Pr Anne-Claude Crémieux : « Pas question de baisser la garde ! On peut encore avoir des surprises »

Pr Anne-Claude Crémieux : « Pas question de baisser la garde ! On peut encore avoir des surprises »

Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.Aujourd’hui, le regard de… Pr Anne-Claude Crémieux, infectiologue à l'hôpital Saint-Louis, membre de l'Académie nationale de médecine.
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Par Rebecca Fitoussi

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Étape 2 du confinement, on relâche un peu la pression, on assouplit les règles tout en restant prudent. Y a-t-il une prise de risque ? Sommes-nous dans une forme d’expérimentation?

Je pense que l'attitude du gouvernement est prudente. On voit que c'est un vrai apprentissage de ce que c'est que de gouverner une crise avec un nouveau virus. On n'avait pas cette prudence au départ. Elle est très clairement venue. On voit bien qu'il procède par étapes et en fonction de la situation. Cette situation reste finalement visible à très peu d'échéances, mais le gouvernement en tient compte, c’est-à-dire qu'il dit: on va faire un point toutes les trois semaines et on va adapter nos mesures non pas à des prévisions dont on a compris qu'elles étaient parfaitement incertaines, que les modèles épidémiologiques, même des meilleurs épidémiologistes, avaient leurs limites parce que nous sommes face à un nouveau virus dont on ne sait pas tout, donc la seule façon de s'adapter, c'est de s'adapter à la réalité. C'est ce que fait le gouvernement.

Iriez-vous jusqu'à dire que ce gouvernement est un peu trop prudent, y compris dans cette phase 2 du déconfinement ?

Non ! Une grande règle des crises c'est que lorsqu'on est face à l'incertitude, on ne peut pas avoir la juste mesure. Donc, effectivement, s'il y a à choisir, il vaut mieux choisir la prudence que le relâchement.

Un débat sur le confinement est en train d'émerger. Certains commencent à remettre en question sa rigueur et sa brutalité, d'autres affirment au contraire que c'est ce confinement qui a sauvé des vies. Ce confinement a-t-il sauvé des vies ?

De mon point de vue de médecin, c'est absolument incontestable que c'est le résultat du confinement. Les pays qui ont confiné tard ont eu plus de morts que les pays qui ont confiné plus tôt. Par conséquent, on le voit bien, c'est l'intervention du confinement qui a eu un impact sur la circulation du virus et sur le nombre de ses victimes.

Il y a eu aussi beaucoup de critiques sur cette date d'un déconfinement au 11 mai, décidée seul par Emmanuel Macron, contre l'avis des scientifiques. Certains ont trouvé qu'il allait trop vite. Les chiffres d'aujourd'hui montrent-ils qu'il a eu raison ?

C'est effectivement tout l'art de la décision politique. Justement, puisque les scientifiques n'ont pas de certitudes, c'est le politique qui va décider en tenant compte de beaucoup de paramètres. Les paramètres sanitaires ne sont qu'un des paramètres. Les autres paramètres, il les a entre les mains en tant que Président de la République, ce sont les paramètres économiques, ce sont les paramètres de tolérance de la société vis-à-vis d'une privation de liberté. Par conséquent, je dirais qu'il était parfaitement dans son rôle de décider cette date, même s’il l'a décidée avec une incertitude. Mais personne, personne, aucun scientifique ne pouvait lui donner une sécurité absolue sur l'évolution de l'épidémie. Il a donc eu raison de prendre cette responsabilité et c'est une des choses intéressantes dans cette crise, c'est cet apprentissage de la gestion de l'imprévisible.

Le 11 mai était donc une date tout à fait raisonnable pour commencer à déconfiner ?

Il a pris cette décision avec des paramètres non sanitaires. De fait, aujourd'hui, la situation lui donne raison.

Où en est le virus aujourd’hui ? Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur ce virus aujourd'hui?

Aujourd'hui, le virus circule mais c'est vrai que les chiffres sont meilleurs que ce que l'on pouvait éventuellement imaginer. On voit bien qu'à l'hôpital on n'a pratiquement plus de nouveaux patients Covid et l'éclairage que nous a donné le premier ministre pendant la conférence de presse, c'est que ce n'est pas seulement à l'hôpital que la situation est très bonne. Le nombre de nouvelles contaminations détectées et le nombre de nouveaux clusters ont l'air d'être bien contrôlés. Encore une fois, nous sommes dans une situation qui était difficile à anticiper mais on peut avoir un certain plaisir à constater qu'aujourd'hui, la situation est meilleure que ce que l'on pouvait imaginer.

Je sais qu'il faut rester prudent mais est-ce que vous commencez à vous dire que ce virus serait saisonnier ?

On ne pourra réellement répondre à cette question qu'avec du recul. Ce qui est intéressant, et il faut le constater, c'est que la situation s'améliore en France, mais elle s'améliore aussi dans les autres pays européens qui ont suivi une stratégie, parfois avec des décalages, mais qui est proche de la nôtre. Et au fond, on est encore trop tôt, nous sommes encore trop tôt pour à la fois tirer des conclusions sur les stratégies optimales, mais aussi sur l'évolution du virus. Encore une fois, c'est un virus nouveau. Nous, les scientifiques d'une façon générale, nous ne savons pas réellement décortiquer un virus de façon à pouvoir anticiper d'une part sa virulence, et d’autre part son évolution dans le temps.

Vous pensez même qu'il peut encore réserver des surprises ? D'éventuels symptômes qui pourraient arriver quelques mois après l’infection ?

Oui. Il faut rester extrêmement ouvert. Je crois justement que c'est aussi une des leçons à retenir, c'est de rester très ouvert sur les choses que nous ne savons pas encore. Nous ne savons pas encore si ce virus est saisonnier ou si, au fond, ses caractéristiques font qu'il a du mal à s'installer durablement dans la population, cela peut aussi être une hypothèse, ou si, et il ne faut pas complètement l'écarter non plus, nous sommes aujourd'hui dans une situation où nous n'avons pas encore identifié les chaînes de contamination qui risquent d'arriver dans quelques semaines. Il faut être prudent et c'est la raison pour laquelle je pense que même si aujourd'hui les éléments sont favorables, il n'est évidemment pas question de baisser la garde parce qu'on peut encore avoir des surprises.

C’est-à-dire ?

On l'a vu au début de l'épidémie, parfois les chaînes de contamination mettent du temps à faire surface. Ce virus a une diffusion qui peut rester invisible pendant très longtemps. Pourquoi ? Parce que s'il circule dans une population qui a peu de risques, par exemple une population assez jeune, il peut donner très peu de symptômes, voire être asymptomatique. Donc le moment où l'on va voir apparaître ces chaînes de contamination, c'est lorsqu'il va toucher des personnes fragiles ou des personnes hospitalisées. C'est exactement ce qui s'est passé au début de cette vague. Qu'est ce qui s'est passé en Italie ? On a identifié la circulation du virus quand il est arrivé dans un hôpital et qu'il s’est diffusé largement parmi une population qui était fragile. En fait, il était déjà là, il avait déjà largement circulé, mais de façon invisible. En France, pareil ! Lorsqu'on a identifié les deux patients de l'Oise, en réalité, le virus avait déjà circulé. Donc même si aujourd'hui les nouvelles sont bonnes, il faut rester extrêmement prudent parce que ce virus peut être difficile à identifier. Les chaînes de contamination peuvent rester silencieuses pendant un certain temps et il faut encore attendre ce que vont donner les chiffres dans les semaines qui viennent.

Donc, on n'exclut pas une deuxième vague ?

On n'exclut rien du tout et le gouvernement a raison d'être prudent. À la question "faut-il aller plus vite ?" Je dirais non. C'est bien de l'avoir très clairement dit lors de cette conférence de presse, nous devons rester prudents parce que nous ne sommes pas à l'abri d'une surprise.

Pas un jour sans un élément ou une réaction nouvelle sur ce débat autour de l'hydroxychloroquine. L'étude de The Lancet a-t-elle clos le débat ?

L'étude de The Lancet s'est ajoutée à beaucoup d'autres études qui, toutes, vont dans le même sens. L'étude de The Lancet a l'avantage de regrouper énormément de patients et d'être une étude de qualité. Toutes les études vont malheureusement dans le sens d'une absence d'efficacité et révèlent des effets toxiques. On ne peut pas dire que tout se base sur cette étude de The Lancet, cela se base sur un faisceau d'études de qualité qui nous permettent effectivement de dire que nous n'avons pas la solution avec l'hydroxychloroquine.

Et pourtant ce débat est devenu politique. Un certain nombre de responsables politiques prennent position. C'est le cas de Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, qui dit avoir une préférence pour l'étude "dans la vie réelle du professeur Raoult" plutôt que pour les études "sur papier qu'on appelle big data". Qu'en pensez-vous ?

C'est un peu caricatural. Il y a surtout des études cliniques bien faites avec des niveaux de preuve différents et à ce stade, les études bien faites avec des bons niveaux de preuves montrent que c'est un médicament qui ne fait pas la différence.

Est-ce pour autant raisonnable d'arrêter complètement les essais cliniques ?

Cela n'aurait pas été arrêté s'il n'y avait pas eu d'effets secondaires. Le problème, c'est que lorsque vous n'avez pas d'effets bénéfiques et qu'il y a un risque pour les patients, c'est sage de dire qu'il ne faut pas le prescrire. D'une façon générale, c'est comme cela qu'on fonctionne en tant que thérapeute. Ce n'est pas seulement le bénéfice que nous regardons, c'est la balance bénéfices risques. Quand il n'y a pas de bénéfices et qu'il y a des risques, la conclusion s'impose.

Certains médecins nous disent tout de même qu'il y a eu une forme de médecine d'État et que ce n'est pas sain.

Moi, je ne dirais pas ça. Nous sommes dans une situation de crise et cette incertitude s'applique aussi aux décisions thérapeutiques. On cherche des solutions et forcément, cela génère des attentes qui sont aussi des attentes politiques. Et puis, évidemment, au fur et à mesure que les connaissances évoluent et elles évoluent bel et bien grâce aux études, et bien, c'est normal qu'il faille ajuster. C'est ça la gestion de la crise, c'est un ajustement permanent par rapport aux connaissances. 

Donc les médecins doivent accepter qu'on leur interdise de prescrire certains médicaments...

Ce sont des décisions qui ont été prises par des autorités médicales, des autorités de santé. La gestion d'une crise, ce n'est pas seulement la gestion faite par les médecins. C'est normal qu'il y ait dans cette gestion, des responsabilités qui soient diverses. En revanche, notre responsabilité à tous, c'est de tenir compte de l'évolution des connaissances. C'est notre responsabilité en tant que médecin et c'est aussi la responsabilité des politiques.

Vous craignez que ce débat autour du professeur Raoult et toutes ces dissensions des experts aient fait du mal à la parole scientifique?

Lorsqu'on regarde les derniers sondages, on s'aperçoit que les gens continuent à avoir confiance dans les médecins qu'ils voient comme responsables de leur santé. Je n'ai pas l'impression que ces débats aient eu des conséquences sur le rapport de confiance que nous pouvons avoir avec le public. Ce qui a joué, évidemment, c'est le rôle très important, la réactivité impressionnante et la mobilisation remarquable des personnels soignants pour soigner au mieux les Français.

Si on continue de dresser un bilan d'étape de cette période épidémique, diriez-vous qu'elle a débloqué des verrous ? Débloqué des processus qui pouvaient être extrêmement longs avant cette crise ?

Pendant la crise, ce qui est clair, c'est que le processus de décision a été extrêmement raccourci. L'adaptation de l'hôpital à la venue d'une vague de patients, aussi bien dans les services de médecine que dans les réanimations, a imposé à l'administration une réactivité qu'elle n'a pas forcément en dehors des crises. Et il faut le dire, cela s'est bien passé. Tout le monde a été conscient que l'enjeu était considérable, c'était le nombre de morts, tout simplement. Et de fait, la collaboration à ce moment-là, entre les personnels soignants et les directions des hôpitaux a été vraiment synergique. Cela a permis une adaptation extrêmement réactive du système de soins.

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