Isabelle Méjean : « On se met à vouloir tout produire en France, mais il y a un coût »

Isabelle Méjean : « On se met à vouloir tout produire en France, mais il y a un coût »

Entretien avec Isabelle Méjean, économiste, professeur à l'Ecole polytechnique, lauréate du prix Meilleur jeune économiste 2020.
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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14 min

Publié le

Depuis la crise-Covid, tout le monde n'a plus qu'un mot à la bouche, c'est « relocaliser », « relocaliser », « relocaliser ». À tort, selon vous ?

À tort, je ne sais pas. Mais j'ai l'impression qu'on entend beaucoup cela sur plein de sujets différents, sans beaucoup de précisions sur ce qu'on veut relocaliser. Mon discours, c'est de dire : on ne relocalise pas la même chose selon les différents objectifs que l'on veut atteindre. C'est très important de bien préciser quels sont les objectifs visés et, après, de spécifier quels sont les types d'activités que l'on veut localiser ou relocaliser, selon le cas. Dans les débats, on a parlé d'objectifs très nombreux mais qui ne sont pas du tout compatibles les uns avec les autres.

Pendant des décennies, la logique était : si je peux fabriquer ailleurs moins cher, je le fais. Aujourd'hui, la petite musique, c'est : fabriquons en France, on verra pour les coûts. Est-ce que vous craignez que l'on tombe dans l'extrême inverse, presque dans une forme d'idéologie de la relocalisation ?

Non, il faut qu'il y ait un effet massif pour que l'on arrive à ces extrêmes-là, et je ne pense pas qu'on arrivera à un changement complet de modèle. On reste un pays dans un marché unique, donc le commerce reste quand même une partie importante de notre fonctionnement et qui nous apporte des bénéfices importants. Il n'est pas question de revenir sur cela.

Vous avez prononcé le mot « localiser » quand je vous parlais de « relocaliser », expliquez-nous la différence? 

Dans la notion de relocalisation, il y a l'idée qu'il s'agit d'activités qui étaient produites en France avant, qui ont été ensuite déplacées, souvent dans des pays qui ont des coûts du travail moins élevés et qu'on essaierait de rapatrier en France. Le textile est un bon exemple. C'est une industrie qui a été très fortement délocalisée. On produit très peu de textiles en France aujourd'hui, on produit sur des niches très particulières, plutôt le luxe, etc... Mais le gros du textile est produit dans des pays émergents, à un coût du travail beaucoup plus faible, parce que c'est une industrie qui est très intensive en travail. Donc, si on veut relocaliser ce type d'industrie, c'est très différent que de localiser des activités, c’est-à-dire d'essayer plus largement d'augmenter l'attractivité de la France, de créer de l'emploi et de l'activité sur des industries.

Lesquelles, par exemple ? Dans quels types de secteurs pourrions-nous localiser ?

Le commerce international repose sur cette notion que les pays ne savent pas faire aussi bien les mêmes choses, que certains pays ont plutôt un avantage comparatif sur des biens très intensifs en travail parce que le coût du travail y est faible, mais que d'autres pays ont plutôt un avantage comparatif sur des productions qui sont plus intensives en capital, en technologie ou en travail qualifié. De ce point de vue là, on considère que la France est plutôt un pays qui a un avantage comparatif sur des activités à fort contenu en technologies, en travail qualifié. C'est donc plus facile de créer des activités dans ces domaines-là : l'aéronautique, le matériel de transport, la chimie, la pharmacie, ce genre d'activité où il y a un contenu en technologie, en innovation et en travail qualifié, qui est plus important que dans d'autres secteurs où le coût va beaucoup dépendre du coût du travail par exemple.

Pourrions-nous par exemple localiser des activités en lien avec la transition écologique ? Avons-nous ces capacités-là en France ?

Oui, je pense que c'est quelque chose sur lequel il faut miser parce qu'on voit bien que la transition écologique nécessite des ruptures technologiques. Ce sont des activités qui n'existent pas beaucoup aujourd'hui et qui sont destinées à exister beaucoup plus dans le futur. Or, il se trouve que sur ces questions-là, en Europe, on a plutôt un avantage parce qu'on a eu un peu plus tôt que d'autres pays une politique très volontariste de transition écologique. Il y a des incitations fortes qui sont faites, des dépenses importantes qui sont engagées dans la technologie et dans la recherche et le développement sur des technologies de rupture écologique. De ce point de vue là, il y a quand même une fenêtre de tir qui consiste à dire : faisons des investissements massifs qui vont nous permettre de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, de réduire notre empreinte carbone, en misant aussi sur le fait que dans le futur, d'autres pays se joindront à nous. On espère quand même que ce sera rapidement un mouvement beaucoup plus important mais, à ce moment-là, ce sera important du point de vue du pur avantage comparatif d'avoir déjà développé des compétences. C'est pour cela je pense que ce sont des investissements qui peuvent être rentables, à la fois pour des objectifs premiers qui sont la transition écologique, mais aussi qui peuvent constituer dans le futur une source d'avantages comparatifs pour des entreprises qui auront très tôt investi dans des technologies qui aujourd'hui sont peu rentables mais qui le deviendront dans le futur.

Est-ce que cela pourrait même rééquilibrer les rapports de force dans les échanges internationaux ? Nous deviendrions puissants dans certains domaines et cela nous donnerait un avantage commercial stratégique ?

Mais l'Europe est déjà une puissance commerciale très importante. On a déjà des avantages comparatifs très forts sur certains domaines. On a beaucoup parlé du secteur pharmaceutique pendant la crise, c'est justement un secteur où il y a un avantage comparatif historique très fort de l'Europe. Les États-Unis et l'Europe produisent une grande quantité de produits pharmaceutiques.

On a pourtant tendance à s’autoflageller...

Oui, on a tendance à beaucoup exagérer. L'Europe est une très grosse puissance commerciale. En revanche, la France dans l'Europe n'est pas dans une position de compétitivité très bonne. Si on commence à se comparer à l'intérieur de l'Europe, c'est sûr que la comparaison n'est pas toujours aussi flatteuse. Mais l'avantage comparatif de l'Europe, il existe aujourd'hui. Il va évoluer parce que c'est quelque chose qui évolue au cours du temps. C'est vrai en Chine, comme c'est vrai en Europe. C'est donc important de réfléchir à ces questions en ayant vraiment un regard sur l'avenir, parce que c'est comme cela qu'on construit des avantages et que l'on accumule des parts de marché sur des activités très pérennes.

Je vais quand même aller un peu dans l'autoflagellation parce que cette crise Covid nous a fait découvrir que certains de nos médicaments basiques, et notamment le paracétamol, étaient fabriqués en Chine. Cela a été un choc pour beaucoup de Français... Et pour vous, dans les milieux économiques ?

Pour nous, ce n'était évidemment pas une surprise, mais c'est mon domaine de recherche. La pharmacie est un secteur qui est extrêmement concentré. Le paracétamol est uniquement produit en Chine, les produits à base d'insuline sont produits uniquement en Europe, les États-Unis sont très spécialisés sur les médicaments à base de morphine. C'est un secteur qui génère des économies d'échelle très importantes. Cela coûte beaucoup moins cher de produire de manière très concentrée les produits pharmaceutiques, c'est ce qui explique que c'est un secteur où, effectivement, il y a des niveaux de concentration de la production très importants. Plus généralement, toutes les questions de commerce international ont beaucoup évolué dans les 20 dernières années, il y a eu des bouleversements majeurs. La Chine est entrée massivement dans le commerce international. Quand vous avez un pays comme ça qui s'ouvre au commerce international, qui accumule des taux de croissance très importants pendant 15 ans en tirant beaucoup sa croissance sur le commerce international, cela change tout. Ce qui change tout aussi, c'est la construction européenne, le marché unique, l'union monétaire, le fonctionnement de la zone euro. On a eu également notre révolution, c'est ce qu'on appelle la fragmentation des chaînes de valeur, c’est-à-dire le fait qu'aujourd'hui, on produit les biens de consommation finale sous forme de chaînes de production, avec des étapes qui sont fragmentées, qui sont produites dans différents pays. On a beaucoup internationalisé les chaînes de production. Tous ces phénomènes ont amené les économistes à changer leur vision du commerce international. D'ailleurs c'est intéressant de voir qu'à l'occasion de cette crise, le commerce international n'a pas trop mal marché. On était quand même dans des économies qui ne produisaient plus, en France, on ne produisait plus, mais on a continué à échanger.

Vous parlez du confinement ?

Oui, les individus ne pouvaient plus voyager. Le transport d'individus à l'échelle internationale était quasiment à l'arrêt, mais on a continué à livrer des masques. C'est pour cela que le problème des masques a été finalement assez vite résolu. Ce n'est pas parce qu'on s'est mis à produire un petit peu de masques en France - même si c'est très bien - mais c'est parce qu’on a réussi à s'assurer des approvisionnements massifs en Chine, que ces approvisionnements sont arrivés et que cela a été transporté. C'est assez étonnant que les questions de commerce international aient autant focalisé l'attention alors que finalement, la plupart des choses dont on discute sont des problèmes qui étaient préexistants à la crise. En ce qui me concerne, la crise n'a pas beaucoup changé mon opinion sur ce qu'il faut faire en termes de politique économique.

Les lignes doivent-elles alors bouger ? Quels enseignements doit-on tirer ? Pour reprendre l'exemple du paracétamol, doit-on stopper cette production uniquement chinoise ?

C'est toute la question de la souveraineté stratégique, c’est-à-dire qu'on peut penser que sur certains biens c'est important d'être capable de produire domestiquement. On le fait sur la défense, donc pourquoi pas se dire que le paracétamol est un bien suffisamment stratégique et important pour que l'on ait intérêt à s'assurer une production locale. La difficulté dans ces questions-là, c'est que lorsqu'on commence à réfléchir de cette manière, c'est très facile de considérer qu'il y a énormément de biens stratégiques, parce que finalement, il y a beaucoup de choses dont on a besoin pour vivre au quotidien. Très rapidement, on va se dire : l'agroalimentaire, c'est stratégique, la pharmacie, c'est stratégique, certains biens de capital sont stratégiques, etc... Finalement, on se met à vouloir tout produire domestiquement, mais il y a un coût, il faut le rappeler. Ce qu'on va relocaliser pour des raisons stratégiques va être produit à un coût plus élevé en France. Et puis il y a un deuxième problème, c'est que sur un certain nombre de biens, si on veut vraiment une indépendance stratégique, il faut relocaliser toute la chaîne de production. Et comme je vous l'ai dit tout à l'heure, la chaîne de production est fragmentée. Donc, il ne suffit pas de dire : la dernière étape, je la relocalise en France, parce que si vous n'avez pas les intrants pour produire en France, vous n'avez pas d'indépendance stratégique. Je vous donne un exemple : pendant la crise, les États-Unis ne voulaient plus exporter les masques FFP2 vers le Canada. Le Canada a dit : "d'accord, mais c'est nous qui produisons les filtres qui sont dans ces masques." C'est une anecdote, mais cela montre qu'aujourd'hui, la plupart des choses qu'on achète sont des biens qui ont une nationalité très difficile à définir. C'est un gros problème statistique de définir ce qu'est la nationalité d'un bien, parce qu'aujourd'hui, on produit des biens avec plein de morceaux qui sont produits dans des endroits différents. Être indépendant stratégiquement aujourd'hui sur la production, cela suppose de relocaliser des centaines d'entreprises en France. C'est donc très compliqué.

N'y a-t-il pas des alternatives ?

L'alternative, c'est de faire des stocks stratégiques. On peut se couvrir contre des risques d'approvisionnements sur certains biens en ayant des stocks stratégiques plus importants. Le problème, et on l'a vu, c'est de définir quel est le niveau du stock stratégique nécessaire. C'est très compliqué parce qu'il faut anticiper quelle sera la prochaine crise. Aujourd'hui, il va y avoir des masques partout, des respirateurs, etc... Il n'y a pas de problème. Mais est-ce que la prochaine pandémie impliquera des maladies respiratoires ? Je n'en ai aucune idée. Cela relève de l'analyse du risque et des risques extrêmes, c'est un métier et c'est cette expertise qu'il faut mobiliser, plus que celle de l'économie.

Lorsqu'on parle d'indépendance stratégique, faut-il la concevoir à l'échelle européenne ou française ? Parce qu'au sein même de l'Europe, on ne se fait pas de cadeaux...

Si on parle d'indépendance stratégique, ça me semble difficile de parler au niveau national. C'est au niveau européen qu'il faut raisonner. C'est même plus facile parce qu'il faut bien voir que la plupart des choses qu'on importe aujourd'hui sont importées d'Europe. 60% du commerce extérieur de la France se fait uniquement à l'intérieur de l'Europe. On focalise beaucoup, parce que c'est frappant, sur des biens très spécifiques qui sont importés massivement de pays asiatiques ou des États-Unis, mais c'est une très petite proportion de ce qu'on consomme. La plupart des choses que l'on importe sont produites en Europe, et on produit ces biens dans des chaînes de valeur fragmentées. L'Europe se caractérise par un niveau de régionalisme sur ces chaînes de valeur qui est plus important que dans le reste du monde. Le marché unique et le fait de s'intégrer entre des pays très avancés technologiquement et des pays avec des niveaux de salaires faibles a aussi permis de développer des chaînes de valeur à l'échelle régionale qui sont très intégrées. Cela ne veut pas dire qu'on n'a pas des dépendances fortes sur certains biens particuliers, on a effectivement des dépendances très importantes vis-à-vis du reste du monde, en dehors de l'Europe, mais le gros de ce qu'on fait, c'est à l'échelle européenne. En termes de souveraineté stratégique, je pense que la bonne échelle, c'est vraiment l'échelle européenne.

En revanche, on a un problème sur l'emploi ?

Oui, on a beaucoup parlé de souveraineté stratégique, mais le problème majeur qu'on essaie de traiter, c'est celui de l'emploi. Et le problème de l'emploi n'a absolument rien à voir avec le paracétamol ou les masques. C'est un problème qui est lié en partie à un manque de compétitivité de l'économie française vis-à-vis de ses partenaires européens. C'est un problème qui est identifié depuis longtemps, ce n'est pas une nouveauté qu'on réalise avec la crise. On sait qu'il y a une détérioration de nos parts de marché à l'international qui est plus importante que dans d'autres pays européens. On a eu un niveau de baisse de l'emploi manufacturier qui est assez important. Le diagnostic a été fait il y a longtemps. Il y a eu une série de mesures qui ont essayé de contrer ce problème-là. La difficulté, c'est qu'on n'a pas trouvé de solution miracle pour l'instant. Et je pense que c'est très important d'insister sur le fait que c'est un problème qui concerne très peu le rapport de la France avec la Chine ou l'Asie en général. C'est vraiment un problème qui a une dimension européenne très forte et notamment vis-à-vis de l'Allemagne.

 

Lire notre entretien avec Frédéric Lenoir : « On écrase les individus au nom de la rentabilité »

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