Réacteurs nucléaires arrêtés : vers un Plan Marshall ou une réduction de la voilure pour le nucléaire français ?

Réacteurs nucléaires arrêtés : vers un Plan Marshall ou une réduction de la voilure pour le nucléaire français ?

Après l’audition des représentants de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) hier au Sénat, la question de la pertinence des scénarios de décarbonation reposant sur le nucléaire peut être soulevée. L’état du parc nucléaire va nécessiter une mise à niveau qui va handicaper la production, mais jusqu’à quel point ?
Louis Mollier-Sabet

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Ce mardi, l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) est revenue sur les difficultés rencontrées depuis cet hiver par nucléaire français, et a alerté sur les marges de manœuvre énergétiques à dégager, si la France ne voulait pas se retrouver dans « l’impasse d’une politique énergétique mal calibrée. » Le vieillissement du parc nucléaire français réduit la disponibilité des réacteurs, puisqu’il faut effectuer d’importantes opérations de maintenance pour prolonger la durée de vie des centrales. Mais la baisse de la production pouvait être anticipée par RTE, la filiale d’EDF gestionnaire du réseau, qui l’a prise en compte dans son rapport d’octobre dernier qui détaille différents scénarios permettant d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus consulting rappelle d’ailleurs que « les doutes exprimés par le président de l’ASN apparaissent déjà dans le rapport de RTE. »

>> Pour en savoir plus : Prolongation des réacteurs nucléaires : l’ASN alerte sur « l’impasse d’une politique énergétique mal calibrée »

Corrosion sous contrainte : « Ça pénalisera clairement la transition énergétique »

Il n’en reste pas moins qu’avec le retard pris dans les visites décennales et les rénovations à cause du covid, et la découverte cet hiver de « corrosion sous contrainte » dans les tuyauteries annexes des circuits primaires des centrales, « les prévisions de moyen terme de RTE sur la sécurité d’approvisionnement jusqu’en 2030 sont à revoir compte tenu de ces problèmes de corrosion : ils y travaillent déjà », explique Nicolas Goldberg. « RTE disait déjà que ça allait être compliqué jusqu’en 2025, mais là on a une baisse inédite qui va durer plusieurs années. Aux travaux de prolongations s’ajoute le sujet des corrosions : l’ASN a été très prescriptive, pour prolonger, il va falloir 'EPRiser’ tout le parc, ce qui veut dire installer plein de nouveaux systèmes de sûreté sur des réacteurs qui n’étaient pas faits pour ça. Ça prend du temps et ça baisse la disponibilité du parc. » Yves Marignac, chef du pôle expertise nucléaire et fossiles de l’institut négaWatt, qui publie tous les ans un scénario de transition énergétique 100 % renouvelable, et membre d’un groupe permanent d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), va encore plus loin : « On est quand même dans une situation complètement inédite en termes d’indisponibilité du parc. Un problème de sûreté qui oblige à arrêter autant de réacteurs aussi longtemps, je n’en ai pas connu. Pour autant ce n’est pas une situation complètement singulière par rapport à la tendance des dernières années. Ça s’inscrit dans une baisse régulière de la disponibilité du parc. »

L’évaluation par l’ASN des réparations à effectuer dans les réacteurs touchés par la corrosion n’est pas encore terminée, mais mardi 17 mai, Bernard Doroszczuk évoquait devant les parlementaires un calendrier s’étalant sur des années. « Il y aura probablement un roulement » entre les réparations pour ne pas fermer toutes les centrales en même temps, confirme Nicolas Goldberg : « Cela va dépendre de ce que juge l’ASN sur certains réacteurs, si cela impacte vraiment la sûreté ou si ça peut temporairement passer [le temps de faire les réparations sur les réacteurs les plus atteints]. » En tout cas, « ça pénalisera clairement la transition énergétique », d’après l’expert énergie de Colombus consulting, puisqu’ « un des leviers pour décarboner, c’est d’électrifier, donc avec une pénurie d’électricité, vous ne décarbonez rien du tout. Si l’on manque de marges de manœuvre, cela va nous pénaliser. » Et c’est, d’après Nicolas Goldberg, ce que réclamait au fond l’ASN lors de son audition au Sénat : « C’est leur rôle de dire que ce n’est pas parce que le gouvernement a décidé quelque chose qu’ils accepteraient. Ils n’ont pas envie d’avoir à arbitrer entre la sûreté des réacteurs et la sécurité d’approvisionnement, donc ils disent : prévoyez des marges. L’ASN veut pouvoir dire de fermer un réacteur sans que le politique intervienne pour dire qu’il y a un problème de sécurité d’approvisionnement. »

« Défaut d’anticipation » sur la piscine de la Hague : « C’est lamentable »

Un autre problème était, lui, prévisible, mais n’a pas été anticipé : les piscines de retraitement des déchets de la Hague seront saturées en 2030, or les gouvernements successifs ont refusé de trancher sur la méthode à choisir pour prendre le relais. « Le problème était connu depuis 2010, pourtant les projets ont traîné. Le projet de piscine centralisée ne sera disponible qu’à partir de 2034 et il faut maintenant couvrir la période 2030-2034 », a expliqué ce mardi Bernard Doroszczuk. Orano, l’entreprise chargée du retraitement des déchets, mise sur une densification des piscines, mais l’ASN alerte sur le caractère transitoire de la mesure. Pour le moment, le pouvoir politique refuse de trancher. « Il y a un défaut de pilotage du politique », analyse Nicolas Goldberg.

« C’est lamentable. Quand j’en parlais à des députés aux responsabilités pendant le quinquennat de François Hollande, ils me disaient avoir alerté mais que le sujet n’avait pas été jugé urgent vu qu’il ne se verrait que dans 10 ans. Résultat, aucune décision n’a été prise. EDF avait proposé une piscine centralisée, mais le politique n’avait pas compris le projet. Brune Poirson avait même confondu le dossier de la piscine de la Hague avec Cigéo à l’Assemblée et le projet de piscine centralisé a été annulé, et tout ça pour finalement dire qu’on verrait après les élections. » Yves Marignac dénonce, lui aussi, « des dérives nécessaires par manque d’anticipation » : « L’ASN dit quand même qu’Orano va devoir prendre des ‘parades temporaires’ en admettant que cela ne présente pas les mêmes niveaux de sûreté. On parle d’entreposage de plutonium au-delà de ce qui est prévu dans les ateliers de La Hague. »

« L’ASN nous dit que le système est en train de craquer, et au lieu d’acter une forme de déclin, elle en appelle à un Plan Marshall »

Les experts reprochent donc aux derniers gouvernements d’avoir mis la poussière sous le tapis concernant le retraitement des déchets nucléaires, mais la droite, elle aussi, reste fixée sur des objectifs totalement irréalistes en termes de production d’électricité nucléaire, d’après Nicolas Goldberg : « Les scénarios avec 60 %-70 % d’électricité nucléaire, produits par des anciens du nucléaire et des Think Tanks qui ont beaucoup de moyens, on les retrouve dans le programme de Valérie Pécresse ou de l’extrême-droite. » Pour autant, les acteurs actuels de la filière nucléaire « se modèrent » et « ont mis de l’eau dans leur vin. » « Cela fait du bien, parce qu’on ne pourra pas tout faire avec du nucléaire. C’est une énergie faite pour fonctionner comme base, donc 30-40 % d’électricité nucléaire, si on arrive à le faire à horizon 2050, ce sera déjà très bien avant de voir si nous voulons ou s’il est nécessaire de remonter. » Pour ce faire, le président de l’ASN a plaidé pour un « Plan Marshall » afin de relancer le secteur. Une « fuite en avant » pour Yves Marignac : « L’ASN nous dit que le système est en train de craquer, et au lieu de réduire les ambitions, d’acter une forme de déclin, qui n’est pas une disparition et réduire la voilure, l’ASN n’envisage pas une seconde cette option. Elle reste dans le schéma culturel du nucléaire français, qui ne se pense qu’en croissance et dit ‘malgré tous les efforts, on n’y arrive pas, la seule solution est de déclencher un plan Marshall’. »

Si Yves Marignac reconnaît « la logique de lucidité » qui procède aux constats dressés par l’ASN, il critique fortement l’efficacité d’un éventuel « Plan Marshall » du nucléaire : « Les ressources, qu’il s’agisse d’euros, de compétences techniques, d’ingénierie ou d’outils industriels, que la France pourra investir sur ces enjeux de la transition écologique, ne pourront être investies qu’une fois. Chaque euro consacré à un plan Marshall de sauvetage du nucléaire est un euro qui va manquer aux priorités face aux urgences climatiques. » Pour le chef du pôle expertise nucléaire et fossiles de l’institut négaWatt, le soutien au nucléaire rentre en concurrence avec le développement, notamment des énergies renouvelables : « La prolongation des réacteurs permet de faire moins d’énergies renouvelables et de maîtrise de la demande. Or, la dernière feuille de route de l’IAE vise clairement 10 % de nucléaire dans le monde en 2050, McKinsey – dont le gouvernement semble prêt à s’inspirer sur beaucoup de sujets – a sorti une étude avec 85 % d’énergies renouvelables dans le monde en 2050 et le GIEC explique que le plus gros potentiel est du côté des renouvelables. Les rapports remis par RTE et l’Ademe à Emmanuel Macron contiennent clairement des trajectoires 100 % EnR. » Et Yves Marignac de conclure : « Il faut que le nucléaire français intègre une stratégie compatible avec la réalité de son déclin. »

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