Affaire Dupond-Moretti : « Il sera de plus en plus difficile pour lui de conserver le crédit d’un garde des Sceaux »

Affaire Dupond-Moretti : « Il sera de plus en plus difficile pour lui de conserver le crédit d’un garde des Sceaux »

Soupçonné de prise illégale d’intérêts, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a été renvoyé lundi 3 octobre devant la Cour de Justice de la République. Ses avocats ont annoncé un pourvoi en cassation. La gauche sénatoriale, qui réclame le départ du garde des Sceaux depuis sa mise en examen, dénonce une situation inédite
Romain David

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« Il n’y a aucune raison juridique pour qu’il démissionne ». Maître Christophe Ingrain a indiqué ce lundi devant des journalistes que son client, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, n’entendait pas quitter ses fonctions, alors que la commission d’instruction de la Cour de Justice de la République (CJR) a ordonné en début de matinée un procès à son encontre. Le locataire de la place Vendôme a fait savoir par son avocat son intention de former un pourvoi en cassation, dans l’espoir de faire annuler l’arrêt qui le renvoie devant cette juridiction d’exception, chargée de juger les Premiers ministres, ministres et secrétaires d’Etat accusés de crimes ou délits en lien avec leur charge. C’est la première fois depuis la mise en place de la CJR en 1993 qu’un ministre en exercice fait l’objet d’une telle décision.

Soupçonné de prise illégale d’intérêts, Éric Dupond-Moretti avait indiqué lors d’une conférence de presse, mardi dernier, s’attendre à cette décision : « Pour le reste, j’ai toujours dit que je tenais ma légitimité du président de la République et de la Première ministre et d’eux seulement. Cette mise en examen ne m’a jamais empêché de travailler », a-t-il expliqué.

« Dans l’ancien monde… il aurait été demandé à Éric Dupond-Moretti de quitter ses responsabilités »

Dans la journée de lundi, sa volonté de rester en poste a suscité de vives critiques, notamment de la part de la gauche sénatoriale, qui avait demandé sa démission dès sa mise en examen en juillet 2021. « Un garde des Sceaux en exercice renvoyé devant la Cour de Justice de la République pour des faits commis dans l’exercice de sa fonction. C’est totalement inédit. Dans l’ancien monde… il aurait été demandé à Éric Dupond-Moretti de quitter ses responsabilités », a tweeté le sénateur du Nord Patrick Kanner, président du groupe socialiste au Palais du Luxembourg. « Il ne peut pas rester ! », s’est agacée, également sur Twitter, sa collègue Marie-Pierre de la Gontrie, vice-présidente de la commission des lois, habituée à ferrailler avec le ministre.

À deux reprises déjà, en janvier et en juillet 2021 (vidéo ci-dessous), elle avait interpellé Éric Dupond-Moretti en audition devant le Sénat. « À quel stade de la procédure pensez-vous que cela deviendra problématique pour assurer vos fonctions de garde des Sceaux ? » Le ministre avait assuré pouvoir continuer à travailler malgré sa situation, et s’était défendu en expliquant avoir suivi les recommandations de son administration sur les faits qui lui sont reprochés. « J’ai fait ce que tous les gardes des Sceaux avant moi auraient fait, et ce que tous les gardes des Sceaux après moi, feront ».

Le ministre accusé de vouloir régler ses comptes avec la magistrature

Éric Dupond-Moretti a été ciblé par une série de plaintes déposées par plusieurs syndicats et l’association anticorruption Anticor qui lui reprochent d’avoir usé de sa fonction pour régler ses comptes avec certains magistrats. Dans une première affaire, le ministre est ciblé pour avoir diligenté une enquête administrative contre trois membres du Parquet national financier contre lesquels il avait porté plainte pour « atteinte à la vie privée », peu de temps avant d’être nommé au gouvernement. Ces derniers avaient fait éplucher les factures téléphoniques de celui qui était encore avocat, à la recherche d’une éventuelle « taupe » ayant tenu informés Nicolas Sarkozy et son conseil Thierry Herzog de leur mise sur écoute dans l’affaire Bettencourt.

Un second dossier concerne les poursuites administratives engagées contre le juge anticorruption Edouard Levrault. Là aussi, Éric Dupond-Moretti avait annoncé avant son arrivée au ministère de la Justice vouloir déposer plainte contre ce magistrat pour « violation du secret d’instruction ». Les deux hommes s’étaient opposés dans l’affaire Rybolovlev, dans laquelle Éric Dupond-Moretti représentait l’ex-responsable de la police judiciaire de Monaco.

» Lire notre article - Éric Dupond-Moretti renvoyé devant la Cour de Justice de la République : comment fonctionne cette juridiction d’exception ?

Une audition devant le Sénat

« Nombre de ministres ont démissionné pour avoir été mis en examen, y compris sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Là, on se demande quelle est la logique en cours puisqu’Éric Dupond-Moretti n’est pas seulement mis en examen, il est renvoyé devant la CJR. Comment l’expliquer ? », observe le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur, membre de la commission des lois, auprès de Public Sénat. Une situation qui, selon cet élu, pourrait mettre fin à la fameuse « jurisprudence Balladur », qui depuis 1992 veut qu’un ministre mis en cause dans une affaire judiciaire quitte ses fonctions. « Ici, le message est clair : on ne démissionne plus que si l’on est condamné ».

Pour Éric Dupond-Moretti ce boulet judiciaire pourrait s’avérer particulièrement encombrant au milieu d’une rentrée plutôt chargée pour son ministère. Il aura à défendre cet automne un budget en augmentation de 8 % mais aussi à piloter la nouvelle loi de programmation attendue à la suite des Etats généraux de la justice. « Éric Dupond-Moretti a prouvé qu’il était solide, y compris face aux attaques d’un certain monde judiciaire et des oppositions. Il a su maintenir le cap, et je pense que son départ serait une grande perte pour le gouvernement », défend auprès de Public Sénat le sénateur RDPI Xavier Iacovelli, soutien de la majorité. « Je suis partisan pour qu’il reste à son poste », abonde François Patriat, chef de file des sénateurs macronistes, qui estime que la démission des responsables politiques mis en examen « participe de plus en plus d’une forme de mise en scène » et ne devrait intervenir que « dans les cas probants et graves ».

« Il sera de plus en plus difficile pour Éric Dupond-Moretti de garder le crédit d’un garde des Sceaux », estime toutefois Jean-Pierre Sueur. « Il y a un paradoxe à voir les avocats du garde des Sceaux remettre en cause les plus hauts magistrats de ce pays, alors que lui, plus que tout autre, est supposé veiller à l’indépendance de la justice », pointe-t-il.

Sollicités par Public Sénat, plusieurs membres de la droite sénatoriale n’ont pas souhaité commenter cette affaire. De son côté, Éric Dupond-Moretti sera auditionné mercredi en milieu d’après-midi par la commission des lois du Sénat sur les « revenantes » du Djihad. On imagine aisément que la séquence de questions-réponses entre le ministre et les élus devrait être le prétexte de quelques remarques sur sa situation judiciaire…

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