Le recours aux cabinets de conseil par l’État est « un système installé », épingle la commission d’enquête du Sénat

Le recours aux cabinets de conseil par l’État est « un système installé », épingle la commission d’enquête du Sénat

La commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil dans les politiques publiques a remis des conclusions accablantes. La rapporteure (communiste) Éliane Assassi et le président (LR) Arnaud Bazin dénoncent une forme de « réflexe » dans l’appel aux consultants de la part de l’État. Ils évoquent également une « fébrilité » sur ces sujets, de la part du gouvernement.
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Tout au long de ses auditions menées cet hiver, la commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques a cherché à comprendre quelle était l’ampleur de l’intervention de consultants privés dans la sphère publique, et notamment dans les ministères. Distillant parfois des exemples de prestations, abondamment relayés sur les réseaux sociaux. Les sénateurs ont enfoncé le clou en dévoilant leur rapport ce 17 mars, en fin de matinée. Les constats sont sans appel. L’intervention de grands cabinets pour épauler l’État durant la crise sanitaire n’était qu’une illustration du phénomène. Cette pratique, qui ne date pas de l’actuel quinquennat, s’est bel et bien accentuée depuis 2018.

« La liste des prestations de conseil donne le vertige. Des pans entiers des politiques publiques sont délégués à des consultants, qui n’ont toutefois aucune légitimité démocratique. Il s’agit d’une intrusion en profondeur du secteur privé dans la sphère publique », signale Éliane Assassi. « L’État donne parfois le sentiment qu’il ne sait plus faire et qu’il fallait appel aux consultants, par réflexe, y compris pour des prestations basiques. »

Des cabinets de conseil en renfort du ministère de l’Intérieur pour gérer les radars automatiques

Le rapport donne un exemple qui parlera à tout le monde : la gestion des 4 000 radars au bord des routes. Depuis 2017, le ministère de l’Intérieur est engagé dans des contrats d’assistance à maîtrise d’ouvrage avec notamment le cabinet de conseil Sopra Steria. L’entreprise « mobilise 63 personnels » pour « accompagner le développement et l’évolution » de l’informatique ou encore suivre le déploiement des radars sur le territoire.

Et de lister quelques exemples de réformes à l’occasion desquelles des cabinets sont intervenus : réforme de la formation professionnelle, stratégie nationale de santé ou encore réforme de l’aide juridictionnelle. « Même le baromètre de l’action publique a été créé par un cabinet, Capgemini. 3 millions d’euros, cela fait cher le baromètre », ajoute la sénatrice. Selon elle, la présence des consultants est parfois mal vécue par l’administration. Elle cite ainsi des « témoignages alarmants » de fonctionnaires à l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), où des consultants sont intervenus pour l’accélération des délais de traitement des demandes d’asile.

« Manifestement, c’est un système installé, des réflexes », résume le président LR de la commission Arnaud Bazin. Sur la crise sanitaire, les cabinets les plus en vue n’ont pas seulement accompagné l’État dans les quelques semaines de sidération de mars 2020. « Tout s’est poursuivi pendant deux ans. Il n’y a pas eu d’initiative réelle de l’État pour voir comment on pouvait internaliser le maximum de ces interventions », s’étonne le sénateur LR.

Réduction des dépenses en 2022 : Arnaud Bazin s’étonne du « chiffre au doigt mouillé » du gouvernement

En 2021, les dépenses de conseil de l’État au sens large (en incluant les opérateurs) ont dépassé le milliard d’euros, selon le calcul de la commission d’enquête. Depuis 2018, les dépenses conseil en stratégie et organisation (ce qui exclut le cas particulier, et souvent technique, du conseil en informatique) ont été multipliées par 3,7. Ces données apparaissent en totale contradiction avec les propos du gouvernement : la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques Amélie de Montchalin, auditionnée le 19 janvier, affirmait que l’actuel quinquennat s’était illustré par une « stabilisation » des dépenses. De quoi faire douter les sénateurs sur la sincérité du gouvernement. La circulaire signée pour remettre de l’ordre dans le recours aux cabinets de conseil a été annoncée… le même jour que cette audition. La ministre a assuré que le projet était en préparation depuis plusieurs mois. Il n’empêche, la concomitance avec les travaux sénatoriaux interroge. « Face à une telle hausse des dépenses, l’opportune circulaire du Premier ministre pour remettre de l’ordre n’est qu’un pansement sur une jambe de bois », dénonce Éliane Assassi. « Comme Madame la rapporteure j’ai été choqué de voir qu’on nous sort une circulaire du Premier ministre le jour même de l’audition de la ministre en charge », ajoute Arnaud Bazin.

Amélie de Montchalin avait annoncé que l’exécutif s’engageait sur une diminution « d’au moins 15 % de baisse » du volume de dépenses en conseil extérieur pour l’année 2022, sur les sujets de transformation et de stratégie. « 15 %, ça n’a aucun intérêt », s’étonne Arnaud Bazin. « C’est un chiffre totalement au doigt mouillé. Ça, c’est de la politique, ce n’est pas de la gestion convenable de l’administration ».

A la circulaire surprise, s’ajoute un autre élément. « C’est comme le contrôle fiscal dont fait l’objet McKinsey. Notre commission d’enquête démarre au mois de novembre et le contrôle fiscal débute au mois de décembre », s’étonne Éliane Assassi. Sur ce montage fiscal, le Sénat va saisir le procureur de la République, après avoir suspecté un faux témoignage sur la fiscalité des activités françaises de McKinsey.

Bref, la sénatrice communiste est persuadée que le sujet de la commission « a fait mouche ». « C’est un certain nombre d’éléments, de faits, qui nous font penser qu’il y a une certaine fébrilité qui a parcouru les rangs du gouvernement et particulièrement le Premier ministre et la ministre de la Fonction et de la Transformation publiques ».

Un exercice de transparence : des contrats bientôt dévoilés en open data par le Sénat

Le binôme sénatorial ne veut pas remettre en cause « l’apport » des cabinets de conseil dans un certain nombre de missions ou de besoins d’expertises pointes. Mais il demande désormais des règles plus strictes, pour éviter toute dérive à l’avenir. « Ce que nous voulons, c’est qu’il y ait une méthode, une doctrine […] et non pas une automaticité, un réflexe », plaide Arnaud Bazin.

La commission d’enquête recommande également des changements pour empêcher tout conflit d’intérêts ou manquement déontologique : intervention de la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique, ou encore interdiction des prestations « pro bono » (pour le bien public), gratuites donc suspectes. « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit », note Éliane Assassi.

Une proposition de loi transpartisane sera déposée probablement « à l’automne », pour traduire dans des termes législatifs ces recommandations. Une saison 2 des auditions devrait avoir lieu. « Dans le cadre de la préparation, j’imagine que nous allons auditionner, un certain nombre de cabinets sans doute, de fonctionnaires », s’avance la rapporteure.

D’ici là, la commission va faire œuvre de transparence sur un domaine qui en a singulièrement manqué. De par la nature même de leurs activités, les cabinets de conseil aiment la discrétion. Les sénateurs se sont engagés à publier, en « données ouvertes », « la liste complète des contrats », mais aussi les « livrables », c’est-à-dire la littérature produite par ces cabinets lors de leurs missions avec les ministères.

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