« Nous sommes tous en train d’y laisser notre peau » : l’appel au secours des urgentistes au Sénat

« Nous sommes tous en train d’y laisser notre peau » : l’appel au secours des urgentistes au Sénat

Nouvelle audition pesante devant la commission d’enquête du Sénat sur la situation de l’hôpital et du système de santé. Durant deux heures, les sénateurs ont recueilli les témoignages lourds des médecins urgentistes.
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Tout est parti de là, des urgences. La crise de l’hôpital s’était manifestée de manière visible dans ces services, avec plusieurs mois de grève en 2019. « De la médecine d’urgence, nous sommes passés à la médecine de catastrophe. La catastrophe est permanente, le flux ne s’arrête jamais. » Entre les murs du Sénat ce 16 décembre, François Escat, un médecin urgentiste dans une clinique au sud de Toulouse lance un nouvel « appel au secours ». « Le système de soins est au bord de l’implosion et ce n’est plus une figure de style. Nous sommes tous en train d’y laisser notre peau. » Plusieurs médecins urgentistes, de divers horizons, praticiens d’établissements publics, du privé, dans des grandes métropoles ou des territoires ruraux, ont livré des témoignages forts ce 16 décembre sur la situation de leurs services.

Pour sa deuxième journée d’audition, une semaine après la table ronde accablante des soignants et des praticiens, la commission d’enquête sénatoriale sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France a choisi d’entendre des responsables de services d’urgences. Ces urgentistes « illustrent de manière assez emblématique les tensions que connaît notre système hospitalier et les répercussions sur l’hôpital d’un certain nombre de dysfonctionnements dans l’organisation des soins », a introduit le président de la commission, Bernard Jomier (apparenté PS).

Tour à tour, ils mettent des mots sur leur quotidien et relatent leur détresse, physique mais aussi morale. Caroline Brémaud, jeune cheffe du service des urgences du Centre hospitalier de Laval, évoque son équipe de 5 personnes (équivalent temps plein), alors qu’il en faudrait « entre 16 et 18 pour fonctionner correctement », dans un établissement sous-dimensionné pour la demande locale. « Je crois que le mot indigne est le plus simple et le plus parlant pour tout le monde. On peut attendre plusieurs heures avant d’être pris en charge. Cette semaine, j’ai une dame de 95 ans qui est restée 36 heures dans le couloir des urgences », relate-t-elle.

« La réalité, c’est que les urgences sont la seule lumière allumée »

Le contexte de la cinquième vague de covid-19 ajoute une difficulté supplémentaire aux urgences, qui fonctionnent déjà à flux tendu en temps normal. « Il y a une vraie inquiétude pour les fêtes de fin d’année parce qu’on a un tiers des services qui sont en énorme difficulté avec l’impossibilité de finir toutes les lignes de garde », s’inquiète le professeur Louis Soulat, chef des urgences du Centre hospitalier universitaire de Rennes.

Ce médecin, qui est également à la tête du Samu de l’Ille-et-Vilaine explique que la suractivité des services est à la racine des problèmes, plutôt que les effectifs. Les urgences sont devenues la porte d’entrée du système de soins. « Les patients viennent parce qu’ils n’ont plus accès à leur médecin traitant […] La réalité, c’est que les urgences sont la seule lumière allumée », résume le médecin. Beaucoup d’actes se sont reportés sur les urgences. Louis Soulat évoque notamment le tournant de 2002, année durant laquelle la permanence des soins assurée par les médecins de ville a commencé à être assurée sur le volontariat. « Il y a un effet domino quand ça ne va pas. Les dominos retombent toujours sur les urgences », ajoute Caroline Brémaud. « Les médecins généralistes sont débordés ? Les urgences. Un cabinet fermé ? Les urgences. Le centre 15 débordé ? Les urgences », énumère François Escat qui a trouvé un sigle à son quotidien : les « 3 T ». « Tout, tout le temps, tout de suite. »

Les difficultés concernent aussi « l’aval », selon le jargon des urgentistes : que deviennent les patients à leur arrivée aux urgences ? Benoît Doumenc, chef des urgences à l’hôpital Cochin à Paris estime qu’il faut que les différents services spécialisés dans les hôpitaux « prennent conscience de la nécessité de se réorganiser ». « Il faut qu’on ait la possibilité que nos patients, qui sont aux urgences, puissent monter, lorsque le lit est libre, rapidement dans les étages. » Le médecin fait part d’une organisation qui commence à faire ses preuves dans son établissement : une « cellule de gestion des lits » ou encore une équipe mobile de gériatrie. « Vous allez vous dire, enfin vous avez un urgentiste qui vous semble heureux et content. C’est vrai mais là il y a des limites. Avec la fermeture des lits qui est liée au manque de personnels, très clairement, avec une organisation aussi bonne soit elle […] le système ne fonctionne pas », prévient-il.

En Mayenne, un département touché par la pénurie de professionnels de santé, le centre hospitalier de Laval en est un parfait exemple. « En 18 mois, on est passés de 340 à 280 lits », témoigne Caroline Brémaud. Benoît Doumenc, avec sa « machine de guerre » pour assurer au mieux la répartition des patients, peut compter sur une administration à l’écoute. Fréquemment, c’est sur ce point que le corps médical ou paramédical identifie des blocages à ce niveau. « Des solutions existent. On est toujours force de proposition dans les réunions. On a beaucoup d’idées, mais on a des contraintes, des lourdeurs administratives qui nous empêchent d’avancer vite », regrette Caroline Brémaud.

Les blocages proviennent même parfois des confrères eux-mêmes. François Escat, l’urgentiste libéral du sud toulousain partage aux sénateurs ce que lui a répondu le directeur départemental de l’ordre des médecins, lorsqu’il a tenté d’ouvrir un centre de consultations non programmées. « Cela fait 3 ans que l’on n’a pas exercé la médecine générale parce que tu es dans un service d’urgence, il faut que tu fasses un stage chez un médecin généraliste… » Le médecin soupire en signe de fatigue.

« Vous n’avez pas entendu les messages »

Pour réguler les accès aux urgences, beaucoup comptent sur un nouveau dispositif : le Service d’accès aux soins (SAS), mesure phare du Pacte de refondation des urgences voulu par le gouvernement. Ce service de prise en charge des patients, joignable par téléphone, est censé apporter une réponse 24 heures sur 24 à toute demande de soins urgents ou non programmés. Il fait également le pont entre médecine de ville et hôpital. Le professeur Louis Soulat rappelle au passage que l’expérience d’un numéro unique pour les urgences, tel que le prévoit la récente loi Matras, risque d’alimenter la confusion entre soins d’urgence et secours.

Tarik Boubia, médecin urgentiste au centre hospitalier de Clamecy, en pleine zone rurale de la Nièvre, croit lui aussi que le SAS est « une solution ». En revanche, il fait part de ses doutes sur l’efficacité des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), une autre innovation législative de ces dernières années. Ces structures doivent servir à mieux coordonner les services de soin de proximité entre eux. « Si cela permet une fluidité des relations avec la médecine de ville, c’est l’idéal. Sur le principe théorique, c’est bien. J’attends que ce soit réévalué sur les zones rurales ».

Le bilan des dernières lois de santé risque fort d’être un angle de travail important de la commission d’enquête. Au fil des réponses des urgentistes, de nouvelles idées de personnalités à auditionner ont germé dans l’esprit de la rapporteure Catherine Deroche (LR). Nul doute que les préconisations l’an prochain de la commission d’enquête seront examinées avec attention par les urgentistes. Voix la moins alarmiste de la table ronde, Benoît Doumenc a fortement insisté sur la responsabilité politique de cette crise hospitalière. « Les urgences sont devenues un signe avant-coureur de ce qu’est devenu l’hôpital. Les politiques, vous en êtes responsables. Vous n’avez pas entendu les messages, peut-être pas toujours très bien exprimés. »

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