monde : « Lorsqu’un dessin est paru, on l’assume », Éric Fottorino

Entretien avec Éric Fottorino, écrivain, journaliste, cofondateur de l’hebdomadaire « Le 1 », de « Zadig », « America » et « Légende », auteur de « Marina A », chez Gallimard.
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Par Rebecca Fitoussi

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Vous avez travaillé pendant 25 ans au journal Le Monde, vous l’avez même dirigé pendant plusieurs années. Xavier Gorce a-t-il été « lâché » par Le Monde ? Le journal s’est-il « couché devant les réseaux sociaux », comme il le dit ?

C’est un vocabulaire que je n’aime pas parce que tout de suite, il est déjà dans une culture de clash. Je pense que c’est probablement un dysfonctionnement dans le dialogue, parce qu’un dessin, c’est toujours le fruit d’un dialogue avec un caricaturiste. Moi, j’ai beaucoup pratiqué Plantu et je lui ai arrêté des dessins plusieurs fois, mais les lecteurs n’en n’ont rien su. C’était une discussion entre nous. Mais je pense, en revanche, que lorsqu’un dessin est paru, alors on l’assume. Je vais vous donner un exemple très concret : à l’époque où je dirigeais le Monde, on avait une publication qui s’appelait « Le Monde 2 », dans lequel Plantu ne faisait pas un dessin, mais une planche de dessin. Dans cette planche, une fois, sur la pédophilie et l’Église, il a dessiné le pape Benoît qui violait un enfant. Je n’ai pas vu ce dessin au moment où il est paru. J’aurais préféré le voir. Mais lorsqu’il a été publié, on a été attaqué par des associations religieuses et j’ai toujours défendu Plantu, y compris devant le tribunal. On est passé ensemble à la 17e chambre correctionnelle et j’ai demandé au président la chose suivante : est-ce que ce qui vous choque, c’est le dessin ou la vérité qu’il dit ? Peut-être que ce n’était pas le meilleur dessin de Plantu, mais il avait été publié. Une fois que c’était paru, c’était paru. Dans le cas de Xavier Gorce, ce ne sont pas seulement les réseaux sociaux qui se sont émus, c’est une frange de la rédaction du Monde et des plus jeunes qui se sont, comme le dit Caroline Fourest, sentis offensés.

Mais justement, lorsqu’on dessine, lorsqu’on crée, lorsqu’on écrit, doit-on se poser la question de l’éventuelle réaction des personnes qui se sentiraient blessées ?

J’aurais tendance à vous dire : réponse non. Bien sûr que non. Si on avait au-dessus de l’épaule une sorte de surplomb de l’inconscient de tout le monde qui pourrait se sentir blessé, il n’y aurait plus jamais de dessins, ni sur la religion, ni sur n’importe quoi, ni sur les hommes ou les femmes politiques. Mais par ailleurs, plus vous êtes libre, plus vous êtes responsable, c’est pour cela que cela doit être un dialogue. Notre travail, c’est de toujours mettre en regard la liberté totale que doit avoir un dessinateur, que doit avoir un journaliste, avec en contrepartie cette question : quelle est notre responsabilité ? Il y a des lois pour cela : les lois de 1881, les lois sur la diffamation, il y a tout un tas de lois qui protègent ceux qui pourraient se sentir agressés ou être factuellement agressés. C’est comme un artiste, Picasso par exemple, n’avait pas le droit de dessiner « Les Demoiselles d’Avignon », pourtant, il va le faire et c’est ça qui va changer l’art. Alors je ne dis pas qu’un dessin change le monde, mais je crois que c’est très important qu’un dessinateur puisse décider ce qu’il a à dessiner, ce qu’il ressent. Si c’est du consensuel, il ne faut pas un dessin, il faut alors mettre une photo ou un article en plus.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi derrière tout cela une judiciarisation un peu nouvelle de notre société qui freinerait certains directeurs ou directrices de publication ?

Bien sûr ! Le fait que beaucoup de choses se jouent après devant un tribunal, cela peut dissuader. En même temps, je pense très sincèrement que le fond de l’affaire, c’est de savoir pour qui on prend nos lecteurs. Est-ce que nos lecteurs sont des gens intelligents ? A priori, oui. Est-ce que ce sont des gens qui peuvent comprendre le second degré ? Cela s’est beaucoup posé au moment des caricatures danoises. J’étais à l’époque non pas directeur du Monde, mais de sa rédaction. C’était vraiment très compliqué parce que beaucoup de mes rédacteurs en chef me disaient : on doit publier ces dessins à la Une. Moi, j’ai dit non, on ne va pas les publier à la Une parce que ma responsabilité, c’est de penser à notre correspondant à Alger, à notre correspondant à Islamabad, à notre correspondant au Caire. À l’époque, je me souviens, j’avais dit : nous, on est tranquille dans notre Vème arrondissement, comme si on pensait qu’une rédaction ne pouvait pas être attaquée dans Paris, nous étions en 2006. Mais évidemment que si c’est la peur qui tient nos stylos, alors là, je crois qu’on a vraiment perdu.

La liberté d’expression est danger aujourd’hui, selon vous ?

C’est vrai que sur les dessins, on a vu l’affaire du New York Times, après Patrick Chapatte (NDLR, ce dessinateur de presse a publié en 2019 un essai « La fin du dessin de presse au New York Times »), ils ont arrêté. D’ailleurs, la grande crainte de Plantu, c’était qu’après lui, il y ait une photo. Moi, je ne dirais pas que la liberté d’expression est en danger. Je crois qu’une rédaction, ce n’est jamais un chien qu’on mène en laisse. Ce sont vraiment des individualités. Ce sont aussi des gens qui ont certaines valeurs et qui sont combatifs. Je ne crois pas qu’elle va disparaître cette liberté d’expression. Mais il faut la défendre chaque jour. Ce n’est pas quelque chose qui est, en soi, inscrit dans le marbre, derrière lequel on s’abrite en se disant : je suis libre. On est libre et on est responsable. A partir de là, il y a toujours, non pas un juste milieu, parce que précisément, la caricature n’est pas un juste milieu, la caricature va appuyer là où ça fait mal, mais peut-être un équilibre à trouver.

Y a-t-il une pression nouvelle provenant des réseaux sociaux ? Ce sont les outils qui, par essence, donnent une immense liberté d’expression, mais qui sont aussi en train de la freiner, de la limiter. C’est un grand paradoxe, non ?

Je crois que ce sera quand même la grande désillusion de ces 20 dernières années. On a dit : on aura une démocratie augmentée, tout le monde pourra s’exprimer. Les paroles de ceux qu’on appelle « les invisibles » vont pouvoir s’exprimer. Et finalement, on observe deux choses. D’abord une radicalisation des opinions à travers les réseaux où ce n’est plus du débat, le débat devient du combat et du combat, on passe à « comment j’abats l’autre », c’est-à-dire que je le dénigre en tant que tel, je l’essentialise, et à partir de là, il n’y a plus de dialogue possible. Et l’autre chose, c’est évidemment le jeu des algorithmes qui nous rangent dans une case. On a chacun, vous et moi, notre ombre numérique qui nous calcule au sens propre du terme, qui en sait peut-être plus sur nous que nous-même et qui fait qu’on ne peut plus jamais, ou de moins en moins, être confronté à une opinion dissonante par rapport à ce qu’on pense. A partir de là, on fragmente la société et je pense que c’est très dangereux pour les démocraties. A partir du moment où l’on remplace un lien social par des liens communautaires ou par des liens identitaires, il y a un vrai danger pour la liberté d’expression.

En préparant cette interview, j’ai repensé aux « Inconnus », ces humoristes des années 1990 qui moquaient tout et tout le monde. Tout le monde y passait, les policiers, les soignants, les chasseurs, les Noirs, les Blancs, les personnes handicapées… Ils ne pourraient plus se permettre aujourd’hui d’aller jusque-là…

Sûrement pas de cette manière-là. Quand on dit qu’un phénomène est générationnel, ça veut dire qu’une partie de la société, à un moment donné, a été socialisée à une nouvelle habitude. Et je pense que la génération Y, celle des années 2000, ceux qui ont une vingtaine d’années aujourd’hui, ont été à la fois éduqués avec le Web, avec les réseaux sociaux et toute la violence qui y est véhiculée, mais aussi, comme avec un mouvement de balancier par rapport aux « boomer », à la société plus permissive de Mai 68, et je pense qu’il y a un retour en arrière qui est plus figé, plus identitaire. Il y a l’accumulation d’une technologie et d’un essentialisme plus philosophique et générationnel.

Le baromètre de La Croix Kantar One Point montre un léger regain de confiance accordée aux médias. (+2 points pour la radio, la presse écrite et la télévision, +5 points pour internet)

A quoi serait due cette légère embellie, selon vous ?

Ce qu’il faudrait voir, et ce serait très joyeux pour nous tous, c’est si après la crise Covid, ces chiffres demeurent. Ce qui est intéressant, c’est que les Français, dans cette période, ont eu besoin de s’informer beaucoup. Et je crois que les rédactions, dans tous les domaines, ont fait beaucoup d’efforts de pédagogie, mais aussi de pluralisme. Le débat sur la science s’est très vite politisé, on l’a vu avec l’affaire Raoult, où l’on votait quasiment pour savoir si oui ou non l’hydroxychloroquine était efficace, mais le résultat, c’est que les Français ont pu mesurer la qualité des informations, des reportages et des analyses. La plupart des rédactions et des journalistes sont dans cette offre-là de qualité donc je ne suis pas étonné par ces chiffres. Et puis, vous savez, jamais les journalistes ne sont aussi bons que lorsqu’il y a des grandes crises. On se mobilise, on va chercher des idées, on est pris par ce que l’on vit, on se surpasse, on essaie vraiment de donner le meilleur aux auditeurs, aux spectateurs, aux lecteurs.

Et la presse écrite dans tout cela ? Comment réussit-elle à se distinguer ? Comment doit-elle se réinventer, ne serait-ce que pour survivre financièrement ?

Je ne prétends pas avoir créé un modèle, mais c’est vrai que moi j’ai voulu créer des journaux assez monothématiques. « Le 1 », c’est un sujet par semaine, « Zadig », c’est la France, « America », c’est l’Amérique, « Légende » c’est une figure qui raconte l’époque et j’ai voulu les créer sans publicité, c’est-à-dire sans être dépendant d’annonceurs publicitaires. Ça veut dire que la charge de la preuve d’affection est transmise en entier à des lecteurs. Le tout c’est d’avoir des lecteurs et de les garder, de les fidéliser. Et pour cela, c’est comme une recette, c’est une alchimie, c’est-à-dire à la fois les prendre pour des gens intelligents, leur offrir des contenus de qualité, et ne pas être dans le nombrilisme journalistique. Je fais par exemple participer des écrivains, des chercheurs, des sociologues, des artistes, etc. Avec la médiation du journalisme bien sûr, mais la vérité, c’est toujours mieux de la partager à plusieurs et de la construire à plusieurs. C’est cette unité des savoirs ou cette multiplicité des savoirs qui crée une unité du savoir avec le « savoir-sensible » et le « savoir-savant ». C’est ce que j’ai essayé de faire en décentrant aussi par rapport à la France, d’avoir des regards étrangers, des regards différents. Accepter d’être bousculé par le réel, c’est notre métier. Si on n’accepte pas d’être bousculé par le réel et si on croit que notre métier, c’est d’aller conforter les idées qu’on a au départ, de conforter nos préjugés, il faut faire un autre métier, ou alors il faut faire de la politique avec des convictions. Un journaliste a des convictions mais ce sont les convictions d’un service qui transcende les convictions personnelles, et qui vont vers un objectif : comment partager la complexité du monde ?

Le Canard enchaîné commence à se tourner vers Internet et est obligé d’augmenter son prix. Le modèle économique est très fragile…

Oui, c’est vrai. Pour moi, il y a comme un péché originel, ce que j’appelle le « pacte faustien » qu’ont passé les grands éditeurs de presse avec Google et les moteurs de recherche en général, à partir des années 2000. Ce pacte a consisté à dire : on vous donne nos contenus en contrepartie d’un référencement sur vos pages électroniques. A partir de là, bien sûr que vous êtes partout, vous n’avez jamais eu autant de lecteurs mais vous n’en avez jamais eu aussi peu qui payent. C’est comme si j’avais un kiosque dans la rue où on fait payer et un écran à côté sur lequel c’est gratuit. Cela a duré des années avant que toutes les publications remontent des murs payants. Mais c’était trop tard.

Dans votre roman « Marina A. », vous nous parlez d’une performeuse, Marina Abramovic, adepte du body art. Son corps est l’instrument de son art et sa pratique est parfois poussée à l’extrême. Elle nous présente le corps et l’autre comme une menace potentielle.

Cela fait écho avec ce virus qui nous frappe, non ?

C’est même le moteur du roman. J’ai découvert les performances de Marina Abramovic il y a plus de trois ans à Florence. Elles m’ont vraiment bouleversé, mais je ne savais pas pourquoi. Il y avait quelques performances où elle mutilait son corps, d’autres où elle se mettait à la merci des autres qui pouvaient lui faire ce qu’ils voulaient, aussi bien lui donner un verre de lait que lui donner un coup de couteau ou un coup de rasoir. Et puis, ça s’est terminé au MoMA de New York, où 750.000 personnes vont venir croiser son regard quelquefois une minute, quelquefois une journée entière avec la même personne. Au moment du confinement, j’ai vu une autre œuvre qui s’appelle « L’impossible rapprochement », où elle est photographiée avec son compagnon à distance au pied des marches d’un palais de Bangkok, et où l’on voit qu’ils ne peuvent pas se rapprocher, ils se tendent les bras, mais même leurs ombres ne peuvent pas se toucher. Pour moi, ça a été le déclic. L’idée qu’effectivement, à un moment donné, pour sauver l’autre, il faut rester à distance. Ça m’a fait réfléchir à une chose très importante, c’est que nous sommes vulnérables, que nous sommes fragiles par notre corps et par notre respiration. Il y a un baiser de Marina Abramovic avec son compagnon qui dure 19 minutes avec des filtres de cigarettes pour qu’ils ne respirent plus que l’air qu’ils ont chacun dans les poumons. Dans la période qu’on a vécue, où on nous a dit que la culture était un bien non-essentiel, je pense au contraire que l’art peut changer votre vie et que les artistes sont des lanceurs d’alerte. Et Marina A. c’est vraiment pour moi, une alerte qui nous est donnée et qui rejoint Emmanuel Lévinas sur le soin de l’autre dans « Après vous » : je passe après vous. Ça veut dire que je considère que je me suis protégée, mais c’est d’abord vous que je protège.

On voit que cette pandémie nous teste sur notre humanité et sur notre solidarité intergénérationnelle…

Exactement. Et d’ailleurs, on a tendance à dire qu’on oppose les jeunes aux vieux, ce qui est faux. Quand on lit le philosophe Pierre-Henri Tavoillot par exemple, il explique bien qu’il n’y a pas un conflit générationnel. Au contraire, les jeunes essaient d’aider les plus âgés, les plus âgés essaient d’adoucir la difficulté qu’ont les jeunes à vivre aujourd’hui. Ce n’est pas vrai qu’il y a un conflit de générations. Personne n’est en conflit. C’est simplement une situation objective qui fait qu’on est tous vulnérables et que créer des nouvelles solidarités dans ce moment-là est évidemment plus compliqué.

Se pose quand même depuis quelques semaines une question très taboue : faut-il isoler les plus vulnérables, et donc les plus âgés pour laisser les plus jeunes vivre librement ? On est face à des questions philosophiques…

Oui, à la fois philosophiques et médicales. Pourquoi a-t-on voulu donner une priorité aux vieux ? C’est parce que c’est eux qui sont les plus exposés et que 95 % de ceux qui meurent, qui sont hospitalisés, sont des personnes de plus de 70 ans. Autrement dit, le jour où l’on aura traité ce problème, notamment par le vaccin, la question ne se posera plus pareil. Peut-être même qu’on n’aura plus besoin de confinement puisque ceux qui sont les plus en danger auront été traités, donc le système hospitalier ne sera plus saturé, et là, on pourra revenir à une vie normale. Il y a une solidarité, mais c’est un principe du droit : il faut traiter différemment les choses différentes. Les plus de 75 ans ne sont pas dans la même situation que les moins de 20 ans.

Il y a quand même une mise en concurrence des souffrances. Celle des jeunes est immense actuellement… Comment fait-on ?

Ça, c’est la politique. Est-ce que la politique arrive à créer des passerelles et des priorités ? Sur le climat par exemple, les jeunes nous disent : est-ce qu’on a oublié la crise climatique ? Non. Bien sûr qu’elle est là. C’est une urgence. Mais je pense qu’il y a des choses que l’on n’arrive pas à penser et donc plus à panser, à guérir, c’est-à-dire à faire en sorte d’amener un soin et une sorte de philosophie de la vie, quand on est dans l’urgence que l’on connaît aujourd’hui.

Éric Fottorino : « A travers les réseaux sociaux, le débat devient du combat et du combat, on passe à « comment j’abats l’autre », et à partir de là, il n’y a plus de dialogue possible. »

Lire notre entretien avec Elie Cohen : « L’épreuve de vérité, ce sera lorsque l’économie cessera d’être sous cloche »

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