« Les gens se saignent pour garder un toit au-dessus de la tête », alerte la Fondation Abbé Pierre

« Les gens se saignent pour garder un toit au-dessus de la tête », alerte la Fondation Abbé Pierre

La mission d’information sénatoriale sur la lutte contre la précarisation et la paupérisation a poursuivi ses travaux ce mardi, en menant notamment plusieurs auditions autour du thème du logement. Les intervenants ont tous posé le constat d’une précarisation rampante des conditions d’accès au logement, qui touche un public de plus en large et pourrait avoir des effets désastreux à long terme.
Louis Mollier-Sabet

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Dans la crise sanitaire actuelle, on pourrait s’attendre à ce que les loyers impayés explosent en réaction à la crise sociale déclenchée par l’arrêt de certains secteurs de l’économie. Pourtant, les acteurs du logement – et notamment du logement social où l’on pourrait anticiper les plus grandes difficultés – s’accordent tous sur l’absence d’une « augmentation significative » des impayés. Mais la situation est bien plus complexe et alarmante que la relative stabilité des impayés pourrait le laisser penser.

Loyers impayés : « une bombe à retardement des expulsions locatives »

Christophe Robert alerte sur "la bombe à retardement des expulsions locatives".
02:31

C’est d’abord Emmanuelle Cosse, ancienne ministre du Logement de François Hollande et présidente de l’Union sociale pour l’habitat regroupant les fédérations d’organismes HLM, qui a dressé le constat d’une augmentation tout à fait conjoncturelle des impayés en début de confinement : « On a noté au début du premier confinement une très forte augmentation des impayés. Mais c’est parce que nous avons été obligés de fermer nos agences de proximité et beaucoup de nos locataires payent leur loyer dans ces agences avec machines à carte bleue ou du mandat cash. » Nicolas Démoulin, député LREM de l’Hérault et auteur d’un rapport sur les expulsions locatives partage ce constat : « Il y a eu une inquiétude très forte durant le premier confinement sur des problèmes logistiques de moyens de paiement. Mais il n’y a pas une très forte augmentation des impayés. Cela ne nous empêche pas d’être très inquiets sur la suite. »

En effet, auditionné quelques heures plus tard, Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, a bien insisté sur cette stabilité en trompe-l’œil : « J’attire vraiment l’attention sur un point : il ne faudrait pas croire que la non-augmentation significative des impayés ne va pas produire des effets à moyen terme. Les amortisseurs et la solidarité familiale jouent à plein dans une période comme celle-là. Cela peut permettre de gérer une crise, mais plus de gérer quand cela dure. Il faut éviter la constitution d’impayés de plus de 3 mois qui peut conduire plus tard à la « bombe à retardement » des expulsions locatives. »

C’est le contexte d’une grande fragilité sociale qui fait craindre à ces acteurs du logement social un retour de bâton dans quelques mois. D’autant plus que le fait que les loyers soient effectivement payés n’est pas nécessairement un signe de bonne santé économique pour Christophe Robert : « Ce qui fait qu’il n’y a pas une forte hausse des impayés aujourd’hui ce sont des arbitrages. Or, ces arbitrages ont des conséquences sur la santé, sur l’alimentation et on en paiera le prix à un moment ou à un autre. Les gens se saignent pour garder un toit au-dessus de la tête mais ça a des conséquences. On voit très bien que pour payer leur loyer, les gens que l’on reçoit dans nos permanences ne vont pas aller chez le dentiste, ou ne vont pas s’alimenter convenablement. »

Le délégué général de la fondation Abbé Pierre poursuit en enjoignant le gouvernement à anticiper le problème et à agir à la racine du problème sans se laisser tromper par des chiffres relativement stables pour le moment : « Il ne faut pas attendre une massification des impayés qui conduira aux expulsions locatives. Il faut prévenir plutôt que punir par les expulsions locatives. Sur ce sujet nous n’étions pas entendus par le gouvernement parce que les impayés n’étaient pas très élevés, mais nous savons que c’est ce qui nous attend demain. Le Premier ministre semble depuis, avoir ouvert la porte. »

Christophe Robert et la Fondation Abbé Pierre voient dans cette attitude un défaut « structurel » des politiques sociales françaises : « Nous avons une protection sociale très performante, mais je suis très surpris souvent de comment nous n’arrivons pas à déployer des politiques de prévention suffisamment ambitieuses. Il faut en fait mettre en place la politique du logement portée actuellement mais à une échelle 10, 20, 30 ou 40 fois supérieure pour couper le robinet qui alimente la rue et sortir durablement les personnes de leur précarité plutôt que de les faire tourner dans les dispositifs à grands frais pour les dépenses publiques et pour leur santé. »

« Depuis mars dernier, nous découvrons un public qui ne venait pas jusqu’à nous auparavant »

L’autre grand constat partagé par les acteurs des politiques de logement auditionné ce mardi, c’est l’arrivée d’un « nouveau public » dans les structures d’aide sociale : « Ce que nous observons c’est un élargissement des personnes en situation de fragilité […] De nouveaux profils viennent rejoindre la cohorte de ceux qui étaient déjà en difficulté : on est par exemple passés de 5 à 8 millions de personnes qui sollicitent l’aide alimentaire », indique Christophe Robert. Il poursuit en caractérisant ce « nouveau public » : « Depuis la crise de mars dernier, nous découvrons de façon très claire un public qui ne venait pas jusqu’à nous auparavant. Ce sont les autoentrepreneurs, les artisans et les petits chefs d’entreprise. C’est un nouveau public pour nous. J’insiste aussi sur les acteurs de l’économie informelle qui ne bénéficient pas du chômage partiel. On parle de 2,5 millions de personnes concernées par cette économie informelle, dont on pense ce que l’on veut, mais cela crée des fragilités importantes. »

Nicolas Démoulin dresse un constat similaire sur le profil sociologique de cette nouvelle précarité que la crise sanitaire a amené dans le viseur des politiques sociales et de la politique du logement : « Dans les mois et les années à venir, on va se trouver face à des impayés qui vont toucher des ménages que l’on ne connaît pas forcément : des profils plus indépendants qui n’ont pas l’habitude de faire appel aux services sociaux. Ils représentent par exemple aujourd’hui 40 % des repas distribués par les Restos du cœur. »

Précarité des jeunes : « C’est leur survie qui est en question et quand on n’est pas occupé à survivre, on n’est pas occupé à chercher une formation »

Garantie jeunes : "Quand on est occupé à survivre, on n’est pas occupé à chercher une formation."
02:47

Pour Christophe Robert, l’autre grande composante de cette nouvelle précarité est une catégorie sociale dont les difficultés remontent « à une temporalité plus longue », mais sur lesquelles la crise sanitaire a eu un « effet loupe » : les jeunes. « Sur une temporalité un peu plus longue, les jeunes sont très fortement en difficulté. Ils sont surreprésentés en ce qui concerne le taux de pauvreté, mais aussi parmi les sans-domicile fixe. La rue est alimentée par les défaillances des politiques publiques en amont, avec des jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance parmi les sans-abri, tout comme des sortants de prisons ou d’hôpitaux psychiatriques. » A ce public dont les difficultés ne datent pas de la crise sanitaire s’ajoute une autre frange de la jeunesse française : « Depuis la crise, on a un élargissement de la précarité à des jeunes habituellement plus protégés avec la disparition des petits boulots. » Emmanuelle Cosse s’est par exemple interrogée « sur les impayés dans les résidences étudiantes ». Elle précise : « Les étudiants qui auront des impayés ne pourront pas retourner en Crous l’année prochaine. Je suis étonnée que personne n’en parle alors que ça va être un véritable sujet en fin d’année. »

Par ailleurs, Christophe Robert a tenu à rappeler aux sénateurs que le mal logement est « un réceptacle de la défaillance d’autres politiques. » Ainsi les difficultés d’accès au logement des jeunes posent le fameux débat de l’extension des minima sociaux aux moins de 25 ans, et notamment du RSA. « L’absence de minima pour les jeunes de moins de 25 ans est un trou dans la raquette extrêmement préoccupant, qui se manifeste dans nos lieux d’accueil de jour : les jeunes qui viennent nous voir se retrouvent avec zéro euro de ressources. S’il n’y a plus d’aide alimentaire ou s’il n’y a plus d’aide sociale, c’est leur survie qui est en question », alerte le délégué général de la Fondation Abbé Pierre.

Face à ce « trou dans la raquette », le gouvernement a promis d’étendre le dispositif de « garantie jeunes » – d’accompagnement vers l’emploi ou la formation par les missions locales – à 200 000 jeunes. Cela ne règle pas le problème, d’après Christophe Robert : « La garantie jeune est un bon dispositif. La formation, l’accompagnement par les missions locales sont essentielles. Mais une partie de la jeunesse ne viendra pas frapper à la porte d’une mission locale ou n’est simplement pas en état de rentrer dans le processus. On a des jeunes de 20 ans qui viennent nous voir parce qu’ils n’ont plus aucune ressource et qu’ils sont occupés à survivre. Or, quand on est occupés à survivre, on n’est pas occupés à chercher une formation, un logement ou à se reposer pour pouvoir chercher un boulot. Les bonnes réflexions autour de la garantie jeune n’enlèvent rien à la nécessité de créer un droit ouvert à ces catégories abandonnées par la puissance publique. »

« Cela pose la question du niveau des minima sociaux en France »

"Les APL sont les prestations les plus impactantes pour sortir de la pauvreté." Christophe Robert
01:15

Au-delà de la situation préoccupante des jeunes, les acteurs de la politique du logement auditionnés dressent un bilan où tout un pan de la population semble précarisé : « En France, il y a 4 millions de mal-logés et 12 millions de fragilisés, c’est-à-dire qui pourraient bien basculer d’un moment à un autre dans le mal-logement », d’après les estimations de la Fondation Abbé Pierre. Emmanuelle Cosse, présidente de l’Union sociale pour l’habitat qui rassemble les différentes fédérations d’organismes HLM, a – elle aussi – tiré la sonnette d’alarme en ce qui concerne l’état de la population qui accède aux logements sociaux : « On a des gens qui sont dans une situation de pauvreté qui ne s’arrange pas. Ce qui nous inquiète c’est que la population des locataires HLM, est une population qui s’appauvrit d’année en année : un nouvel entrant est en moyenne plus pauvre que les locataires qu’il remplace. »

L’ancienne ministre du Logement en tire un bilan sur la société française et l’ensemble des politiques de lutte contre la pauvreté : « On n’a plus l’ascenseur social par le travail qu’on avait il y a 20 ou 30 ans. On a un public qui, même en étant actif, n’y arrive pas. Il ne faut pas oublier que la raison globale à la présence d’impayés, c’est qu’une population n’arrive pas à sortir de la pauvreté. » Christophe Robert a lui aussi, rappelé l’inconditionnel lien entre les loyers impayés et les politiques de lutte contre la pauvreté : « Au moment où les distributions alimentaires réduisaient leur voilure avec des bénévoles âgés qui ne pouvaient plus venir ou des travailleurs sociaux qui devaient s’occuper de leurs enfants qui ne pouvaient plus aller à l’école, on a vu à quel point un RSA ne suffit pas à vivre dans de bonnes conditions. Cela pose la question du niveau des minima sociaux en France. »

Au-delà des minima sociaux, le délégué général de la Fondation Abbé Pierre a mis en exergue le rôle crucial des aides au logement dans la lutte contre la pauvreté en France : « Dans les amortisseurs il y a les minima, mais aussi les APL qui sont les prestations les plus impactantes pour sortir de la pauvreté. » Sur ce point, il s’est montré particulièrement critique sur la politique menée par le gouvernement depuis 2017 : « Les coupes budgétaires opérées par le gouvernement dans l’aide sociale entre 2017 et 2021 ont atteint 10 milliards d’euros […] Ces 10 milliards d’euros en moins depuis le début du quinquennat sur les APL ou le logement social, pèsent aujourd’hui très fortement. Beaucoup ont entendu parler de la baisse des 5 euros, mais peu ont entendu parler de la désindexation, de la contemporanéisation ou de la suppression des APL accession à la propriété. »

« On ne va pas refaire le match des coupes de 2017, mais quand même », regrette-t-il un peu plus loin dans l’audition. Un manque d’investissement dans les aides au logement qui s’ajoute au « ralentissement de la construction et de l’attribution des logements sociaux ». C’est le mélange de toutes ces fragilités dans les politiques sociales françaises qui crée, d’après Christophe Robert cette situation de « bombe à retardement ».

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