Retraites : en quoi consiste le « vote bloqué » déclenché par le gouvernement au Sénat ?

Retraites : en quoi consiste le « vote bloqué » déclenché par le gouvernement au Sénat ?

Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a déclenché vendredi l’utilisation de l’article 44-3 pour accélérer les débats au Sénat sur la réforme des retraites. Le recours à cet outil constitutionnel, pour mettre fin aux tentatives d’obstruction parlementaire de la gauche, vient ponctuer trois journées d’examen marquées par de vives tensions, et l’utilisation de multiples mécanismes réglementaires pour faire avancer la discussion.
Romain David

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« Une arme nucléaire stratégique », « Le petit frère du 49-3 »… Patrick Kanner, le président du groupe socialiste au Sénat, ne manquait pas de qualificatifs ce vendredi pour désigner l’article 44 de la Constitution, et plus particulièrement son alinéa 3. Activé en milieu de journée par le gouvernement, le « 44-3 » a donné un tout autre tour aux débats sur la réforme des retraites, enlisés depuis la séance de la veille à l’orée de l’article 9, consacré à la pénibilité au travail. Sa conséquence : limiter les débats à la seule présentation des amendements, sachant qu’in fine seule la version du texte que le gouvernement souhaite voir adoptée sera mise aux voix, raison pour laquelle on parle aussi de « vote unique », ou encore de « vote bloqué » dans la bouche des détracteurs de cette procédure.

Dans le détail, l’article 44 de la Constitution décrit le droit d’amendement, qui permet à tout parlementaire mais aussi au gouvernement, de proposer des modifications sur un texte examiné par une assemblée, un principe essentiel dans une démocratie parlementaire. Mais cet article présente aussi plusieurs dispositions qui permettent à l’exécutif d’agir, dans une certaine mesure, sur le déroulé des discussions.

Alinéas 2 et 3

Le deuxième alinéa de l’article 44 précise ainsi qu’après l’ouverture du débat, « le gouvernement peut s’opposer à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission. » Une manière de faire sauter les propositions de modification, d’enrichissement ou de suppression d’article qui sont déposées en cours de séance. Olivier Dussopt, le ministre du Travail, a eu recours une première fois à ce mécanisme dans la nuit de jeudi à vendredi. La commission des affaires sociales venait d’accorder la priorité d’examen à un amendement du rapporteur René-Paul Savary, faisant du même coup sauter une soixantaine d’amendements issus des rangs de la gauche et qui auraient dû être, théoriquement, examinés avant. L’opposition a tenté de répliquer en déposant 155 sous-amendements à l’amendement devenu prioritaire. « Une volonté manifeste d’obstruction », selon le ministre qui a aussitôt dégainé l’alinéa 2 pour faire sauter cette liasse.

Le troisième alinéa de l’article 44, utilisé ce jeudi, permet au gouvernement de contraindre une assemblée à un vote unique, sur un article de loi ou la totalité d’un texte, en ne retenant que les amendements qu’il souhaite voir adopter. Dans le cas présent, sur le millier d’amendements restant à examiner au moment où le 44-3 a été activé, seul 70 ont été préemptés par l’exécutif. Toutefois, les sénateurs ont encore la possibilité de prendre la parole pour défendre les amendements non retenus, mais ceux-ci ne seront pas soumis au vote. Ce qui explique que l’examen pourrait encore se prolonger jusqu’à la date butoir de dimanche. Pour rappel, le « vote bloqué » a déjà été déclenché sur les deux dernières réformes des retraites, en 2010 sous François Fillon, et en 2013 par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

Borner l’élaboration de la loi

« Nous sommes devant la mise en œuvre de ce que l’on appelle le parlementarisme rationalisé, ce qui signifie que nous passons d’un débat parlementaire à une succession de monologues parlementaires », a expliqué Patrick Kanner en conférence de presse. « Le gouvernement utilise une disposition de la Constitution française, notre règle suprême en matière de droit, pour veiller à ce que nous puissions aller au fond des débats », a tenté de déminer Franck Riester, le ministre des Relations avec le Parlement au micro de Public Sénat, réfutant tout « coup de force ».

L’effet du 44-3 est double, il restreint grandement le nombre d’intervenants – les prises de parole pour explication de vote n’ont plus lieu d’être sur les amendements non mis aux voix -, et permet à l’exécutif de garder la main sur l’élaboration de la loi en choisissant les modifications qu’il souhaite intégrer au texte. Dans ces conditions, il ne reste plus qu’un dernier outil à l’opposition pour tenter de rallonger la discussion et faire avorter le vote du projet de loi : les rappels au règlement

» Lire aussi – Retraites : malgré un vote bloqué au Sénat, la gauche fera tout « pour que le texte ne soit pas soumis au vote »

Le règlement du Sénat, « best-seller du projet de loi retraites »

Le règlement à couverture rouge et bleu de l’Assemblée nationale est depuis longtemps un incontournable de la panoplie du théâtre parlementaire, régulièrement brandie dans l’hémicycle, au fil des différents rappels à l’ordre, comme un symptôme de l’électrisation des débats. Au Sénat, où les échanges sont traditionnellement plus feutrés, le livre du règlement – à couverture vert pomme celui-là -, ne montre que plus rarement le bout de son nez. Mais depuis une semaine, cet épais volume de 264 pages est devenu l’alpha et l’oméga des débats. En témoigne notamment une photo tweetée dans la nuit de jeudi à vendredi par la sénatrice socialiste Marie-Pierre de la Gontrie – rapidement effacée – et sur laquelle Patrick Kanner fait mine, au beau milieu d‘une séance particulièrement tendue, de mordre d’agacement son édition du règlement. « Le best-seller du projet de loi retraites au Sénat », ironise la sénatrice en commentaire.

Et pour cause, outre le déclenchement du 44-3, on retiendra de l’examen de la réforme des retraites au Sénat le déploiement quasi-inédit, par la majorité de droite et du centre, d’un impressionnant arsenal réglementaire, destiné à recadrer les débats. Bref, autant d’armes destinées à faire tomber, ou du moins à fragiliser, les barricades d’amendements patiemment édifiées par les opposants à la réforme.

L’article 38 du règlement

Il n’avait encore jamais été utilisé depuis sa réécriture en 2015. Cet article du règlement a été dégainé pour la première fois par la droite dans la nuit de mardi à mercredi, alors que les sénateurs abordaient le cœur de la réforme : l’article 7 et le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. L’article 38 du règlement permet de « clôturer » la discussion sur un amendement, sur un article, voire sur l’ensemble du texte, c’est-à-dire de procéder directement au vote, « lorsqu’au moins deux orateurs d’avis contraire sont intervenus dans la discussion générale d’un texte sur l’ensemble d’un article ou dans les explications de vote portant sur un amendement, un article ou l’ensemble du texte en discussion ». Il ne peut être déclenché que par le président d’un groupe ou le président de la commission saisie au fond.

Une fois que l’article 38 a été activé, chaque groupe peut laisser un orateur s’exprimer sur sa mise en œuvre, avant qu’il ne soit procédé au vote. Il s’agit donc d’un levier pour accélérer les débats en limitant les prises de paroles. Son usage s’est multiplié depuis mardi, à l’initiative de Bruno Retailleau, le patron des LR, mais aussi de Claude Malhuret, président des Indépendants et de François Patriat, chef de file des macronistes au Sénat, au grand dam des élus de gauche qui ont dénoncé une tentative de muselage des débats sur les points les plus sensibles du texte. « Vous êtes en train de tourner en ridicule l’utilisation de cet article », a notamment fustigé le socialiste Bernard Jomier mercredi.

L’article 42 du règlement

L’article 42 du règlement permet de limiter à la fois le nombre d’intervenants et les temps de prise de parole sur l’ensemble d’un article. Mardi, la Conférence des présidents, dominé par la majorité sénatoriale de droite et du centre, s’était réservé la possibilité d’y recourir. « La Conférence des présidents peut prévoir l’intervention, pour des temps qu’elle détermine, d’un seul orateur par groupe et d’un seul sénateur ne figurant sur la liste d’aucun groupe », lit-on à l’alinéa 10 de l’article 42.

Même chose pour les explications de vote sur un article, voire sur l’ensemble du texte : « la Conférence des Présidents peut attribuer aux groupes et aux sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe soit un temps forfaitaire soit un temps minimal et un temps à la proportionnelle. Elle peut également prévoir l’intervention, pour des temps qu’elle détermine, d’un seul orateur par groupe et d’un seul sénateur ne figurant sur la liste d’aucun groupe ».

L’article 44 du règlement

À ne pas confondre avec l’article 44 de la Constitution décrit plus haut. L’article 44 du règlement interne du Sénat offre la possibilité à la commission saisie sur le fond de demander « une priorité d’examen » sur un amendement. Le gouvernement peut éventuellement s’y opposer. Privilégier l’examen d’un amendement sur d’autres peut avoir un effet domino relativement dévastateur… en rendant caduc les amendements qui auraient dû être examinés avant. C’est cet instrument que Catherine Deroche, la présidente de la commission des affaires sociales, a utilisé jeudi soir, faisant ainsi sauter une soixantaine d’amendements de gauche sur l’article 9. « Il y a de l’insincérité dans la manière dont vous organisez les débats », avait alors réagi le communiste Pierre Laurent.

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