Soupçons de corruption au Parlement européen : « On a peur d’imaginer l’ampleur du phénomène »

Soupçons de corruption au Parlement européen : « On a peur d’imaginer l’ampleur du phénomène »

Une enquête de la justice belge sur des soupçons de corruption a entraîné l’emprisonnement de la vice-présidente du Parlement européen, Eva Kaili. Des révélations qui secouent largement au-delà du cas particulier et interrogent sur l’influence du Qatar en Europe, mais aussi sur le fonctionnement du Parlement européen.
Louis Mollier-Sabet

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Alors que depuis de nombreuses semaines l’éventuelle venue d’Emmanuel Macron au Qatar fait polémique, les derniers rebondissements au Parlement européen ne facilitent pas la tâche du chef de l’Etat. Dans le cadre d’une enquête pour soupçons de corruption menée par le Parquet fédéral belge, quatre personnes, dont la vice-présidente socialiste du Parlement européen Eva Kaili, ont été inculpées pour « appartenance à une organisation criminelle, blanchiment d’argent et corruption » et placées en détention provisoire.

Les enquêteurs belges « soupçonnent un pays du Golfe d’influencer les décisions économiques et politiques du Parlement européen, cela en versant des sommes d’argent conséquentes ou en offrant des cadeaux importants à des tiers ayant une position politique et/ou stratégique significative. » 16 perquisitions ont par ailleurs été menées, notamment chez l’eurodéputé belge, aussi membre du groupe socialiste, Marc Tarabella, sans que celui-ci soit inculpé.

« L’ingérence gravissime d’un Etat-tiers au cœur de notre démocratie européenne »

« Ces allégations sont extrêmement préoccupantes. C’est une question de confiance dans les personnes au cœur de nos institutions. Cette confiance suppose des standards élevés d’indépendance et d’intégrité », a réagi Ursula von der Leyen. En réponse, Athènes a gelé les avoirs de l’eurodéputée, et la présidente du Parlement européen a « suspendu avec effet immédiat tous les pouvoirs, devoirs et tâches qui ont été délégués à Eva Kaili en sa qualité de vice-présidente du Parlement européen. » Jean-François Rapin, président de la commission des Affaires européennes du Sénat, avoue « ne jamais avoir entendu parler de ce genre de choses au Parlement européen », mais estime que si Eva Kaili a été « écrouée », et que l’on parle de « corruption », c’est que « c’est quelque chose de sérieux. » Le sénateur LR ajoute qu’il faut « laisser faire la justice », et que l’on pourra tirer des conclusions en « découvrant les éléments au fur et à mesure de l’enquête. »

Pour le sénateur socialiste de la commission des Affaires européennes, Jean-Yves Leconte, ces révélations, si elles sont avérées, sont « assez terrifiantes et assez terribles », mais « permettent de mesurer combien le Qatar utilise de proxys pour faire valoir ses intérêts en Europe, et ce n’est pas une découverte. » Mélanie Vogel, sénatrice écologiste, estime, elle, que ces révélations remettent en cause la venue d’Emmanuel Macron au Qatar pour la demi-finale des Bleus : « C’est la validation de l’ingérence gravissime d’un Etat tiers au cœur de notre démocratie européenne. On parle de valises de billets pour payer des députés européens. En tant que chef d’Etat européen, se rendre au Qatar deux jours après, c’est valider la lame de fond qu’est l’influence du Qatar sur l’Union européenne. »

Parlement européen : « C’est un modèle complètement différent »

Ursula von der Leyen a aussi rappelé avoir proposé la création d’une « autorité indépendante » sur les questions d’éthique dans les institutions de l’UE. Mélanie Vogel, sénatrice écologiste et coprésidente du Parti vert européen, a travaillé pendant plusieurs années en tant que conseillère politique au groupe Verts / ALE du Parlement européen, et se rappelle sur notre antenne que les écologistes avaient proposé « d’encadrer les activités de lobbying » des Etats-tiers. « À l’époque on était très inquiets du rôle que jouait l’Arabie saoudite et de la manière dont ils exerçaient leur influence via des compagnies privées qui se faisaient passer pour des lobbyistes. Le groupe socialiste y était totalement opposé. Je repense depuis deux jours à ces négociations et je me dis que l’ampleur du phénomène m’inquiète beaucoup », raconte la sénatrice représentant les Français établis hors de France.

Cette influence d’Etats extra-européens sur la politique de l’UE par l’intermédiaire d’entités privées inquiète aussi Jean-Yves Leconte, sénateur socialiste, qui attire l’attention sur les modalités de financement des partis politiques : « Les personnes morales peuvent participer au financement des partis politiques européens, ce qui est totalement prohibé en France. Il est temps de s’interroger là-dessus, d’autant plus qu’un arrêt du Conseil d’Etat autorise les partis politiques européens à financer des campagnes en France dans le cadre des campagnes européennes. »

Le fonctionnement du Parlement européen est, lui aussi, un peu différent de ce que l’on connaît en France, puisque les activités de lobbying y sont habituelles, et la ligne peut parfois être fine explique Alain Cadec, sénateur LR et eurodéputé de 2009 à 2019 : « J’ai été surpris par ces révélations, comme tout le monde. Mais dans une assemblée avec plus de 700 parlementaires, qui a un fonctionnement à l’anglo-saxonne, c’est un peu inhérent au fonctionnement de l’institution. Les lobbies y sont présents, organisés, répertoriés. D’un autre côté il y a plein de contrôles sur les frais de mandat, il ne faut pas jeter un voile sombre pour quelques brebis galeuses sur les institutions européennes, qui sont extrêmement bien tenues. C’est un modèle complètement différent. »

« La frontière est parfois ténue entre le cadeau de courtoisie et le commencement de la corruption »

L’ancien président de la commission de la Pêche au Parlement européen ajoute que l’ingérence d’Etats-tiers pose des problèmes spécifiques : « J’ai été confronté aux lobbies de la pêche et de la mer, mais on ne m’a jamais proposé d’argent ou de cadeaux, de toute façon je refuse toujours tout en bloc. Mais pour ceux qui sont à la commission des Affaires étrangères, cela peut être plus compliqué quelques fois : les représentations étrangères asiatiques ont par exemple l’habitude du cadeau. C’est culturel chez eux, notamment dans des pays comme l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan ou Taïwan. La frontière est parfois ténue entre le cadeau de courtoisie et le commencement de la corruption, il faut faire attention. En l’occurrence, on parle quand même de valises de billets, j’espère que l’enquête fera la vérité. »

Mélanie Vogel s’interroge fortement sur l’ampleur du phénomène et rappelle effectivement que « ce n’est pas surprenant que le Qatar essaie d’influencer des votes », puisque le lobby fait partie intégrante du fonctionnement du Parlement européen. « Mais là c’est de la corruption, c’est criminel, ce n’est pas du lobby abusif », explique-t-elle. D’autant plus que l’on parle ici d’influencer un vote sur une résolution, qui n’est même pas un texte contraignant. « On a peur d’imaginer l’ampleur du phénomène. On découvre un petit bout de l’affaire, mais s’ils sont capables d’envoyer un million en cash pour une affaire symbolique, que sont-ils prêts à faire pour des décisions importantes ? » interroge la sénatrice écologiste. Les suites de l’enquête le diront probablement.

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