Julia Cagé : « Ce n’est pas le travail d’un journaliste de suivre les réseaux sociaux »

Julia Cagé : « Ce n’est pas le travail d’un journaliste de suivre les réseaux sociaux »

Entretien avec Julia Cagé, économiste, coauteure avec l’avocat Benoît Huet de « L’information est un bien public ».
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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16 min

Publié le

La rédaction de « Science & Vie » se vide de ses journalistes à cause des méthodes de leur nouveau propriétaire Reworld Media. Ce cas est-il révélateur d’une tendance inquiétante dans les médias français ?

Oui, il est révélateur d’une double tendance inquiétante. La première, c’est de produire de l’information qui n’en est plus, puisque l’idée, c’est de produire de l’information sans journalistes. Reworld a vraiment poussé au bout la logique en remplaçant les journalistes, et en l’assumant d’ailleurs, par ce qu’il appelle des managers de contenus. L’idée, c’est d’aller faire du copier-coller d’autres contenus en ligne et d’abandonner toute idée d’information. L’autre tendance vraiment inquiétante, c’est celle de l’externalisation, et notamment de l’externalisation de tout un ensemble de fonctions qu’on voudrait nous présenter comme des fonctions support, mais qui sont en fait des fonctions indispensables à la fabrication d’un journal, web ou papier.

 

A quoi pensez-vous ?

On l’a vu récemment aux Inrocks, mais il y a plein d’autres exemples dans l’actualité récente. Vous allez prendre les maquettistes ou tous ceux qui sont chargés de faire la correction, la mise en forme, etc.… Vous allez externaliser ces fonctions et ne garder qu’une masse salariale extrêmement réduite pour réduire les coûts. C’est une tendance à faire de l’information low cost. Le problème, c’est que c’est rentable sur le court terme pour les actionnaires, mais ça a un coût immense pour les journalistes, pour tous les salariés des médias, c’est un immense gâchis de talents, et puis ça a un coût pour nous, citoyens, parce que, de ce fait, on est beaucoup moins informés. C’est pour cela qu’avec Benoît Huet, on voulait écrire ce livre pour poser un certain nombre de principes. Ce qui nous semble urgent et nécessaire, c’est que le régulateur intervienne pour rappeler un certain nombre d’évidences. La première de ces évidences, c’est qu’on ne peut pas faire d’information sans journalistes.

 

L’Autorité de la concurrence vient d’autoriser sans conditions le rachat des magazines Prisma par Vivendi. Ce genre d’information semble très loin de nous. Mais qu’est-ce que ça veut dire en réalité ?

En fait, ça va être très près de nous. Les magazines du groupe Prisma représentent un des premiers pôles magazines en France, ce sont des dizaines de magazines et des centaines d’emplois de journalistes. Ils sont donc rachetés par Vivendi, dont l’actionnaire principal est Vincent Bolloré. Et cela inquiète un peu quand on voit le comportement de Vincent Bolloré, actionnaire dans les autres médias dont il a le contrôle, qu’il s’agisse de C8, qu’il s’agisse de Canal +, où l’on a vu au cours des derniers mois un certain nombre de licenciements de journalistes pour avoir eu le malheur de faire des sketchs qui déplaisaient à l’actionnaire ou d’avoir soutenu l’humoriste qui avait fait ces sketchs. A Canal +, il y a également eu le recours à la censure, il y a eu la mise à genoux de la chaîne d’information qu’était iTélé pour la transformer en Cnews, qui est vraiment aujourd’hui le modèle de l’information low cost, mais aussi de l’information très politique, très politisée. Vous faites du clash tendance extrême droite pour multiplier l’audience au détriment de la qualité du débat démocratique.

 

Y a-t-il des intentions politiques derrière cela ?

On ne peut pas mettre tous les actionnaires dans le même sac, mais derrière les intentions d’un certain nombre d’entre eux, c’est évident. Derrière celles de Vincent Bolloré, si vous étudiez l’évolution de la programmation et de la ligne éditoriale de Cnews, simplement en regardant les invités et le contenu des thèmes qui sont traités en plateau, jour après jour, vous observez une évolution très droitière, voire extrême-droitière. Cette évolution a commencé après le rachat de la chaîne par Vincent Bolloré.

 

Vous proposez une loi de démocratisation de l’information et vous souhaitez interpeller les candidats à la présidentielle sur le sujet. De quoi s’agit-il exactement ?

On fait cette proposition aux candidats à la présidentielle, mais aussi au gouvernement actuel. On en a discuté avec la ministre Roselyne Bachelot parce que ça va se jouer dans les prochains mois. Il y a la problématique Europe 1/ Paris-Match/ JDD, mais aussi M6/ RTL. Donc ce serait bien que le régulateur se saisisse du sujet avant la fin de cette année.

 

En quoi consiste votre proposition ?

Qu’est-ce qu’on dit dans le livre ? On dit : pour pouvoir toucher des aides à la presse ou pour que des radios et des télévisions aient accès à des fréquences audiovisuelles, il faut que ces médias respectent un certain nombre de règles qui visent à garantir l’indépendance du travail journalistique. La première de ces règles, c’est une gouvernance démocratique des médias. On pense que les journalistes sont les meilleurs garants de l’indépendance de l’information. On propose donc que dans tous les conseils d’administration ou les organes de gouvernance des médias d’information, il y ait une moitié de salariés, dont deux tiers de journalistes. La deuxième chose que l’on propose, c’est que le directeur ou la directrice de la rédaction soit validée à au moins 60 % par les journalistes. Ce ne sont pas des pratiques qu’on a tirées de notre chapeau, ce sont des pratiques qui existent dans énormément de médias. La validation du choix du directeur de la rédaction, on la trouve dans des médias aussi divers que Le Monde, Les Echos, ou Libération. Un autre point fondamental que l’on propose, c’est la mise en place d’un droit d’agrément.

 

Qu’est-ce que vous appelez « droit d’agrément » ?

C’est quelque chose qui est dans la loi française depuis 1944, mais qui a été très mal écrit. C’est quelque chose qu’ont obtenu en 2019 les journalistes et les lecteurs du Monde. Cela permet à l’organe de gouvernance d’un média, qui inclut comme au journal Le Monde les journalistes, les lecteurs et les représentants de salariés, de pouvoir se prononcer en cas d’entrée d’un nouvel actionnaire. Si les journalistes et salariés s’opposent à l’entrée de ce nouvel actionnaire, ils ont un certain temps, trois mois en l’occurrence dans le cas du Monde, pour proposer un actionnaire alternatif. Et ça, c’est vraiment quelque chose qui est clé.

 

Cela aurait changé la donne dans le cas de Prisma par exemple ?

Dans le cas de Prisma, et on l’avait vu aussi dans le cas du rachat de « Science & Vie », c’est qu’il y avait une opposition très forte des salariés à ce rachat. Pourquoi ? Parce qu’ils voyaient les pratiques de ces actionnaires dans les autres titres qu’ils possédaient précédemment. Ils ne voulaient pas que ces pratiques s’appliquent à eux. Malheureusement, ils n’ont pas eu leur mot à dire.

 

N’arrivez-vous pas déjà trop tard ? Est-ce que les chaînes infos et autres titres de presse ne sont pas déjà pris au piège des réseaux sociaux et embarqués par les buzz qui émergent des citoyens eux-mêmes sur les réseaux ?

Mais ce n’est pas le travail d’un journaliste de suivre les réseaux sociaux. C’est vrai que lorsque vous étudiez aujourd’hui le contenu des médias traditionnels, on voit l’influence très forte qu’ont les réseaux sociaux sur leur ligne éditoriale. C’est un peu comme si parfois, Twitter était le rédacteur en chef des médias traditionnels. Le problème, c’est qu’on demande aux médias d’information de nous informer. Quand vous avez une fréquence audiovisuelle, quand vous donnez à une chaîne le numéro 15 ou le numéro 16, vous lui donnez un bien public. Pourquoi on le donne à une chaîne ? Pourquoi il y a des conventions avec le CSA ? Parce qu’on considère que c’est un bien rare et que ce bien rare est nécessaire pour l’information des citoyens. Donc, ces chaînes d’information ont une responsabilité. Les réseaux sociaux, c’est un outil d’information certes, un outil de loisir, un outil d’échanges, un outil de communication, les chaînes d’information, elles, doivent se détacher de ces buzz pour nous informer. C’est mal faire leur travail que de s’accrocher à ces buzz-là. Et ce qu’il faut quand même souligner, c’est que la plupart des journalistes et des salariés qui travaillent pour ces chaînes d’information n’ont pas du tout envie de lire Twitter tous les matins pour décider l’après-midi de ce qu’ils vont mettre dans leur journal. Ils ont envie de faire de l’information de qualité et ce sont plutôt les actionnaires qui poussent à cette dégradation de la qualité de l’information en voulant réduire les coûts. Il ne faut pas accuser les réseaux sociaux. Il faut accuser le fait qu’on est en train de courir derrière les réseaux sociaux alors que ce n’est pas la bonne manière de produire de l’information.

 

Vous travaillez aussi sur les questions de représentativité démocratique. C’est l’objet d’un livre que vous avez publié en 2018, « Le prix de la démocratie », et là aussi, vous dites que l’argent privé emprisonne la démocratie. Vous proposez que les citoyens s’impliquent dans le financement du parti de leur choix, ce qui permettrait aux partis de ne plus dépendre entièrement des grosses fortunes et qu’un tiers de l’Assemblée nationale soit élu à la proportionnelle avec au moins une moitié d’employés et d’ouvriers.

Oui, ça ferait beaucoup de bien au débat démocratique. Sur la proposition du financement des partis politiques, il faut savoir aujourd’hui que vous avez deux grosses moitiés de financement des partis politiques. Vous avez un financement direct en fonction de leurs résultats aux dernières élections législatives et vous avez un financement qu’on oublie souvent, indirect, qui passe par les réductions d’impôts associées aux dons aux partis politiques. Aujourd’hui en France, si vous avez beaucoup d’argent et que vous donnez 7.500 euros à un parti politique, l’Etat, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, paie 5.000 euros à votre place et le coût net pour vous n’est que de 2.500 euros. Si vous êtes un Français modeste et que vous donnez 300 euros à un parti politique, le coût pour vous sera de 300 euros, parce que comme vous n’êtes pas imposable au titre de l’impôt sur le revenu, vous devez payer plein pot. On a un système qui marche complètement sur la tête. On a mis en place un système de financement de la vie politique dans lequel les plus pauvres paient pour satisfaire les préférences politiques des plus riches. Donc, moi, ce que je propose, c’est de réorganiser tout cela, de reprendre ces montants d’argent public, de donner à chaque citoyen ce que j’ai appelé un « bon pour l’égalité démocratique », c’est-à-dire la même somme d’argent public à chaque citoyen pour financer les mouvements politiques de son choix. Ça, c’est une première réforme nécessaire pour recréer l’égalité face au financement de la démocratie.

 

Vous proposez aussi du changement dans la représentativité à l’Assemblée…

C’est le deuxième fondamental à repenser dans notre débat démocratique, le fait que l’on n’a pas du tout des parlementaires à l’image des Français. Aujourd’hui à l’Assemblée nationale, vous avez moins de 2 % d’employés et d’ouvriers. Les employés et les ouvriers, c’est toujours 50 % des citoyens français, donc ils ne sont pas du tout représentés. Comment a-t-on fait pour les femmes ? On a changé la loi et on a instauré la parité. Si on n’avait pas instauré la parité entre les femmes et des hommes, on en serait encore extrêmement loin aujourd’hui. Pour ce que j’appelle la « parité sociale », il faut faire la même chose. Il faut prendre le problème à bras-le-corps et faire en sorte de changer les règles pour garantir une parité entre la représentation des catégories populaires et la représentation des plus favorisés.

 

Vous étiez dans l’équipe de campagne de Benoît Hamon en 2017 et vous avez signé récemment une tribune appelant à l’union des gauches. Vous y croyez vraiment ?

On ne peut pas faire autrement. Est-ce que j’y crois ? Il faut être follement optimiste pour y croire aujourd’hui parce que c’est extrêmement mal engagé. C’est mal engagé, non pas à cause des citoyens qui votent à gauche, eux, dans leur grande majorité, veulent cette union de la gauche. C’est mal engagé à cause de nos politiques qui, eux, se refusent à la faire. Je pense qu’il faut une pression citoyenne de plus en plus forte pour obliger tout le spectre de la gauche à aller vers une primaire ensemble et à n’avoir qu’un candidat unique. Si vous regardez les sondages, en faisant la somme de tous les candidats, les plus pessimistes donnent autour de 25-26 %, les plus optimistes autour de 32-33 %. Ce qui veut dire que la gauche a toutes les chances de se qualifier pour le second tour avec un candidat unique.

 

Si Jean-Luc Mélenchon était désigné candidat, ou Yannick Jadot, vous le soutiendriez ?

Oui. Je pense que c’est extrêmement important qu’il y ait une alternance politique en France. Là, les seules possibilités que l’on ait, c’est soit la République en marche qui a montré dans ses pratiques de politique économique, mais également de politique sécuritaire, de politique sur les questions migratoires, que c’était un parti de droite, soit le RN. On a aujourd’hui le choix entre la droite ou l’extrême droite. Je pense qu’il faut changer de politique économique, qu’il faut changer de politique sociale et pour cela, la seule solution, c’est d’avoir une alternance avec la gauche. Si c’est Jean-Luc Mélenchon qui remporte la primaire, je serai la première à le suivre.

 

La gauche française semble emballée par le nouveau président américain. Joe Biden a détaillé sa politique fiscale et sociale, elle est complètement tournée vers les classes moyennes. « Il est temps que les entreprises américaines et que les impôts des Américains les plus riches commencent à payer leur juste part. » dit-il. Faites-vous partie de ceux qui disent : « Gloire à Biden » ?

Toutes les mesures qu’il a mises en œuvre vont dans le bon sens. D’ailleurs, c’est amusant de faire le parallèle avec la primaire en France. Si j’avais été citoyenne étasunienne et que j’avais voté à la primaire aux États-Unis, je n’aurais pas voté pour Biden, j’aurais plutôt voté pour Elizabeth Warren, justement parce que sur toutes les questions économiques, elle voulait plus de redistribution, moins d’inégalités, plus de relance, une taxation des sociétés beaucoup plus forte, etc. Mais Biden ayant gagné la primaire, ensuite, j’aurais voté pour Biden. Ce qui est extrêmement intéressant, c’est de voir qu’aujourd’hui, la politique économique qu’il met en œuvre est beaucoup plus proche de l’aile gauche du Parti démocrate que des positions qu’il poussait lui-même pendant sa campagne. Cela montre finalement qu’ensemble, on est plus intelligents et que de faire converger les différentes opinions, ça rend aussi beaucoup plus fort. Et là, c’est vrai qu’on ne peut qu’applaudir les différentes mesures qui ont été annoncées. Ensuite, il faut être prudent. Il y a un peu de politique et un peu de communication derrière tout cela, parce qu’on sait qu’il y a un certain nombre de mesures qui seront potentiellement extrêmement difficiles à faire passer. Mais en tout cas, sur le fond, ce qu’il dit notamment sur la nouvelle politique familiale qui sera financée en partie par une taxation des surprofits, des dividendes, des millionnaires, c’est quelque chose d’extrêmement positif. Si la France et l’Europe pouvaient d’ailleurs de ce point de vue là, éviter d’être trop longtemps à la traîne des Etats-Unis, ce serait une excellente chose.

 

À la traîne des Etats-Unis ? Ce n’est pas plutôt l’inverse ? Est-ce que ce n’est pas Biden qui s’inspire du modèle social européen ?

Sur les questions des crèches, du congé maternité, etc... Oui. Mais ce qu’il est en train de dire sur le fait de remonter le taux d’impôt sur les sociétés et de dire en gros aux entreprises étasuniennes : « Vous allez vous localiser en Irlande pour payer moins d’impôts. Très bien, mais vous allez payer la différence aux Etats-Unis. » C’est quelque chose que l’Europe aurait dû faire depuis des années. De toute façon, il faut toujours apprendre les uns des autres. Mais là, Biden est quand même en train de nous donner quelques belles leçons de politique.

 

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