Hauts fonctionnaires : « L’ENA ne forme que 80 élèves par an : c’est une très petite minorité »

Hauts fonctionnaires : « L’ENA ne forme que 80 élèves par an : c’est une très petite minorité »

La délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation auditionnait ce matin, les directeurs de l’ENA et de l’INET à propos du lien entre la haute fonction publique et les territoires. La suppression de l’ENA et la création de l’ISP annoncées par Emmanuel Macron ont bien sûr été au cœur des discussions, mais pas seulement. Et si les liens entre les collectivités locales et la haute administration interrogent les sénateurs, ils regrettent une focalisation symbolique et politique sur l’ENA.
Louis Mollier-Sabet

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La haute administration c’est un sujet un peu technique et quand on veut en discuter comme c’était le cas ce matin au Sénat, on est obligés de parler de grands corps, de normes juridiques, de protocoles administratifs et d’une multitude de sigles obscurs… Pourtant, la haute fonction publique est sous le feu des projecteurs depuis l’annonce par Emmanuel Macron le 8 avril dernier d’une réforme de la formation des élites administratives françaises.

L’ENA : « C’est une très petite minorité des hauts fonctionnaires »

Le cœur du sujet c’est l’ENA, l’Ecole nationale d’administration. Trois initiales qui sont devenues bien plus dans le débat médiatique et politique, tant elles concentrent les controverses sur les élites dans la société française. Pourtant, précise d’emblée Patrick Gérard, directeur de cette école depuis 2017, aux sénateurs et sénatrices, « l’ENA ne forme que 80 élèves par an : c’est une très petite minorité. Il y a actuellement seulement 2000 énarques sur 10 000 hauts fonctionnaires. » Les autres hauts fonctionnaires sont majoritairement fournis par les grands corps d’ingénieurs et parfois par des personnes qui sont passées de la recherche ou du privé à la haute administration.

Quantitativement, les débats sur l’ENA n’épuisent pas les questions sur le fonctionnement de la haute fonction publique, loin s’en faut. Il n’empêche que cette réforme, hautement symbolique et politique, interroge les sénateurs. Sur le calendrier, déjà, Patrick Gérard précise : « L’ENA doit être transformée en ISP au 1er janvier 2022. L’ordonnance doit passer en Conseil des ministres le 26 mai, elle devra être ratifiée par le Parlement. » Il en vient ensuite au fond de cette réforme en détaillant le fonctionnement du futur Institut du service public (ISP) : « La différence c’est que l’ISP c’est l’ENA, moins l’accès direct aux grands corps à la sortie. Tout le monde entrera dans un corps qui s’appellera administrateurs de l’Etat. » Actuellement les élèves les mieux classés à la sortie de l’ENA pouvaient directement accéder à des postes au Conseil d’Etat, à la Cour des comptes, à l’Inspection générale des finances, de l’administration ou des affaires sociales. Ils devront maintenant d’abord occuper des postes dans les ministères ou les préfectures par exemple.

Ensuite, dans le futur ISP, « aux activités habituelles de l’ENA s’ajouteront deux types d’activité. Premièrement le tronc commun avec 14 autres écoles du service public pour construire une culture commune sur des sujets comme la science, la pauvreté, la déontologie, le sens de l’Etat… Deuxièmement l’ISP devra développer plus encore que l’ENA la formation continue en créant une ‘école de guerre’qui se fera plus tard et qui formera aux fonctions très supérieures : ambassadeur, préfet, recteur ou directeur de ministères. » Les futurs énarques accéderont donc plus tard dans leur carrière aux postes à plus haute responsabilité, et pas directement à la sortie de leur formation.

Ségrégation sociale : « Aujourd’hui le changement de sigle de l’ENA à l’ISP va-t-il inverser cette situation ? »

Ségrégation sociale : "Le changement de sigle de l’ENA à l’ISP va-t-il suffire ?" D. Estrosi-Sassone
01:12

La réforme de la formation des énarques semble claire, mais est-ce vraiment le cœur du problème ? La sénatrice Estrosi Sassone s’interroge encore sur « l’absence d’hétérogénéité des élites françaises issues des grandes écoles » en indiquant que « la part des élèves d’origine modeste dans les grandes écoles est passée de 29 % en 1950 à 9 % de nos jours ». La sénatrice LR des Alpes-Maritimes s’inquiète notamment des conséquences de ce recrutement sur le bon fonctionnement de la haute administration : « Bien évidemment la ségrégation sociale commence avant, mais cette quasi-homogénéité ne peut-elle pas expliquer aussi pourquoi aucune originalité d’approche est possible ? » Et surtout, elle met en doute la pertinence de la réforme de l’ENA à cet égard : « Aujourd’hui le changement de sigle de l’ENA à l’ISP va-t-il inverser cette situation ? »

Patrick Gérard le concède, la diversité sociale dans la haute fonction publique était plus grande dans l’après-guerre, au moment de la création de l’ENA, qui avait précisément été créée pour cela, tient-il tout de même à rappeler : « L’ENA a été créée parce qu’avant 1945 chaque corps et ministère recrutaient individuellement et chacun s’était aperçu que ces recrutements donnaient lieu à de la cooptation. Lorsqu’on était fils, frère, ou cousin (cela ne concernait que des hommes à l’époque) de quelqu’un en place, on avait toutes les chances de réussir. Jean Zay et Marc Bloch en avaient fait des raisons de la défaite de 1940. De Gaulle a donc mis en place ce système de l’ENA avec un concours d’entrée et un classement de sortie. »

Le directeur de l’ENA continue cette rapide histoire de l’homogénéisation du recrutement de la haute fonction publique en soulignant un paradoxe : « Plus on a élargi l’accès au baccalauréat et aux études supérieures, plus la ségrégation s’est accentuée. » Mais il ne rend pas les armes et souligne le travail qui a été fait par l’ENA dans ce sens et qui n’est d’après lui pas la grande école la plus mal lotie en termes de diversité sociale : « Dans la promotion actuelle j’ai 38 % des élèves qui étaient boursiers de l’enseignement supérieur, très peu de grandes écoles ont ces chiffres-là. C’est notamment grâce au concours interne ou au troisième concours. Le gouvernement a d’ailleurs décidé de lancer un concours supplémentaire : le 2è concours externe dit ‘des talents’, réservé à des étudiants boursiers de l’enseignement supérieur. »

Patrick Gérard a enfin tenu à souligner devant les sénateurs l’importance de « deux autres diversités importantes ». D’abord, « la diversité culturelle » : « Il ne faut pas qu’ils aient tous fait les mêmes études : c’est pourquoi j’ai ouvert un concours aux docteurs pour qu’il y ait des cultures différentes et pas un modèle de pensée juridique ou économique. » Ensuite, « il faut aussi de la diversité territoriale. Nous avons plus de la moitié de nos élèves qui ont fait leurs études à Paris. Très peu viennent d’Outre-mer. J’ai passé un accord avec la Nouvelle-Calédonie pour que des élèves viennent dans le concours des talents. Nous regardons aussi cela avec la Guyane et si on peut faire plus on le fera. »

Lien de la haute fonction publique avec les territoires : l’ENA « à l’écoute du terrain » ?

C’est d’ailleurs l’autre grand sujet qui a retenu l’attention des sénateurs et des sénatrices au cours de cette audition : le lien entre la formation des hauts fonctionnaires et les territoires. Françoise Gatel, présidente de la délégation, ouvre le bal dès l’introduction de l’audition : « L’ENA a mis en place de stages en préfecture et en entreprise c’est une excellente chose. Nous avions quand même une idée à suggérer : pourquoi ne pas prévoir une sortie d’école systématique en collectivité ou en administration déconcentrée et hors des métropoles et pas seulement les préfectures ou les chefs-lieux ? »

Patrick Gérard lui répond : « C’est pour cela que la 1ère année est un stage dit ‘territoire’, et pas seulement ‘préfecture’ : vous devez sans doute rencontrer nos stagiaires dans vos départements. Ce stage est une partie importante de leur note dans le classement de sortie (10 %) et dans les critères d’évaluation il y a leur efficacité, leur écoute du terrain ainsi que les rencontres avec les élus locaux ou avec des élèves dans les lycées. » Dans le même esprit, le directeur de l’ENA met en avant sa décision d’orienter les stages en entreprise vers les PME : « J’ai supprimé la possibilité de faire le stage en entreprise dans les départements des affaires publiques des grandes entreprises du CAC40 (comme c’était souvent le cas) pour le faire dans une PME. Le but étant que les élèves prennent conscience des normes imposées par l’Etat aux PME. »

Inflation des normes et judiciarisation : le problème de « la culture du parapluie, ceinture et bretelles »

Philippe Dallier : "La culture du parapluie, ceinture, bretelle n'est-elle pas un problème ?"
01:32

Sur ce sujet, les sénateurs et les directeurs de l’ENA et de l’INET semblent largement tomber d’accord : la France fait face à une inflation de normes, qu’elles soient législatives ou réglementaires. Le Parlement voterait trop de lois et les administrations produiraient trop de règlements, ce qui empêcherait l’action publique de fonctionner efficacement. Les sénateurs en prennent d’ailleurs leur part de responsabilité, comme l’explique Philippe Dallier : « Si on cherche à comprendre et à lutter contre cet excès de normes, il faut regarder du côté du Parlement, de notre côté il y a des choses à faire. » Sur ce sujet, Patrick Gérard suggère à titre d’exemple qu’aux Pays-Bas, le gouvernement ne peut légiférer qu’une seule fois sur un sujet donné par législature. « Une seule fois par législature, je ne sais pas, mais faire des efforts serait déjà bien » acquiesce Philippe Dallier.

Mais le sénateur LR de Seine-Saint-Denis profite de la présence de Patrick Gérard et de Franck Périnet pour leur demander d’éventuelles pistes de réflexion : « Côté administration il y a là aussi des choses à regarder. La culture du parapluie ceinture et bretelles n’est-elle pas un problème ? Je fais référence à la judiciarisation de la société : on essaie de limiter les risques pour ceux qui prennent les décisions ce qui nous conduit à un excès de normes. Je dis ça mais je n’ai pas la solution. Que peut-on faire dans ce domaine-là ? »

Franck Périnet, directeur de l’Institut national des études territoriales (INET) qui forme les hauts fonctionnaires travaillant dans les collectivités locales, rejoint le sénateur Dallier et plaide pour un esprit de responsabilité et d’équilibre des fonctionnaires territoriaux : « Les fonctionnaires territoriaux doivent préserver les élus et leurs collectivités, des risques : c’est un rôle fondamental. Cela étant, la mesure du risque fait partie des compétences à développer : il y a parfois de l’incertitude qui ne doit pas bénéficier à la rédaction de normes qui nous rassurent sans agir, mais plutôt nous pousser à l’action sans normes. »

Françoise Gatel, qui préside l’audition, semble apprécier la teneur des échanges : « L’inscription dans la Constitution d’un principe de précaution me semble avoir des effets très complexes et vous avez tout à fait raison de dire que le fonctionnaire doit sécuriser l’élu qui a décidé. L’élu doit aussi prendre son champ de responsabilité : j’apprécie ce que vous dites au sens où tout en appliquant un principe de précaution il convient de mesurer l’occurrence du risque et sa gravité. » Patrick Gérard lui emboîte le pas, dans une audition qui ressemble presque plus à une table ronde : « C’est vrai que la norme répond au principe de précaution : le sénateur Dallier a raison de dire que c’est l’effet ‘ceinture et bretelles’. La judiciarisation est telle que quelques fois on encadre trop les textes parce qu’on se dit qu’on sera dans les clous si quelqu’un nous poursuit. Cette judiciarisation a cet avantage heureux de pousser à être vertueux, mais elle a cette conséquence d’inflation des normes. »

Françoise Gatel : "Il ne faut pas sacrifier l’ENA à l’ère d’une communication ou de symboles."
01:53

Des échanges cordiaux, donc. Et pour cause ! Les sénateurs, s’ils s’interrogent véritablement sur la formation des hauts fonctionnaires semblent presque regretter une focalisation trop politique sur l’ENA. « C’est facile pour nous élus de critiquer les énarques, mais je crois qu’on doit être favorables à avoir une élite dans ce domaine-là, ça fait la fierté de la France », glisse par exemple Laurent Burgoa, sénateur LR du Gard, au détour d’une question. Et Françoise Gatel de conclure par un plaidoyer pour les élites administratives : « Je pense qu’il ne faut pas sacrifier l’ENA à l’ère d’une communication ou de symboles. On sort l’échafaud pour l’ENA, qui serait la cause des maux de la France et de ses fractures territoriales et sociales. Personnellement je ne le pense pas. Nous avons une formation des grands serviteurs de l’Etat qui brillent par leur intelligence et leurs compétences. Nous avons aussi de grands corps d’ingénieurs techniques qui savent nous expliquer ce que nous ne savons pas comprendre. Il est extrêmement important que la France continue à avoir un niveau d’excellence de formation dans ce domaine. »

 

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