Pour Dominique Rousseau : « Il faut créer une assemblée de ceux qui sont sur les ronds-points »

Pour Dominique Rousseau : « Il faut créer une assemblée de ceux qui sont sur les ronds-points »

Paris, université de droit de la Sorbonne au pied du Panthéon… on est loin des gilets jaunes et des ronds-points qu’ils occupent et pourtant ce soir-là, on débat des nouvelles formes de démocraties. Rencontre avec Dominique Rousseau, constitutionnaliste, l’un des plus ardents défenseurs de l’épistocratie un système politique qui entend redonner la parole et le pouvoir aux citoyens. Deuxième volet de notre série de quatre entretiens autour du thème, « refonder la démocratie ».
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Que nous dit de l’urgence démocratique le mouvement des « gilets jaunes » ?
Ce que nous dit le mouvement des « gilets jaunes » c’est celui d’une reconquête de la qualité de citoyen que les gens avaient perdue. Le système libéral dans sa dimension économique cherche à réduire l’être humain à sa qualité d’individu consommateur et d’usager et il évite que cet être humain accède à sa qualité de citoyen capable de décider des affaires de la cité, le système libéral veut se réserver l’administration de la cité. Le système libéral préfère la population au peuple.

Y’a-t-il un risque de récupération populiste ?
Les populistes s’appuient sur les gens pas les citoyens. Les « gilets jaunes » c’est un mouvement qui accède à la citoyenneté en mutualisant les problèmes que les gens rencontrent en tant qu’individu. Bien sûr qu’il y a un danger populiste, le mouvement refuse de se doter d’une représentation et quand il n’y a pas de représentation il y a toujours un risque qu’un « leader auto proclamé » s’empare de ces individualités et se présente comme celui qui va lui donner une direction.

D’un mouvement de contestation autour de la fiscalité « les gilets jaunes » ont fait des propositions de changements institutionnels, mais ils butent sur la question de la représentation. Chaque fois qu’il y a un processus de représentation, cette représentation a été étouffée. « les gilets jaunes » sont très méfiants des personnes qui les reconduiraient au silence. Ils viennent de redécouvrir le plaisir de la parole, mais cela reste un mouvement qui peut basculer d’un côté ou de l’autre. Il basculera s’il n’arrive pas à se doter d’une représentation autonome.

« Les gilets jaunes » sont très méfiants des personnes qui les reconduiraient au silence Ils viennent de redécouvrir le plaisir de la parole »

Que pensez-vous de la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne comme le demandent aujourd’hui les « Gilets jaunes » ?
Je pense que les gilets jaunes avaient jusque-là fait preuve d’imagination concernant leurs revendications. L’idée d’un référendum d’initiative citoyenne n’est pas nouvelle, elle n’est pas innovante. Le seul instrument pour améliorer la démocratie qu’ils portent c’est le référendum : un dispositif qui a favorisé les régimes autoritaires. Comme avec l’avènement en France du second Empire. Le référendum a souvent tourné au plébiscite, qu’il faille inventer des instruments pour participer à la fabrication des lois c’est une chose mais le référendum d’initiative populaire n’a été l’instrument de la démocratie directe.

Mais ce dispositif redonne de la voix aux citoyens ? non ?
Le vote même référendaire a toujours débouché sur une délégation de son application. Le vote par définition revient à déléguer son pouvoir. C’est « in fine » le pouvoir politique qui aura la gestion du vote. On le voit avec le Brexit. Les Britanniques votent pour la sortie de l’union européenne mais qui gère la sortie ? Le gouvernement britannique avec toutes les hésitations que l’on connaît.

Dans les assemblées citoyennes telles que je les propose c’est l’assemblée qui délibère, débat, propose des dispositions précises qui seront appliquées au niveau local, national, et européen.
Il y a déjà un référendum d’initiative citoyenne en Suisse, par exemple. Les Suisses ont voté pour mettre en place des quotas d’étrangers à l’entrée de leur pays, c’est le gouvernement qui l’a mis en œuvre et au final ce n’est pas ce qui s’est passé.

Attention le référendum peut aussi déboucher sur des décisions contraires aussi aux droits de l’homme. Si demain par voie référendaire on décidait d’abroger le « mariage pour tous », ce serait une atteinte à la liberté du mariage, et une atteinte aux droits de l’homme, préceptes indispensables en démocratie. L’idée du référendum d’initiative citoyenne est très jolie très sympathique mais ne répond pas à cette demande de plus de démocratie.

« Le référendum toujours a été l’arme des régimes autoritaires quelles que soient ses modalités. »

Des « gilets jaunes » demandent la suppression du Sénat… c’est paradoxal pour un mouvement qui demande plus de démocratie ?
C’est une question récurrente du débat politique français. Depuis l’origine il y a une interrogation sur l’existence du Sénat parce que la raison d’être du Sénat n’est pas clairement posée ou plus exactement elle a été posée dans des circonstances historiques qui constituent un handicap politique. Il a été créé pour empêcher le suffrage universel de produire des effets dangereux, pour « calmer » les ardeurs populaires qui pouvaient s’exprimer à l’Assemblée nationale.

Cette interrogation n’est pas portée dans les pays fédéraux comme les États-Unis, où l’Allemagne, dans ces états fédérés il faut que les territoires soient représentés dans une chambre, le peuple dans l’autre. Dans un état comme le nôtre la légitimité se pose. En 1791 il n’y avait qu’une seule chambre, en 1848 il n’y avait qu’une seule assemblée. Le Sénat est réintroduit en 1875, comme étant la chambre qui devait permettre la restauration monarchique. Et cela pèse encore aujourd’hui sur son image.

Pour autant face une Assemblée où la majorité LREM est écrasante le Sénat permet de rééquilibrer les pouvoirs ?
À la question : Est-ce que la suppression du Sénat permettrait de prendre des décisions plus justes ? Je ne crois pas… la France est passée d’un état unitaire, à un état décentralisé et il est probable que les années à venir vont encore accentuer l’abandon d’un modèle jacobin pour aller vers un modèle girondin avec des régions fortes, par conséquent la légitimité du Sénat progressera au fur et à mesure que la France deviendra davantage un pays décentralisé.
La vraie question dès lors que le Sénat représente les collectivités territoriales, c’est la pondération entre les différentes collectivités il faudrait sans nul doute qu’il représente davantage les régions, les grandes métropoles, même s’il doit continuer à représenter les territoires ruraux.

Cela lui donnerait par cette composition-là un caractère plus dynamique plus connecté, aujourd’hui on lui accole encore l’image « de la chambre de la seigle et de la châtaigne ». Alors la suppression non, la transformation profonde du Sénat en même temps que la France se décentralise oui.

Dominique Rousseau

Vous avez publié en 2015 « radicaliser la démocratie » quelles sont vos préconisations pour associer davantage les citoyens ?
Il y a plusieurs voies d’entrées. Si on reste dans le cadre des institutions actuelles, il faut changer de mode de scrutin. Aujourd’hui si le Sénat est un contre-pouvoir puissant c’est aussi parce qu’il y a une dose de proportionnelle majoritaire. (N.D.L.R. : sur 170 sénateurs renouvelés en 2017, 136 ont été élus par le scrutin proportionnel)

Il faut introduire la proportionnelle pour l’élection des députés et pas seulement 15 %. Il faut scrutin proportionnel intégral, celui qu’on a connu pour les élections législatives de 1986, qui permettrait à tous les courants politiques auxquels les citoyens adhèrent d’être représentés au Parlement. Cela permettrait au Parlement de retrouver du pouvoir, il n’y aurait plus de majorité automatiquement soumise au Président. Pour faire passer ses lois il devrait trouver des compromis… qui ne sont pas des compromissions

Toute démocratie repose sur le conflit, les désaccords sur les politiques à mener, pour que les démocraties ne meurent pas il faut qu’il y ait des lieux où des compromis s’élaborent.
Aujourd’hui avec le scrutin majoritaire, le compromis est exclu puisqu’il y a une majorité écrasante. C’était vrai pour Hollande, pour Sarkozy pour Mitterrand…

Et si on devait modifier la constitution comme le président s’apprête à le faire ?
Après on peut aussi modifier les institutions. Je suis favorable à la création d’une Assemblée sociale… il y aurait l’Assemblée territoriale : le Sénat, l’Assemblée nationale : la chambre des députés, et l’Assemblée sociale qui prendrait la suite du conseil économique social et environnemental. Une partie de ses représentants serait tirée au sort et l’autre partie représenterait les forces vives de la nation. Cette nouvelle chambre représenterait les citoyens concrets… l’assemblée de ceux qui actuellement sont sur les ronds-points, ces citoyens qu’on ne voit pas et qui auraient leur chambre. Cette chambre participerait à égalité avec les autres à l’élaboration des lois.

« Il faut créer une assemblée de ceux qui sont sur les ronds-points »

Connectée à cette assemblée il faut créer des assemblées primaires de citoyens. Il s’agirait de prendre comme base territoriale la circonscription et le député aurait l’obligation de réunir l’Assemblée de citoyens pour délibérer avec eux, en amont des projets et propositions de lois avant leur discussion devant l’Assemblée nationale. C’est l’esprit de l’épistocratie qui redonne la parole et le pouvoir au peuple.

Aujourd’hui les textes avant d’être délibéré, passent devant le conseil d’État ou devant des comités d’experts, très bien, mais ce que je propose c’est que ces projets avant d’être discutés à l’Assemblée nationale passent devant ces assemblées primaires de citoyens pour permettre aux citoyens d’exercer en continu une action sur la fabrication des lois.
Ce qu’il faut casser c’est que le fait que le citoyen vote un dimanche et puis il revote cinq plus tard et entre les deux il disparaît. Ces assemblées permettraient aux citoyens d’avoir une action continue.

Mais en quoi le tirage au sort est-il une solution fiable de la représentation de la diversité des opinions ?
Les juristes connaissent les tirages au sort depuis longtemps, les jurés sont tirés au sort dans les cours d’assises. C’est vrai que la première réaction des citoyens tirés au sort c’est « non non non… je ne peux pas ». On a convaincu les êtres humains, qu’ils n’étaient que des individus pas des citoyens. À chaque fois qu’on leur dit d’exercer leur citoyenneté, ils disent « on en est incapable ».

L’expérience montre qu’après le premier moment de recul, ils rentrent dans le jeu, dans la fonction, et ils l’exercent avec beaucoup de conscience et de sérieux. Si vous prenez les gens au sérieux, les gens finissent par se prendre au sérieux, et actuellement on ne prend pas les gens au sérieux.

« Si vous prenez les gens au sérieux, les gens finissent par se prendre au sérieux, et actuellement on ne prend pas les gens au sérieux. »

Dominique Rousseau

Le tirage au sort n’est pas un système nouveau, paré de toutes les vertus… même si Aristote disait que le système de désignation le plus démocratique c’est le tirage au sort, parce que l’élection favorise la classe dominante : ceux qui savent le mieux parler, les plus riches…

L’élection n’est pas nécessairement l’instrument permettant de produire une représentation démocratique. Le tirage au sort à cet avantage de prendre le citoyen dans son existence physique, réelle, concrète et à partir de là, de le mettre avec d’autres citoyens et de faire en sorte que de cette rencontre sorte une position commune. C’est pour les cours d’Assises : un arrêt et pour les affaires de la cité : une loi. C’est aussi difficile de savoir s’il faut condamner quelqu’un à la prison que de décider d’une politique publique.

« Aristote disait que le système de désignation le plus démocratique c’est le tirage au sort, parce que l’élection favorise la classe dominante »

Ces citoyens seraient moins prisonniers de schémas de pensée que des hommes et femmes politiques ?
Quand un député pense en termes de lois il intègre dans son choix l’intérêt du pays, mais aussi l’intérêt de son parti, son intérêt à être réélu. Le citoyen n’intègre pas ces dimensions-là. Que ce soit sur le nucléaire, la PMA ou les licenciements économiques, les éléments qui conduisent à prendre une décision ne sont pas les mêmes entre le député et le citoyen, et quand ils sont semblables ils ne sont pas articulés de la même façon, c’est pour ça qu’il est important que le citoyen avec son expérience de vie, qui pour l’instant est exclu des institutions, puisse participer à l’élaboration des lois qui vont s’appliquer à lui. C’est quand même ça l’objectif : c’est que celui qui est le destinataire de la loi en soit aussi l’auteur afin qu’on soit dans une démocratie où les citoyens s’autodéterminent.
La grande consultation que le gouvernement s’apprête à lancer c’est une forme de participation citoyenne ?

Je n’ai pas bien compris qu’elle était le schéma proposé par le président de la République, est-ce qu’il envisage des débats décentralisés autour des maires en prenant appui sur eux ? Est-ce que c’est uniquement avec les organisations syndicales ? Est-ce qu’il y aura des citoyens tirés au sort ? Je ne sais pas qu’elle est le périmètre de la consultation annoncée… j’attends de voir, mais l’idée d’ouvrir des débats pour discuter de la justice fiscale, de la transition écologique, de la transformation du travail, évidemment les citoyens ont des choses à dire parce qu’ils le vivent ce n’est pas simplement les élus et les experts qu’il faut entendre.
 

L’écueil à éviter ?
Quand on ouvre la parole il faut prendre le risque d’entendre toutes les paroles. C’est la logique de la délibération, de l’échange. La confrontation des paroles va limer les oppositions pour aboutir à une position publique. L’écueil c’est que dans ces assemblées ce soit ceux qui ont l’habitude de prendre la parole qui la prenne : les syndicats, les associations, c’est la parole citoyenne qui doit être entendue.

 

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