Rohingyas : la « dame de Rangoon » face à ses responsabilités

Rohingyas : la « dame de Rangoon » face à ses responsabilités

Prix Nobel de la paix en 1991, plus de 15 ans en résidence surveillée, la lutte pour la démocratie comme combat d’une vie : Aung San Suu Kyi fait figure de modèle. Pourtant, elle ne s’est toujours pas positionnée clairement sur la question des rohingyas, minorité musulmane persécutée. Mais alors, autocensure, hypocrisie ou absence de marge de manœuvre? Comment la Lady a-t-elle pu laisser les militaires chasser plus de 400 000 rohingyas, en les contraignant à un exil forcé vers le Bangladesh ?
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Par Amélia Morghadi

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Les Rohingyas sont une minorité musulmane de l’ouest de la Birmanie. Problème : ils ne sont pas reconnus comme une des 135 ethnies officielles qui composent le pays. Apatrides depuis 1982, ils seraient près d’un million à vivre dans l’État côtier d’Arakan. Persécutés depuis l’indépendance de la Birmanie, ils sont considérés par les Birmans comme des migrants illégaux du Bangladesh, bien qu’étant présents dans le pays depuis plusieurs siècles. Après avoir subi plusieurs vagues de persécutions, la tension autour des arakanais musulmans est remontée d’un cran en août 2017 après l’attaque par l’Armée du Salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) de postes de police. A la suite de ces attaques, plusieurs villages ont été incendiés par l'armée birmane, qui a affirmé avoir tué près de 400 « terroristes ».

Dans un pays bouddhiste à 90%, la pression de l’armée et les exhortations des mouvances nationalistes et xénophobes, notamment à travers le groupe de moines Ma Ba Tha, ont créé un contexte de violence extrême en Birmanie. Plus de 400 000 réfugiés rohingyas qui ont fui vers le Bangladesh dans des conditions épouvantables cet été. En septembre, l’ONU a qualifié la situation de « nettoyage ethnique ».

À défaut de s’être rendue à l’Assemblée générale de l’ONU, la dirigeante Birmane a fait une déclaration publique à propos de la situation en Arakan le 19 septembre à Naypyidaw : « Il y a eu des accusations et des contre-accusations, et nous devons toutes les écouter. Et nous devons nous assurer que toutes ces accusations sont fondées sur des preuves solides avant d'agir ». Dénonçant même un « iceberg de désinformation » sur la question rohingyas, Aung San Suu Kyi ne condamne toujours pas les agissements de l’armée et ne prend aucunes mesures coercitives.

 

Que risque Aung San Suu Kyi si elle dénonce l'action de la junte ? #UMED
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Une prix Nobel de la paix soumise à l’armée ?

Mais la Dame de Rangoon serait peut-être dans une réelle impasse. Comme le rappelle Jean-Noël Wetterwald, ancien délégué régional du HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) en Asie du Sud-Est : « Pour elle c’est une question de survie politique […] concentrer toutes nos attentes et nos frustrations sur Aung San Suu Kyi c’est méconnaître la réalité birmane et méconnaître son pouvoir de contrôle sur l’armée. Ce n’est pas elle qui a le pouvoir ».

En effet, aujourd’hui, malgré l’ouverture démocratique de 2011, la République de l'Union du Myanmar compose encore très largement avec l’armée. 25% des sièges de députés leur sont réservés au Parlement, une prérogative héritée de la junte, et le chef de l’armée contrôle toujours une partie de l’exécutif.

Pour Bénédicte Brac de la Perrière, anthropologue du Centre Asie du Sud-Est, « dénoncer la junte c’est rompre l’accord de gouvernement, l’accord politique tel qu’il est en place en ce moment […] ça serait donc revenir en arrière, et on sait ce qu'’a été la Birmanie fermée et sous pouvoir militaire pendant toutes ces années ».

Préserver la démocratie… à tout prix ?

Selon cette chercheuse spécialiste de la Birmanie, les agissements d’Aung San Suu Kyi peuvent aussi s’expliquer par ses aspirations politiques personnelles. « Son combat de toute une vie a été d’arriver à emmener la Birmanie vers une libéralisation, une démocratisation, une normalisation. Si elle prenait ce genre de mesures [NDLR, condamner les actions anti-Rohingyas], ce serait sans doute un coup d’arrêt à tous ses efforts, et donc elle ne le fait pas ».

La fille du général Aung San, qui a négocié l'indépendance de la Birmanie en 1947 avec les Britanniques, et qui a été victime d’un assassinat politique, a fait de la préservation de la démocratie la lutte d’une vie. Après avoir créé la Ligue Nationale pour la Démocratie (LDN) en 1988, elle remporte les élections législatives de novembre 2015 où elle prend la fonction de ministre de la présidence et des Affaires étrangères ainsi que la fonction de conseillère spéciale de l'État, rôle semblable à celui de premier ministre.

Un acteur fondamental sur le plan international ?

Pour Jean-Noël Wetterwald, il ne faut pas rejeter en bloc la Lady.  « C’est peut-être la seule chance pour la communauté internationale d’avoir quelqu’un qui essaye d’influer dans le bon sens la crise des rohingyas […] ils n’ont aucun soutien auprès de l’opinion publique ».  

Ne risque-t-on pas d’affaiblir le seul espoir d’un changement politique durable en Birmanie en poussant Aung San Suu Kyi à une confrontation publique avec l’armée? Quelle est sa véritable marge de manœuvre? Selon l’ancien délégué du HCR, « Elle est prise dans un dilemme. Les militaires ne peuvent pas l’attaquer sur sa popularité, mais pour la discréditer il suffirait qu’elle prenne une position en faveur des Rohingyas et elle perdrait une partie de sa popularité ».

Pour Nordine Errais, président et cofondateur du collectif Halte au Massacre en Birmanie (HAMEB), l’attitude de la prix Nobel de la Paix laisse un goût amer. «  Aung San Suu Kyi a été pour nous et pour beaucoup de monde une très grosse déception, elle a toujours voulu s’extirper de cette problématique qui est difficilement gérable ».

Jean-Noël Wetterwald raconte sa rencontre avec Aung San Suu Kyi #UMED
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La chute d’une icône

Christine Chaumeau, journaliste spécialiste de l’Asie du Sud-Est, quant à elle, nuance les critiques faites à la dirigeante birmane : «  On avait fait d’Aung San Suu Kyi une espèce de sainte, d’icône. […] On peut s’interroger pour savoir si l’ampleur des désaveux d’aujourd’hui ne sont pas un peu excessifs, comme étaient excessifs les lauriers qu’on avait tressés sur sa tête. L’Occident projetait sur elle des vertus que peut-être elle n’avait pas. ».

À la fois nationaliste, bouddhiste et démocrate, Aung San Suu Kyi a les poings liés par des mécanismes verrouillés par les militaires qui ont rédigé la Constitution en 2008. Affronter directement l’armée par des propos critiques serait contre-productif et dangereux pour sa position. Elle ne peut pour l’instant que s’en tenir à des propos mesurés et neutres comme dans son discours du 19 septembre où elle disait condamner « toutes les violations des droits de l’homme », sans identifier concrètement la source du problème. ll faudra donc peut-être trouver, pour la résolution de la crise rohingyas, un autre moyen que la Dame à l’orchidée. 

Retrouvez notre débat sur la Birmanie dans l'émission Un monde en Docs, présentée par Nora Hamadi, samedi 7 octobre à 23h30, dimanche 8 octobre à 10h et dimanche 15 octobre à 19h sur Public Sénat.

 

Livres pour aller plus loin :

  • Dossier « Birmanie, tous contre les Rohingyas » dans le Courrier International du 28 septembre au 4 octobre 2017
  • « D’exils, d’espoirs et d’aventures, un suisse à la rencontre des réfugiés » de Jean-Noël Wetterwald, éditions du Belvédère 2014
  • « Religion et politique », sous la direction d’Alain Dieckhoff et Philippe Portier, article de Renaud Egreteau : « Violence, militantisme et bouddhisme en Birmanie » p.343-353, Les presses de Sciences Po, 2017
  • « Birmanie, les chemins de la liberté » de Sylvie Brieu, éditions Albin Michel, 2016
  • « Les rohingyas de Birmanie, arakanais, musulmans et apatrides » de Gabriel Defert, éditions Arkuiris, 2016
  • Le film « Le vénérable W. » de Barbet Schroder, sur le moine nationaliste et islamophobe de Ma Ba Tha, Ashin Wirathu. 2017, troisième volet de la « Trilogie du mal. »

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