Christophe Bourseiller : « On est dans un moment où l’identité française est en question »

Christophe Bourseiller : « On est dans un moment où l’identité française est en question »

Entretien avec Christophe Bourseiller, historien, journaliste, maître de conférences à Sciences Po, spécialiste des extrêmes.
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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13 min

Publié le

Samedi dernier se tenait une nouvelle manifestation du comité Adama Traoré contre les violences policières. Je voudrais que vous nous aidiez à comprendre la sociologie des rassemblements comme celui-ci. Rentre-t-il dans une case que l'on connaît, que vous connaissez ?

 

Oui, d'une certaine façon. C'était un rassemblement hétérogène avec plusieurs publics qui s'entremêlaient. Il y avait dans ce grand rassemblement toute une population d'antiracistes, de gens qui sont venus parce que, fondamentalement, la majorité du peuple français n'est pas raciste et qui voulait montrer sa solidarité avec les différents faits divers qui ont pu toucher la communauté noire, principalement aux États-Unis, et par rattachement, sans trop connaître l'affaire, sa solidarité dans l'affaire d'Adama Traoré. Vous aviez donc ce public-là et vous aviez différentes mouvances. Il y avait d'abord une grande partie de militants d'extrême gauche qui soutiennent tous ces courants, qui sont dans toutes les luttes antiracistes. Il y avait aussi des militants de l'ultragauche, des « antifas » ou des « autonomes », et qui, eux, venaient faire ce qu'ils appellent "la critique de la marchandise" en cassant les vitrines et en pillant, puisque c'est leur stratégie politique. Vous aviez enfin les « indigénistes ».

 

Alors justement, arrêtons-nous sur les mots "indigénistes" et « racialistes" qui sont un peu nouveaux en France. Expliquez-nous de quoi il s’agit…

 

Le « racialisme » est un terme qui était au départ appliqué à l'extrême droite et qui désigne ceux qui prônent une forme d'apartheid, c’est-à-dire la séparation. Vous avez dans l'extrême droite deux formes de racisme. Vous avez un racisme suprémaciste qui considère que la race blanche est au-dessus des autres et que les autres doivent lui obéir. Et vous avez un racisme différentialiste qu'on appelle également "racialisme", qui considère que toutes les races se valent, mais qu'elles doivent être séparées. Quand on parle de « racialisme », on parle de gens qui prônent la séparation. Les idées des indigénistes racialistes sont très proches de celles qui sont promues par la nouvelle droite depuis de nombreuses années. On voit bien des ressemblances très fortes entre ces idées-là puisqu'il s'agit de séparer les races dans tous les cas. Les indigénistes qui sont issus des territoires de la République, comme ils le disent eux-mêmes, considèrent qu'ils sont "racisés", c’est-à-dire que par la couleur de leur peau, par leur look, il y a quelque chose en eux qui fait qu'ils ne sont pas comme les autres et qu'on les « racise ». Ils désirent donc s'organiser de façon indépendante, ils veulent se séparer du reste de la République et faire payer les blancs, en l’occurrence les Français.

 

Donc il y a chez eux une sorte de racisme anti-blanc ?

 

Disons qu'on est sur une frontière dangereuse. Peut-on accuser de racisme des gens qui luttent contre le racisme ? Qu'est-ce que c'est, le racisme ? Le racisme consiste à stigmatiser quelqu'un pour la couleur de sa peau. Vous êtes noir, donc vous êtes mon ennemi. C'est la logique des racistes. À partir du moment où vous dites que tous les blancs sont responsables de l'esclavage, que tous les blancs doivent payer pour ce qui a été fait au XVIIème siècle par les négriers, vous ne critiquez pas une attitude, vous ne critiquez pas une position. Il y a des Français racistes et des Français antiracistes, mais vous considérez que tout blanc est par nature raciste. Donc c'est une forme de racisme, évidemment ! C'est un racisme anti-blanc, cela existe aussi. Il y a un racisme anti-noir qui est réel, il y a un antisémitisme qui est réel, et vous avez un racisme anti-blanc. C'est vrai que, en bonne logique, malheureusement, il y a des racistes dans toutes les races. Donc vous avez des racistes chez les noirs et chez les blancs.

 

Je suis d'une génération qui a été marquée par "Touche pas à mon pote". La manifestation de samedi est très loin de ça ? 

 

Mais oui, hélas. Ce qu'on vit depuis le début des années 2000, c'est une communautarisation de la société. "Touche pas à mon pote" partait d'un projet laïc de réunion des Français, les noirs, les beurs, les blancs, les juifs, tout le monde uni pour faire la France, unis derrière des valeurs, derrière l'esprit des Lumières, derrière la laïcité. Le projet de SOS Racisme était très sympathique, alors qu'aujourd'hui chacun est dans son canal, chacun est dans son univers, chacun est dans son territoire avec des frontières fermées.

 

Avec parfois une concurrence entre ces minorités ?

 

Il y a une concurrence victimaire évidemment très forte ! Chacun est dans son clan. Ce ne sont plus du tout les tribus ouvertes qu'on pouvait voir auparavant. Il s'agit de clans très fermés, de communautés.

 

Mais que s'est-il passé ? Est-ce que les associations antiracistes comme SOS Racisme ont failli? Ont-elles déçu ? Voire trahi les gens pour lesquels elles se battaient ?

 

J'ai l'impression que ces associations se sont trop rapprochées du pouvoir (à l'époque, c'était Mitterrand) et qu'elles ont semblé trop consensuelles. Pour qu'une idée reste vivace dans un pays, il faut qu'elle vienne de la base. Dès lors qu'on a l'impression qu'elle est associée à l'État, dès lors qu'elle est associée à la structure, elle perd de son influence. Tous les mouvements qu'on voit aujourd'hui en France, ils naissent dans les années 2000, c’est-à-dire aux alentours de 2004. Si vous prenez la Ligue de défense noire africaine dont on parle beaucoup aujourd'hui, ce mouvement séparatiste noir est quelque part l'héritier d'un mouvement né en 2004 qui s'appelait La Tribu Ka de Kémi Séba.

Kémi Séba était déjà sur ces positions-là, c’est-à-dire des positions d'affirmations nationalistes noires, disant par exemple que les noirs d'aujourd'hui étaient les héritiers des pharaons égyptiens, ce qui est une thèse historique discutable, mais qui était celle que Kémi Séba défendait. C'est ce que l'on appelle le "kémitisme". Et aujourd'hui, la Ligue de défense noire africaine est sur les mêmes positions.

Si vous regardez bien le parti des "Indigènes de la République" qui est aujourd'hui le parti emblématique de tous ces courants-là puisqu'il rassemble tous les différents communautarismes, ce parti-là est né en 2005. C'est en 2004-2005 que l'on voit tout à coup cet élan généreux de SOS Racisme se transformer en une multitude de petites chapelles en concurrence les unes avec les autres, chacun défendant une identité. Ce qui est très curieux et intéressant à observer avec les indigènes ou avec la Ligue de défense noire africaine, c'est la mise en avant de la race.

 

Un mot devenu tabou en France, qu'on n'ose plus employer...

 

Mot qui a toujours été tabou. L'idée même de définir quelqu'un par la couleur de sa peau est contraire à l'idéal républicain, à l'idéal des Lumières, à la laïcité. C'est absolument contraire à tout cela. L'idée que des gens qui ont été victimes du racisme puissent mettre en avant une race contre les autres, c'est dommage parce que le vrai rassemblement serait justement qu'on oublie la couleur de la peau. On les entend dire "nous sommes racisés, nous devons nous organiser de façon séparée, la France est 'négrophobe', il y a un racisme systémique." Évidemment, c'est le fait de minorités, c'est le fait de groupes extrémistes. Une majorité de gens qui sont d'origine africaine, ou "afro descendants" (c'est le terme lancé récemment) ont envie de s'intégrer, de gagner leur vie et d'exister avec les autres. Ce serait d'ailleurs formidable si on pouvait arriver à cette mixité.

 

Est-ce justement parce que ce mouvement s'est construit et avance sans les associations classiques contre le racisme qu'on assiste à des dérapages comme les « sales juifs » scandés dans les cortèges ? Même si en parallèle, et on l'a moins vu, Assa Traoré a aussi déclaré "nous sommes tous chrétiens, juifs, musulmans, nous sommes tous français"

 

Je pense que c'est déjà pas mal ce qu'a fait Assa Traoré. D'ailleurs, cette femme est assez paradoxale. Elle tient des propos très virulents et en même temps elle est souvent une force d'apaisement. Lorsque des autonomes ont essayé de casser des vitrines, on a vu des militants noirs du comité Adama qui les empêchaient de le faire, qui s'interposaient entre les casseurs et les vitrines.

Maintenant, ce qui est hallucinant, c'est d'entendre des slogans racistes dans une manifestation antiraciste. Cela renvoie à l'hétérogénéité de cette foule. Moi, ce qui m'a le plus choqué, c'est que personne ne dise rien. Et puis, lorsque ces types-là, qui ne sont pas nombreux, crient "sales juifs", ils veulent insulter « Génération identitaire », c’est-à-dire des militants d'extrême droite, or, on sait bien que les militants d'extrême droite sont, eux-mêmes, par tradition, très hostiles au judaïsme, c'est le moins qu'on puisse dire.

 

On a aussi vu des drapeaux palestiniens... On mélange tout dans ces rassemblements ?

 

Ce sont des mouvements où l'on mélange un peu tout parce ce que vous avez plusieurs communautés. Là, en l'occurrence, on était dans une manifestation principalement composée de militants nationalistes noirs qui, pour certains, sont effectivement antisémites. Ça a été le cas de la Tribu Ka. Je vous rappelle que la Tribu Ka, en mai 2006, avait fait une sorte de cortège très inquiétant rue des Rosiers, à Paris, et avait terrorisé la population. Elle avait d'ailleurs été dissoute à cause de ses activités très violentes, de ses commandos et de son ambiguïté. Tout cela est présent dans la communauté noire. Dieudonné, on ne l'entend pas, mais il incarne une sensibilité qui existe véritablement, une sensibilité vraiment très hostile au judaïsme qui est réelle dans la communauté noire.

Pour ce qui est de la cause palestinienne, c'est plus ambigu parce que vous avez aussi des militants d'extrême gauche et vous avez de l'antisionisme. Au fond, ce à quoi on assiste ces dernières années, c'est une remontée en puissance incroyable de l'extrême gauche qui a su surfer sur tous ces mouvements et qui les accompagne. Dans ce rassemblement, il faut bien voir que l'extrême droite était sur un toit pour se plaindre et l'extrême gauche, elle, était dans la rue aux côtés de tous ces militants pour faire avancer ces luttes.

 

Le constat vous semble-t-il inquiétant ? Joseph Gallard, vice-président du Think Tank "Droite de demain" écrit dans Valeurs Actuelles : "Le conflit civil n'aura jamais semblé aussi proche."

Est-ce qu'on en est là ?

 

Non, je ne crois pas. Il ne faut pas exagérer. Jérôme Fourquet parlait de "l'archipel français", la formule me paraît très juste. Il y a une communautarisation de la société et c'est vrai qu'on est dans ce moment où l'identité française est en question. Les Français eux-mêmes s'interrogent sur leur identité. Vous avez aujourd'hui une France qui est une mosaïque de communautés dont certaines veulent prendre le dessus. D'où l'existence des identitaires.

Le mot identitaire est intéressant d'ailleurs. Qu'est-ce qu'il veut dire ? Il veut dire qu'on est plus que nationaliste. On revendique une forme d'être là, une forme de présence au monde. On est dans ce moment épidermique identitaire qui pourrait profiter au populisme.

 

Vous ne croyez pas au risque d'explosion, au risque d'affrontements entre ces différentes France ?

 

Non, je ne crois pas. Les crises sociales ou les grands mouvements sociaux partent en général d'un élément déclencheur, comme un fait divers. Aux États-Unis, c'est un fait divers qui va déclencher une vague des émeutes raciales. En France, il manque le fait divers. Il y a eu l'affaire Traoré mais elle date de 2016 et c'est une affaire complexe. Ce n'est pas du tout aussi frappant que Floyd, où un homme en assassine un autre en direct devant des caméras, et où on assiste tous au film. Dans le cas de Traoré, les choses sont évidemment beaucoup plus compliquées.

Je ne crois pas qu'on aille vers une conflagration, vers une déflagration. Je pense que tout cela profite à l'extrême droite et indéniablement au populisme. Le populisme en France pourrait bien connaître un moment de gloire dans les années qui viennent. On risque de voir quelque chose qu'on voit aux États-Unis aujourd'hui, c'est qu'il y a deux France. Vous avez cette France des minorités qui font beaucoup de bruit, qui descendent dans la rue, tous ces groupes, ce mouvement, ce grouillement. Et puis, vous avez une espèce de France qui, elle, ne veut pas bouger et qui est très effrayée par cette agitation.

 

Face à tout cela, Emmanuel Macron a tardé à réagir mais il a fini par s'exprimer dimanche soir. Il a eu des mots forts contre le racisme. Il a eu des mots forts pour les policiers et les gendarmes. Il a formulé un refus net des déboulonnages de statues pour ne pas nier notre histoire. Le message est-il suffisant ?

 

Ce sont des choses différentes. Vous avez la dénonciation des violences racistes. Et là, évidemment, vous voyez bien l'outrance des slogans qui parlent d'un racisme policier systémique. Il ne faut pas exagérer, il y a des policiers racistes et heureusement beaucoup de policiers qui ne sont pas racistes. D'ailleurs, lors de l'arrestation d'Adama Traoré, certains des gendarmes étaient noirs. On peut dénoncer des violences policières, mais racistes ce n'est pas évident.

Quant à la dénonciation des violences policières, elle est uniquement le fait de l'extrême gauche et principalement de l'ultragauche qui est dans une tradition anarchiste de dénonciation de la police. On est dans quelque chose de très ancien qui est présent en permanence. Et j’insiste : tout cela est relativement minoritaire mais il y a des faits divers qui vont grossir le phénomène. Si on voulait essayer d'apporter un peu de sagesse, il faudrait dire que les gens qui crient "sales juifs" dans une manifestation antiraciste ne sont peut-être pas plus représentatifs que les policiers racistes. Il n'y a rien de systémique ni d'un côté ni de l'autre, il y a des extrémistes. Mais calmons le jeu dans la mesure où il s'agit quand même de groupes relativement minoritaires.

 

 

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