Comment la crise a rapproché Édouard Philippe et le Sénat

Comment la crise a rapproché Édouard Philippe et le Sénat

En tête des sondages au Havre, les municipales vont-elles avoir raison d’Édouard Philippe à Matignon ? Cette question agite les sénateurs qui ont tissé des liens de confiance avec le Premier ministre pendant la crise. Même si certains restent méfiants face à cet homme « de droite » aussi habile qu’ambitieux.
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Par Jonathan Dupriez

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Le 19 mars est sans doute une date à marquer d’une pierre blanche dans la relation entre Édouard Philippe et le Sénat. Ce jour-là, un jeudi, le Premier ministre doit s’exprimer devant les sénateurs aux traditionnelles questions d’actualité au gouvernement (QAG) à 15h. Mais avant de s’adonner à cette figure imposée de la vie parlementaire, le locataire de Matignon décide de se rendre au Palais du Luxembourg une heure plus tôt. Alors que le pays vient de basculer dans le confinement et que l’état d’urgence sanitaire se profile, Édouard Philippe, sur lequel pèse alors une pression immense, improvise une consultation politique au beau milieu du Sénat.

Annexe de la bibliothèque

L’Annexe de la bibliothèque, célèbre pour ses 57 000 ouvrages étalés sur deux kilomètres de rayonnages en chêne massif, est choisie pour héberger l’échange. Édouard Philippe, accompagné de Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement et Christophe Castaner, y convie tous les présidents de groupes politiques au débotté.

Huis clos

La réunion informelle se tient à huis clos, en présence du président du Sénat, Gérard Larcher. Au Sénat, il est de notoriété publique que les deux hommes s’apprécient et fonctionnent en bonne intelligence. D’autres sénateurs influents du palais du Luxembourg sont présents : Bruno Retailleau, président du groupe LR à la Chambre haute est là. Il connaît le Premier ministre du fait de son parcours à droite, au sein de l’UMP puis chez les LR. Les deux hommes se tutoient en privé.

Patrick Kanner représente les socialistes, deuxième force politique du Sénat, François Patriat le patron des marcheurs du Sénat est également de la partie. Moins connue du grand public, Nathalie Delattre est là au nom des radicaux, Claude Malhuret pour les indépendants ou encore Éliane Assassi côté communistes. Seule entorse à la règle, Philippe Bas est convié lui aussi, en sa qualité de président LR de la commission des Lois. Il est incontournable. Sa commission sera chargée du suivi des mesures prises par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Report du second tour des municipales

Si, dans ces murs chargés d’histoire, Édouard Philippe prend tant d’égards, c’est qu’il s’apprête à prendre des décisions historiques en cascade. « Il nous a livré les conclusions du conseil scientifique, et a posé sur la table, la possibilité d’annuler le second tour des élections municipales » raconte Nathalie Delattre, sénatrice RDSE de Gironde. Selon la sénatrice, qui partage avec lui une affection particulière pour Alain Juppé, le maire du Havre consulte aussi les sénateurs sur leur vision du travail parlementaire à venir pendant l’état d’urgence. Mais le sort des municipales est déjà scellé lorsqu’il échange avec eux. François Patriat, chef de file des sénateurs LREM, également présent, le confirme : « Le Premier ministre était très à l’écoute, mais il avait déjà préparé la sortie telle qu’il l’a obtenue. » Les municipales sont reportées, idem pour l'installation des conseils municipaux, et la tenue du second tour sera conditionnée à un avis du conseil scientifique.

Un homme « lucide » aux manettes

Même s’il les a consultés « a posteriori », critique récurrente de l’opposition et des corps intermédiaires généralement adressée à l’exécutif depuis 2017, cette entrevue informelle, au plus fort de la crise, a marqué les sénateurs présents. Nathalie Delattre reconnaît avoir eu face à elle un homme « lucide » à un moment critique de la vie politique du pays. « J’ai vu dans les yeux d’Édouard Philippe et dans son attitude, un peu courbée, qu’il mesurait le poids de ce qui était en train d’arriver et l’importance des décisions à prendre » ajoute-t-elle en référence à ce fameux 19 mars. Peu après la réunion avec les présidents de groupes politiques, Édouard Philippe a lancé solennellement dans l’hémicycle : « J’ai besoin du contrôle du parlement ». Les sénateurs y ont été particulièrement sensibles.

Édouard Philippe, rompu aux usages du Sénat

En trois années passées à la tête du gouvernement, Édouard Philippe a semble-t-il assimilé les codes de la Haute assemblée. Reconnu pour sa compétence sur les dossiers de fond, cet énarque, ancien conseiller d'État, manie habilement les batailles politiques à fleurets mouchetés, la spécialité du Sénat. Il est aussi rompu aux usages en vigueur au palais du Luxembourg, se fendant régulièrement de vibrantes tirades, ou de traits d’esprits bien sentis dans l’hémicycle, les marques de fabrique de l’institution.

« Je te préviens Agnès (...) je ne connais rien au Sénat »

Ce n’était pourtant pas une évidence pour cet ancien député, plutôt habitué aux coups de gueule des francs-tireurs dont le Palais Bourbon, plus médiatisé, a le secret. Agnès Canayer, sénatrice LR, en congé du parti pour son ralliement à Édouard Philippe au Havre, relate cette anecdote : « En 2014, quand il m’a demandé de me présenter au Sénat, il m’a dit : ‘bon écoute Agnès, j’aimerais bien que ce soit toi la sénatrice représentante du territoire et de l’agglomération havraise, mais je te préviens, je ne connais rien au Sénat, tu te débrouilles pour te faire élire’ (…) Voilà quelle était ma feuille de route » s’amuse aujourd’hui son ancienne adjointe à la mairie.

Respect des adversaires politiques

Au Sénat, Édouard Philippe sait aussi se faire respecter de ses adversaires politiques. Didier Marie, sénateur socialiste de Seine-Maritime s’oppose à lui sur le terrain depuis des années. Il se souvient d’un jour de QAG largement consacré à l’incendie de l'usine Lubrizol à Rouen.

Après deux questions sur le sujet, il en pose une troisième. Selon les usages au Sénat, seuls les présidents de groupes politiques lorsqu’ils posent une question, ont une réponse du Premier ministre. Dans le cas de Didier Marie, la réponse aurait dû logiquement incomber à Élisabeth Borne. « Quand ça a été mon tour, il a repris la parole pour me répondre, et ça, ce sont des marques d’attention et d’élégance alors que rien ne l’y oblige » salue-t-il aujourd'hui. « C’est quelqu’un de très urbain et qui est tout à fait correct au niveau des relations personnelles. » Méfiance envers « l’homme de droite »

« J’ai de l’estime pour la personne mais de la méfiance quant aux politiques qu’il développe, et je ne confonds pas les deux » tient toutefois à nuancer le sénateur socialiste. « Nous ne partageons pas les mêmes convictions, nous sommes des adversaires politiques et j’ai pu constater qu’au Sénat, il défendait ardemment la politique du gouvernement » ajoute-t-il, soulignant qu’Édouard Philippe ne se cache jamais d’être « un homme de droite ».

Principaux griefs de Didier Marie à Édouard Philippe, sa « doctrine libérale très poussée » en matière économique et sociale, qui s’est particulièrement illustrée, selon lui, lors de la réforme de l’assurance chômage, ou plus récemment, lors de la réforme des retraites où il plaidait, contre l'avis de l'Élysée, pour une réforme davantage centrée sur la remise à l'équilibre financier du système.

Légitimité pendant la crise

Mais la crise sanitaire a donné à Édouard Philippe un nouveau visage. Au Sénat, même ses adversaires comme Didier Marie ne contestent pas sa gestion de la période. « Hormis sur la question des tests ou des masques sur lesquels il devra probablement s’expliquer, il est apparu dans les médias et les hémicycles comme quelqu’un de pragmatique voulant bien faire » relève le sénateur PS de Seine-Maritime.

« Je ne pense pas que ce soit spécifique au Sénat » nuance Agnès Canayer, sénatrice LR du même département. Selon ses « retours de terrain », notamment des élus locaux « tous portent un regard très positif sur la manière dont Édouard Philippe a géré la crise, en essayant de tenir la barre et protéger les Français. » Tant sur la mise en œuvre du confinement que lors du déconfinement, Édouard Philippe a été en première ligne, prenant parfois le risque politique d’annoncer les mauvaises nouvelles. Il n'a pas non plus rechigné à s'arroger les bonnes. Mais toujours sur une mode presque professorale. Le 19 avril, les observateurs n’avaient pas manqué de décortiquer la transparence mise en scène par Matignon. Ce jour-là, lunettes rondes vissées sur le nez, le Premier ministre, entouré de collègues plus techniques et de médecins, décortiquait chiffres et graphiques à la télévision, pendant plus de deux heures.

Popularité soudaine

Cette soudaine exposition a permis à Édouard Philippe de changer de statut, voire de dimension. « Il est en position forte, et reste pour moi incontournable » confirme le chef de file des sénateurs LREM, François Patriat. De maire de ville moyenne, député, fidèle parmi les fidèles d'Alain Juppé, Édouard Philippe s’est imposé au centre droit de l’échiquier politique national. Et ce, en son nom et sans être affilié à aucun parti. Le jugement des Français à son égard le confirme. Selon un sondage Harris Interactive Epoka pour LCI publié le 26 juin, la cote de popularité d’Édouard Philippe a grimpé en flèche à l’aune de la période de covid-19. Le locataire de Matignon a progressé de 13 points sur les deux mois de la crise sanitaire. De quoi provoquer l'ire d'Emmanuel Macron qui lui, plafonne à 44% d’opinion favorables contre 51% pour lui.

« Nouveau chemin » ?

Cette notoriété de circonstance pourrait en tout cas lui coûter sa place à Matignon. Car s’il est difficile de le prendre en défaut sur sa loyauté envers le Président, les conseillers de l’Élysée phosphorent afin de jauger sa capacité à incarner ou non le « nouveau chemin » voulu par Emmanuel Macron pour le dernier acte de son quinquennat.

Mais si un virage social venait à être enclenché, ou si l'écologie s'affirmait davantage dans les projets du chef de l'État, il est alors peu probable qu’Édouard Philippe ne replonge deux ans de plus dans « l’enfer de Matignon » au risque de se renier. Dans une circonvolution dont lui seul a le secret, le Premier ministre l’a fait savoir au Président de la République.

Coup de pression

« Emmanuel Macron sait qui je suis, ce que j’incarne, ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire » lance-t-il dans les colonnes du quotidien Paris-Normandie. Certains y ont vu un moyen de mettre la pression sur le chef de l’État pour qui les remplaçants au poste ne seraient pas évidents. « Le message c’est en gros : “S’il y a une inflexion de la ligne politique, ce sera sans moi”» analyse Didier Marie. Un constat que partage Agnès Canayer : « Si le projet que porte Emmanuel Macron correspond à son engagement et son ambition pour la France il continuera. Mais si ce nouveau virage est plus social, plus à gauche, cela peut à terme, lui poser un certain nombre de questions et d’interrogations.»

Edouard Philippe « confiant mais vigilant pour la dernière ligne droite »

Avant tout remaniement, Édouard Philippe a en ligne de mire le scrutin du 28 juin. S’il est donné favori, le Premier ministre n’est pas sûr d’être élu dans un fauteuil. Un récent sondage le donne vainqueur à 53% devant le député communiste Jean-Paul Lecocq, crédité lui de 47%. « Avec une marge d’erreur de deux points, c’est pas non plus plié » tient toutefois à mettre en garde Didier Marie. Le camp Philippe se dit « confiant mais vigilant pour la dernière ligne droite » sachant pertinemment qu’une défaite précipiterait sa chute de Matignon faute de légitimité politique. « Ce serait la traversée du désert pour lui » prédit Didier Marie. « Il pourrait d’ailleurs en tirer quelques enseignements de son mentor Alain Juppé, il en sait quelque chose. » Son sort, est désormais suspendu aux quelque 105 000 électeurs havrais.

 

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