Coronavirus : « C’est en temps de crise que le respect des droits fondamentaux est encore plus important » selon Dominique Rousseau

Coronavirus : « C’est en temps de crise que le respect des droits fondamentaux est encore plus important » selon Dominique Rousseau

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui, le regard de… Dominique Rousseau, Professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I, auteur de « Radicaliser la démocratie » aux éditions du Seuil.
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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Le constitutionnaliste nous rappelle l’importance en pleine crise de l’exigence constitutionnelle pour protéger les principes fondamentaux de l’État de droit. Le parlement, la Justice, et la presse doivent plus que jamais exercer leur contrôle sur le pouvoir exécutif.

Le Covid-19 est en train de bousculer notre Constitution, nos Institutions, nos lois, le droit français… Tout cela est-il assez solide pour tenir ? Nos Institutions sont-elles suffisamment armées face à une telle crise ?

La Constitution de 1958, oui, est suffisamment armée pour faire face à ce type de situation dans la mesure où le Conseil Constitutionnel a jugé en 1985 que le parlement pouvait établir des régimes d’urgence en dehors de ceux prévus à l’article 16 et en dehors de celui prévu à l’article 36 de la Constitution, c’est-à-dire l’état d’urgence. La Constitution prévoit deux situations : l’article 16, pouvoirs exceptionnels et l’article 36, l’état d’urgence. Mais le Conseil Constitutionnel a donné au parlement compétence pour établir le cas échéant des régimes d’urgence autres que ces deux-là. Donc le Conseil Constitutionnel a laissé la possibilité au parlement de réagir à ces situations de crise. C’est ce qu’il a fait lorsqu’il a réactualisé la loi de 1955 sur l’état d’urgence qu’il a utilisée pour la Nouvelle Calédonie en 1984 et 1985, qu’il a réutilisée lors des émeutes des banlieues en 2005 et qu’il a évidemment réutilisée lors des attentats terroristes en 2015. Lors de ces trois événements, la Constitution a permis de gérer cette situation par l’établissement d’un régime d’état d’urgence sur la base de la loi de 1955. Aujourd’hui la Constitution permet au législateur de prévoir et d’établir un nouveau régime d’état d’urgence, l’état d’urgence sanitaire.

Cette loi sur l’urgence sanitaire vous pose-t-elle question ? Notamment en termes de libertés individuelles ?

Oui, elle me pose question parce que, en l’état actuel de sa rédaction, l’intervention du parlement est très mince par rapport à ce qui était prévu dans l’état d’urgence de 1955. Un exemple : Dans la loi de 1955, c’est-à-dire l’état d’urgence type sécuritaire, le parlement devait autoriser la prolongation de l’état d’urgence au-delà de douze jours. Là, dans la loi actuelle, telle qu’elle a été votée au Sénat, le parlement n’interviendrait qu’au bout de deux mois. Ce qui est, de mon point de vue, excessif. Y compris lorsqu’on compare avec le fameux article 16 que l’on critique beaucoup. L’article 16 prévoit qu’au bout d’un mois, le président de l’Assemblée Nationale et le président du Sénat ont la possibilité de saisir le Conseil Constitutionnel pour qu’il dise si nous sommes toujours en circonstances exceptionnelles. Que l’état d’urgence sanitaire soit décidé par décret en conseil des ministres pour une période de quinze jours, soit ! Mais il faudrait qu’au bout de ces quinze jours le parlement puisse intervenir pour décider s’il est toujours opportun de prolonger l’état d’urgence sanitaire.

Vous voulez dire que l’article 16 aurait été plus protecteur des libertés individuelles ?

C’est peut-être le paradoxe de la situation, puisque cet article 16 prévoit que le Conseil Constitutionnel doit être consulté sur toutes les mesures qui seraient prises par le Président de la République. Ce qui veut dire que le Conseil doit dire si les mesures prises respectent ou non les droits fondamentaux. Là, avec le régime d’état d’urgence sanitaire, la consultation du Conseil Constitutionnel n’est pas prévue. Donc paradoxalement, et bien sûr, il ne faut pas pousser trop loin la comparaison, le rôle du Conseil Constitutionnel et le rôle du parlement sont mieux garantis par l’article 16.

Qu’est-ce que vous y voyez ? Un non-respect du parlement ? 

J’y vois une tentative ou une tentation de profiter de la crise, qui existe bel et bien - il ne s’agit pas de nier la gravité de la situation- mais c’est précisément lorsqu’on est en temps de crise que le respect des droits fondamentaux est encore plus important. C’est là où il y a un danger pour les libertés fondamentales, et par conséquent, c’est à ce moment-là que le respect des principes fondamentaux de l’état de droit, c’est-à-dire le contrôle par le parlement, le contrôle par le juge et le contrôle par la presse doivent être protégés. Qu’on prenne des mesures qui limitent l’exercice des libertés en temps de crise, oui ! Qu’on prenne des mesures qui restreignent la liberté d’aller et venir, celle d’aller manifester, celle d’entreprendre, oui ! À condition, un : que ces mesures soient proportionnées, et deux : qu’elles soient soumises au contrôle du parlement, au contrôle du juge et au contrôle de la presse. La presse a par exemple joué un rôle fondamental en 2015 en pointant les perquisitions, les assignations à résidence, et cela a donné lieu à des procès devant le Conseil d’État, y compris devant le Conseil Constitutionnel. 

Mais quoiqu’on pense de cet exécutif, il est républicain. Nous n’avons pas de dictateur à la tête du pays. Tout cela est aussi une affaire de confiance. Est-ce que vous avez confiance en cet exécutif ?

La confiance est tout de même un peu malmenée actuellement dans la mesure où on ne peut accorder sa confiance que lorsque la ligne est claire, lisible et cohérente. Or, on peut avoir un doute par exemple lorsque le gouvernement ferme les écoles, les lycées, les bars, les restaurants, interdit les rassemblements et maintient le scrutin municipal. Là, on peut légitimement avoir un doute. Est-ce qu’on peut avoir confiance dans des pouvoirs publics qui d’un côté nous disent : « ne sortez pas ! » et qui de l’autre, nous disent : « sortez pour aller voter ! ». Je remarque qu’on critique beaucoup les Italiens et les Anglais, mais le Premier Ministre anglais a reporté le scrutin municipal qui devait avoir lieu en mai 2020, en mai 2021. La confiance n’est pas là comme ça, a priori. La confiance est construite par la cohérence d’une politique suivie par les pouvoirs publics. Or, là, la cohérence manque et peut abîmer la confiance que l’on devrait avoir dans ces moments de crise dans les pouvoirs publics.

Vous évoquez les élections municipales, on a donc eu un 1er tour, le 2e tour est reporté. Cela rend-il caduc ce scrutin d’un point de vue constitutionnel ?

D’un point de vue constitutionnel, le principe de sincérité et le principe de légalité rendent caduques ces élections. D’ailleurs, on voit bien que le gouvernement recule. Il avait dit dans un premier temps : on valide les résultats du premier tour et ceux qui ont été élus se réunissent ce week-end pour élire le maire, maintenant il dit le contraire. Je crois que la logique constitutionnelle devrait conduire à annuler les résultats du premier tour et à reporter le scrutin en mars 2021. Bien entendu, ceux qui ont été élus et ceux qui sont arrivés en tête ne seraient pas contents, je le comprends parfaitement, mais entre les intérêts particuliers des partis politiques et l’intérêt général que l’on met en avant depuis maintenant quinze jours, l’impératif de la sécurité sanitaire conduit à faire plier les intérêts politiques particuliers. Je crois que même le Conseil d’État a rendu un avis dans lequel il disait que si le second tour ne peut avoir lieu au mois de juin, il faudra se poser la question de la réorganisation globale du scrutin municipal.

Et de tous les autres scrutins ? Notamment des élections sénatoriales ?

Et évidemment oui, de décaler les élections sénatoriales qui devaient avoir lieu en septembre prochain. Mais je vous rappelle que c’est déjà arrivé ! Les élections municipales qui devaient avoir lieu en mars 2007 ont été repoussées en mars 2008, et les élections sénatoriales ont également été décalées. À l’époque, le Conseil Constitutionnel a validé le report d’un an de l’élection municipale et a également validé la prolongation du mandat des sénateurs. Donc il n’y aurait aucun risque à reporter d’un an les élections municipales et à décaler en proportion les élections sénatoriales. En revanche, il y a un risque constitutionnel à considérer comme acquis les résultats du premier tour. Le scrutin municipal, c’est un scrutin à deux tours, donc le deuxième tour est lié au premier, ce n’est pas un acte détachable du second tour.

Cela signifie qu’il pourrait y avoir des recours légitimes ?

Absolument. Il pourrait y avoir des recours des candidats contre le décret repoussant l’élection des maires pour ceux qui ont été élus dès dimanche. Il pourrait y avoir des recours contre le décret qui va reporter les élections, et par ricochet le justiciable pourrait saisir le Conseil Constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Le parlement joue-t-il correctement son rôle ? Sans opposition systématique ? Sans posture politique ? Tout cela fonctionne-t-il globalement bien ?

Dans le cadre actuel, et pour reprendre votre formule, tout cela fonctionne globalement bien. Ce qu’on peut reprocher en revanche, c’est la pression exercée par certains hommes politiques et plus particulièrement le Sénat sur le Président de la République pour qu’il ne reporte pas le mode de scrutin. Les parlementaires, comme le pouvoir exécutif, comme l’ensemble de la société n’ont peut-être pas suffisamment pris conscience assez tôt de la gravité de la situation. Mais si on regarde depuis deux ou trois jours, les parlementaires ont fait preuve de responsabilité dans leur discours. Même l’opposition ! Elle a d’ailleurs eu raison de faire observer que même en période de crise, il ne faut pas en profiter pour remettre en cause les droits fondamentaux, mais il faut au contraire mieux les respecter. Vous ne pouvez mobiliser une société que si vous dites Attention !  

De mémoire de constitutionnaliste, a-t-on jamais vu pareille situation ?

De mémoire de constitutionnaliste sous la Ve République, non ! Même pendant la guerre d’Algérie où il y a eu de graves attentats comme celui du Petit Clamart contre le Général de Gaulle, même en mai 68, l’article 16 n’a pas été appliqué, le régime d’état d’urgence n’a pas été appliqué. Même en 2015, avec les attentats terroristes il n’y a pas eu de confinement. Les gens sortaient et sortaient même davantage pour montrer leur résistance au terrorisme. Si je regarde l’histoire de la IVe ou de la IIIe République, je ne retrouve pas de situation comparable. Même dans les périodes de guerre, les gens pouvaient sortir. Là, on ne peut pas sortir ! Donc la situation est objectivement grave. Et l’ensemble des responsables politiques, aujourd’hui, en prennent conscience. On n’a pas entendu de responsables du PCF, de la droite ou des Insoumis s’opposer frontalement aux mesures qui sont prises. Tout le monde est d’accord pour qu’il y ait des limitations à l’exercice des libertés pendant l’état d’urgence sanitaire. Tout le monde est d’accord pour qu’il y ait des contrôles du respect du confinement. Il y a unanimité. Là où les nuances peuvent jouer, c’est sur la gravité des limitations, la proportionnalité de la limitation de l’exercice des libertés. D’où l’importance du contrôle du parlement. Je me souviens que Jean-Jacques Urvoas qui était président de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale avait transformé la Commission des lois en Commission de contrôle et de suivi des mesures prises par l’état d’urgence et il avait fait un travail remarquable de contrôle des mesures prises par les préfets, dans les départements et les régions. Plus les pouvoirs sont concentrés entre les mains de l’exécutif, plus les pouvoirs de contrôle doivent être importants. Contrôle du parlement, contrôle des juges, contrôle de la presse. Et il est important que les parlementaires continuent à siéger et à exercer ce rôle de contrôle de l’exécutif.

Cette crise devra-t-elle déboucher sur une réforme constitutionnelle ? Est-ce que cela doit déjà faire partie de notre réflexion aujourd’hui ?

Oui, là encore, je pense qu’il faut qu’on ait une Justice indépendante du pouvoir politique, précisément pour être mieux à même de contrôler les limitations des libertés par le pouvoir politique. Et quand je dis Justice, je pense aussi au Conseil Constitutionnel dans son mode de composition. Je pense aussi au mode de désignation des députés. Le fonctionnement du parlement, le scrutin proportionnel, qui encouragent les compromis plutôt que l’affrontement, sont dans des moments de crise, des nécessités. Donc l’indépendance de la Justice, l’indépendance du parlement me semblent être les points importants d’une prochaine réforme constitutionnelle.

Une réforme était bien en cours, elle a été repoussée… Si cette révision avait été votée en temps et en heure, cela aurait changé quelque chose à la situation que nous vivons ?

Il est possible, oui, que si la réforme constitutionnelle avait été votée, les conditions de mises en place de l’état d’urgence sanitaire auraient été modifiées. Par exemple, sur la nécessité de consulter le Conseil Constitutionnel, puisque la loi sur l’urgence sanitaire dit que le premier ministre après consultation du conseil scientifique pourra limiter l’exercice des libertés fondamentales. Or, le Conseil Constitutionnel est, c’est la Constitution qui le dit, ce n’est pas moi, le gardien des droits et des libertés garantis par la Constitution. Donc, il aurait été logique de prévoir dans la Constitution, que lorsque l’état d’urgence est déclaré et que des mesures attentatoires aux libertés sont prises par le pouvoir exécutif, il y a l’obligation de consulter préalablement le Conseil Constitutionnel pour que celui-ci dise si ces limitations sont proportionnées ou non à la situation de crise. S’il y avait eu révision de la Constitution on aurait pu prévoir l’intervention préalable du Conseil Constitutionnel comme elle est prévue dans l’article 16 de la Constitution.

Quel enseignement en tirez-vous ? Que l’on est donc moins bien armé face à cette crise ?

On est moins bien armés parce qu’on ne sait pas utiliser les outils à temps, et ne sachant pas utiliser les outils à temps, on est obligé ensuite de prendre des outils disproportionnés. Il existait des outils, on ne les a pas pris. La question ne dépend pas toujours des textes constitutionnels mais de la manière dont on les utilise ou dont on ne les utilise pas. Il y a un point d’interrogation constitutionnel et même plus général : Attention à ne pas passer d’un état d’urgence à un autre état d’urgence ! Il y a l’état d’urgence sanitaire, il y a eu l’état d’urgence sécuritaire et pourquoi pas demain l’état d’urgence climatique ? Et pourquoi pas après-demain l’état d’urgence sociale ? Nous sommes dans un moment historique où finalement, nous ne sommes confrontés qu’à des urgences ! Urgence de se protéger contre des attentats, urgence de se protéger contre la maladie, urgence de se protéger contre la dégradation du climat, urgence de se protéger contre les injustices et les inégalités. L’urgence est partout. Donc il ne faudrait pas que cette situation d’urgence devienne permanente. Ce risque d’état d’urgence permanent existe. Et parce que ce risque-là existe, l’exigence constitutionnelle est encore plus forte ! Lorsque cette crise sera terminée, les écologistes pourront dire qu’il y a aussi une urgence climatique et qu’il faut déclarer un état d’urgence environnementale pour porter atteinte à la liberté de circuler parce que cela pollue. Et les syndicats pourront dire qu’il y a une urgence sociale parce qu’il y a une fracture sociale importante. Donc attention à ne pas multiplier les états d’urgence et exigeons qu’il y ait le respect des principes fondamentaux de l’état de droit : contrôle du parlement, contrôle d’une Justice indépendante et contrôle de la presse, elle aussi indépendante.

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