Affaires Dupond-Moretti et Kohler : les promesses non tenues de la « moralisation de la vie publique »

Affaires Dupond-Moretti et Kohler : les promesses non tenues de la « moralisation de la vie publique »

Le renvoi d’Éric Dupond-Moretti devant la Cour de Justice de la République (CJR) et la mise en examen d’Alexis Kohler, tous deux soupçonnés de prise illégale d’intérêt, constituent notamment l’ultime estocade aux promesses portées par le candidat Macron de 2017. Alors élu sur une « moralisation de la vie publique », Emmanuel Macron n’avait alors pas hésité à débarquer l’un de ses plus proches ministres, François Bayrou, dès sa mise en examen. Des prises de position qui tranchent avec la situation actuelle.
Louis Mollier-Sabet

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En 2017, Emmanuel Macron avait été élu sur une promesse de rupture, notamment avec les us et coutumes de ce que le candidat avait alors nommé « l’Ancien monde. » Depuis, le « Nouveau monde » a bien vieilli, et hier soir, on peut même dire qu’il a pris un sacré coup de vieux. En début de matinée, d’abord, la commission d’instruction de la Cour de Justice de la République (CJR) a ordonné un procès à l’encontre du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, soupçonné de prise illégale d’intérêt. Ses avocats ont par ailleurs annoncé un pouvoir en cassation, qui suspend pour le moment ce jugement. Comme si cette décision inédite depuis la création de la CJR en 1993 ne suffisait pas, Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée et bras droit d’Emmanuel Macron était mis en examen en fin d’après-midi par le Parquet national financier (PNF), lui aussi soupçonné de prise illégale d’intérêt, dans l’enquête sur ses liens avec l’armateur MSC. L’Elysée, a écarté la possibilité d’une démission, tandis que le Garde des Sceaux a affirmé ce matin que sa démission « n’était pas à l’ordre du jour », et en a appelé à la présomption d’innocence cet après-midi au Sénat.

« La moralisation de la vie publique fait largement partie des promesses non-tenues »

Les affaires Bayrou, Ferrand ou Benalla, avaient immédiatement jeté une ombre sur les lois de moralisation de la vie publique, adoptée dans la foulée de l’élection d’Emmanuel Macron, mais aujourd’hui, « la situation est catastrophique », s’inquiète le sénateur socialiste Rémi Féraud. « Il suffit de réécouter les grands engagements d’Emmanuel Macron dans sa campagne de 2017 et où on est aujourd’hui », d’après lui. Le sénateur de Paris rappelle ainsi la gestion du cas Bayrou par le Macron de 2017, tout juste installé à l’Elysée : « Il y avait ce que l’on appelait la jurisprudence Jospin : un ministre mis en examen devait quitter ses fonctions gouvernementales. Ça a été remis en cause par Emmanuel Macron, mais pas dès le départ, puisque François Bayrou et quelques autres ont dû démissionner. Ensuite il y a eu un renoncement à cet engagement tant il y a eu d’examens et d’affaires. »

De l’autre côté de l’hémicycle, Valérie Boyer n’en démord pas non plus : la moralisation de la vie publique « fait largement partie des promesses non tenues » du Président de la République. Elle lui a simplement permis, d’après cette filloniste historique, de réaliser un « hold-up » dans une campagne où l’on a fait « un procès à François Fillon » : « Emmanuel Macron nous avait promis une moralisation de la vie politique et ça a commencé par Benalla, l’affaire Kohler, McKinsey, Technip, Alstom, le nucléaire et maintenant nous en arrivons à Éric Dupond-Moretti. Cela pose un problème éthique et moral, pas juridique. »

« Est-il normal que quelqu’un qui est devant la CJR choisisse son accusateur ? »

Enfin, d’après Jean-Pierre Sueur, le cas d’Éric Dupond-Moretti pose un peu plus qu’un problème uniquement éthique. « Il y a quand même une question lourde qui est posée. Pourquoi certains ont dû démissionner et d’autres ne le doivent pas ? », s’interroge le sénateur socialiste. D’autant que « les avocats de M. Dupond-Moretti profèrent de très lourdes accusations contre de très hauts magistrats, en traitant de déloyauté le procureur général de la Cour de Cassation », explique-t-il. « Comment est-il possible que les avocats du garde des Sceaux s’expriment ainsi, et que celui-ci soit garant de l’indépendance de la justice ? » questionne ainsi Jean-Pierre Sueur, qui s’est fendu d’un rappel au règlement en séance ce mardi après-midi, en présence du garde des Sceaux.

Un élément supplémentaire complique le cas d’Éric Dupond-Moretti. Le procureur général de la Cour de Cassation, François Molins, partira prochainement à la retraite et devra être remplacé, et son remplaçant devra alors être nommé par l’exécutif. Or, le procureur général de la Cour de Cassation joue le rôle du ministère public dans les procès qui se déroulent à la Cour de Justice de la République. « Le garde des Sceaux va jouer un rôle essentiel dans la nomination du successeur de M. Molins », explique donc Jean-Pierre Sueur. « Est-il normal que quelqu’un qui est devant la CJR choisisse son accusateur ? Est-ce conforme à l’indépendance de la justice, qui est pourtant notre bien commun ? » Sur le cas du garde des Sceaux, le sénateur LR, Jérôme Bascher, abonde : « Éric Dupond-Moretti va nommer son procureur, ça ce n’est pas possible. Si tel était le cas, il faut une motion de censure immédiate, avec unanimité j’espère, de l’Assemblée nationale. »

« Pour M. Kohler, je me méfie un peu des procès médiatiques rapides »

Mais pour ce qui est d’Alexis Kohler et de la situation générale, le sénateur de l’Oise se montre un peu moins sévère que ses collègues socialistes : « Pour M. Kohler, je me méfie un peu des procès médiatiques rapides. Encore hier Éric Woerth a eu un non-lieu 14 ans après dans l’affaire Tapie. Il faut éviter de condamner trop vite alors que la justice est lente. Si M. Kohler était innocenté, vous vous rendez compte le tort fait peser l’association Anticor sur lui, sur sa famille, sur sa réputation et même sur la République. Il faut savoir mesurer les choses. » À gauche, Rémi Féraud attire l’attention sur les conséquences sur l’opinion publique de ces affaires, qui en font un « problème démocratique » en soi, en dehors des suites judiciaires. « Ce recul et cette trahison de la République exemplaire, on peut en sourire, dire que c’est toujours comme ça, en réalité pas du tout. Cela aura des conséquences, évidemment, sur l’opinion publique. On vit sous la menace de l’extrême droite, de sa possible arrivée au pouvoir. On donne des arguments au populisme, c’est ça qui me paraît grave. »

D’autant plus que la mise en examen d’Alexis Kohler est intervenue sur des sujets particulièrement sensibles de ce point de vue, rappelle le sénateur socialiste : « Oui il y a une différence entre un ministre et un membre d’un cabinet, mais cela n’empêche pas que la mise en examen du secrétaire général de l’Elysée est, en soi, un fait grave. Cela montre comment cette dimension de conflits d’intérêts est vraiment extrêmement présente depuis l’élection d’Emmanuel Macron. » En tout état de cause, pour Jérôme Bascher, la démission n’est pas forcément la solution dans ce genre d’affaires : « Croyez-vous que si M. Kohler ou M. Dupond-Moretti arrêtaient leur fonction, le Président de la République ne resterait pas leur ami, ou ne pourra pas continuer à avoir quelque influence ? Ce serait une illusion de les faire démissionner. » Une illusion dont François de Rugy ou François Bayrou auraient probablement aimé bénéficier.

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