Lutte contre le djihadisme : le Sénat précurseur

Lutte contre le djihadisme : le Sénat précurseur

En 2014, six mois avant les attentats de Charlie Hebdo, le Sénat votait la création d’une commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes.
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« L’idée de cette commission d’enquête m’est venue à la suite de la lecture du livre de David Thomson [Les Français jihadistes, ed. Les Arènes NDLR]. Je ne voyais pas comment notre système français pouvait prévenir et guérir ce phénomène », se souvient la sénatrice centriste de l’Orne, Nathalie Goulet.

En juin 2014, à l’initiative du groupe centriste et de Nathalie Goulet, le Sénat vote une proposition de résolution « d’une commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe ». La commission d’enquête commencera ses travaux en octobre de cette année-là.

« On était dans une actualité hyper brûlante »

Deux mois plus tard, les attentats de Charlie Hebdo et de l’hyper casher viendront bousculer ses travaux. Le président du Sénat, Gérard Larcher, décide alors de renforcer la commission d’enquête. Dans un esprit d’union nationale, André Reichardt, sénateur LR du Bas Rhin, partage désormais la présidence de la commission d’enquête avec Nathalie Goulet. Le sénateur PS, Jean-Pierre Sueur, en est le rapporteur.

« On était dans une actualité hyper brûlante. L’émotion qui a suivi ces attentats a été l’une des raisons pour lesquels nos auditions se sont tenues à huis clos. On ne voulait pas non plus télescoper le travail du gouvernement qui était en train de préparer des textes. D’ailleurs, au fur et à mesure des semaines, l’exécutif arrivait aux mêmes conclusions que nous », relate la co-présidente de la commission d’enquête, Nathalie Goulet.

Durant 6 mois les sénateurs auditionneront 70 personnes, dont cinq ministres (le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, la garde des Sceaux Christiane Taubira et la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud Belkacem), et les services de renseignement (DGSE, DGSI, DRM ainsi que Tracfin). Ils s’entretiendront avec le numéro 1 de la CIA, John O.Brennan, lors d’un déplacement aux États-Unis. Et se rendront en Turquie, pour aborder le problème de coopération avec les autorités Turques. Ils visiteront un camp de réfugiés à la frontière turco-syrienne.

110 propositions

Le 8 avril 2015, la commission rend public son rapport de 440 pages intitulé « Filières djihadistes : pour une réponse globale et sans faiblesse » et fait 110 propositions assez techniques visant à « prévenir la radicalisation », « renforcer la coordination et les prérogatives des services antiterroristes », « contrer le djihad médiatique », « tarir le financement du terrorisme », « mieux contrôler les frontières de l’Union européenne » ou encore « adapter la réponse pénale et carcérale ».

La commission a d’abord fait un constat. En mars 2015, on comptait exactement 1 432 Français partis en Syrie ou en Irak, dont 413 effectivement dans les zones de combat. « La situation est grave. Il y a beaucoup à faire », notait Jean-Pierre Sueur qui déplore qu’il ait fallu « attendre le printemps 2014 pour que soit mis en place un plan anti-jihad comprenant notamment l’instauration d’un point de contact pour les familles souhaitant signaler la radicalisation d’un proche », alors que l’accélération des départs avait commencé en 2012.

Porter une attention particulière sur internet

« Nous avions fouillé plusieurs sujets qui à l’époque n’étaient pas très développés comme la déradicalisation. Il y avait beaucoup d’illusions autour de ça. On avait tendance à penser qu’avec un stage et trois vidéos on pouvait déradicaliser quelqu’un. Nous avons beaucoup insisté la mise en œuvre d’une approche approfondie en faisant appel à l’ensemble de la société, les magistrats, le personnel éducatif, les associations sportives », se souvient Jean-Pierre Sueur.

En matière de lutte contre les filières djihadistes, deux axes principaux ressortent des préconisations sénatoriales : le développement des services de renseignements, en particulier, le renseignement pénitentiaire et une attention particulière portée sur Internet et les réseaux sociaux, vecteurs privilégiés des « réseaux djihadistes à des fins d’organisation ou pour propager des messages et des vidéos d’apologie du terrorisme ».

Les sénateurs demandaient, par exemple, le triplement des effectifs du bureau central du renseignement pénitentiaire (BRCP). Quatre ans plus tard, un rapport de la commission des lois du Sénat pour le budget 2019 notait que de 13 agents nationaux en 2014, le BCRP en comptait 37 en 2018. « Le renseignement pénitentiaire n’existait pratiquement pas. Christiane Taubira l’avait créé mais il était surtout composé de surveillants pénitentiaires. Nous avions insisté pour que ce soit des professionnels du renseignement ».

Mieux lutter contre le financement du terrorisme

Autres exemples de préconisations suivis d’effets, enregistrer dans un fichier les personnes condamnées pour des actes de terrorisme, isoler des individus radicalisés en prison, ou encore permettre l’accès des fichiers de police et de justice aux services de renseignement. De même, les élus souhaitaient voir « doubler les effectifs de Tracfin affectés à la lutte contre le financement du terrorisme ». Entre 2014 et 2016, le nombre de ses agents avait augmenté de 27 % pour atteindre 132.

En ce qui concerne le contrôle aux frontières, la commission plaidait pour l’adoption « le plus rapidement possible de la directive européenne sur le PNR (Passenger Name Record). Le Parlement et le Conseil européen l’adopteront en 2016. Même chose pour la demande de « création d’un corps de garde-frontières européens chargé de venir en soutien » des États membres. L'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) sera mise en place l’année suivante.

« La radicalisation s’effectue, dans un grand nombre de cas, en marge des lieux de culte officiels. Elle a lieu de manière privilégiée par Internet », constatait la commission d’enquête qui préconisait d’imposer aux acteurs d’Internet de permettre le signalement des messages contraire à la loi « en un seul clic ». Leurs recommandations sur la surveillance numérique se retrouveront également dans la loi relative au renseignement de 2015. Depuis lors, les services de renseignement peuvent installer des « boîtes noires » chez les fournisseurs d’accès à Internet afin de détecter d’éventuelles menaces terroristes avec une analyse automatique des données de connexion.

Les groupes UMP et UDI-UC du Sénat se désolidarisent du rapport « Sueur »

Malgré ce travail conséquent, des divergences de vues auront marqué cette commission d’enquête. Quelques heures après la présentation du rapport à la presse, les groupes UMP et UDI-UC du Sénat s'en désolidarisaient, exprimant dans un communiqué leur « désaccord avec le rapport Sueur » où « il manquait selon eux « des aspects essentiels ». La droite sénatoriale souhaitait notamment lancer la réflexion sur « l’organisation de l’Islam en France ».

Nathalie Goulet voulait et veut encore aujourd’hui « une clarification des circuits financiers du Halal ». « Nous avons fait par la suite une mission d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte », rappelle celle qui en a été la rapporteure.

À gauche, d’autres élus, à l’instar de la sénatrice écologiste, Esther Benbassa, militaient pour des propositions plus fortes sur le plan des stigmatisations, comme l’instauration de statistiques ethniques pour mieux mesurer le problème et y répondre. « Notre société a fabriqué des djihadistes. (…) Il manque dans ce rapport toute la partie prévention. Le juridique ne suffit pas à porter des solutions à des maux. Ce n’est pas en mettant en prison les djihadistes qu’on réglera le problème », regrettait Esther Benbassa.

« Il y a au niveau mondial une humiliation des musulmans. Il y a une frustration quand on n’est pas dans l’emploi. Daesh recrute plus que les entreprises françaises », expliquait de son côté Bariza Khiari, ancienne sénatrice PS de Paris.

Depuis, le Sénat a mis en place deux autres commissions d’enquête tournant autour de la radicalisation : en 2018, « sur l’organisation et les moyens des services de l’État pour faire face à l’évolution de la menace terroriste après la chute de l’État islamique », et cette année sur « la radicalisation islamiste ».

 

 

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