Comment les propos d’Agnès Buzyn ont mis en marche le lobby du vin

Comment les propos d’Agnès Buzyn ont mis en marche le lobby du vin

En déclarant que le vin était « un alcool comme un autre », la ministre de la Santé Agnès Buzyn a dû faire face aux foudres des défenseurs du vin. On les retrouve partout et jusqu’à l’Elysée… Alors que l’alcool tue 49.000 personnes par an, la ministre veut intensifier la prévention.
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On apprécie le vin au gouvernement. Et tout le monde en boit. Edouard Philippe « aime le vin ». « Moi, je bois du vin le midi et le soir » s’est félicité Emmanuel Macron en personne jeudi, en marge d’une rencontre à l’Elysée avec des agriculteurs. Même la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, l’assure : « J'aime beaucoup boire un verre de vin en situation conviviale, comme tout le monde ». Mais comment expliquer ces déclarations d’amour subites pour ce breuvage bien de chez nous ? Des propos sur le vin de la ministre de la Santé, justement, ont tout déclenché.

Des propos qui ont eu pour effet de mettre en marche le lobby viticole. Les viticulteurs ont vu rouge. Qu’a dit la ministre pour susciter une telle réaction ? Pas grand-chose finalement. Agnès Buzyn a simplement exprimé une évidence : le vin, c’est de l’alcool. Et l’alcool est mauvais pour la santé. Mais en France, cela revient quasiment à briser un tabou. Pas touche au vin ! Qui touche au vin, touche à la France en somme.

« Attaquer le vin, c’est attaquer des puissances énormes »

C’est lors d’une émission de France 2 consacrée à l’alcoolisme, que la ministre a tenu les propos incriminés. « L'industrie du vin laisse croire aujourd'hui que le vin est différent des autres alcools. En termes de santé publique, c'est exactement la même chose de boire du vin, de la bière, de la vodka ou du whisky… Il y a zéro différence (…) On a laissé penser à la population française que le vin serait protecteur, qu'il apporterait des bienfaits que n'apporteraient pas les autres alcools. C'est faux scientifiquement, le vin est un alcool comme un autre » a-t-elle soutenu.

« En France, attaquer le vin c’est attaquer des puissances énormes » a affirmé sur France 5 Michel Reynaud, psychiatre, addictologue, et président du Fonds Actions Addictions. En effet. Dès le lendemain, premier tir de barrage de « Vin et société », qui défend les intérêts de la profession. Ce lobby se fend d’un communiqué. Son président, Joël Forgeau, se dit « consterné d’entendre selon les propres termes de la ministre : « Avec modération (…) c’est un mauvais mot ; "l’alcool est mauvais pour la santé" serait le vrai message de santé publique ».

De nombreux défenseurs du vin au Parlement

Ce n’est que le début. La semaine suivante, Marie-Christine Verdier-Jouclas, députée LREM du Tarn, « territoire viticole », interroge la ministre lors des questions d’actualité, parlant du vin dans sa dimension de « patrimoine » et « d’identité ». Elle co-préside le groupe d’étude vigne, vin et œnologie de l’Assemblée. Deux jours après, c’est au tour de la sénatrice du Parti radical, Nathalie Delattre, d’y aller à son tour de sa question. Cette viticultrice de profession emploie un ton offensif et accuse Agnès Buzyn de vouloir « faire de la France le pays de la prohibition ». Rien de moins. C’est le premier ministre Edouard Philippe qui lui répond et tente de calmer le jeu, assurant vouloir défendre une consommation du vin « avec modération », tout en prenant en compte l’enjeu de santé publique. Regardez :

Vin : Une sénatrice accuse Buzyn de vouloir faire de la France le « pays de la prohibition »
02:12

Au Sénat, les défenseurs du vin sont nombreux, comme François Patriat, ancien président de la région Bourgogne et aujourd’hui président du groupe LREM. Le sénateur PS Roland Courteau, membre du groupe d’étude vigne et vin, avait pour sa part affirmé en 2016 que le vin était « un atout en termes de santé publique ». Il avait déposé une proposition de loi pour autoriser la publicité du vin à la télévision, actuellement interdite par la loi Evin.

Buzyn : « Les lobbys ne me font pas très peur. Ils sont partout »

Lundi dernier, Agnès Buzyn revient à la charge. Invitée de l’Epreuve de vérité, sur Public Sénat, elle affirme qu’« il y a un sujet alcool dans notre pays ». Mais son propos se fait cependant plus global et vise moins le vin en particulier. « Les lobbys ne me font pas très peur. Ils sont partout » prévient-elle. Elle ne croit pas si bien dire.

Agnès Buzyn : « Il y a un sujet alcool dans notre pays »
01:25

Les défenseurs  du vin continuent leur contre-attaque médiatique. Les membres de l’Académie du vin de France, où l’on trouve le géographe Jean-Robert Pitte ou Bernard Pivot, publient mercredi une tribune dans Le Figaro. Son titre s’adresse directement à la ministre : « Mme Buzyn, cessez de diaboliser le vin, qui est une part de la civilisation française ! »

Macron : « Moi, je bois du vin le midi et le soir. Je crois beaucoup à la formule de Pompidou : "N'emmerdez pas les Français" » 

Jeudi matin, le secrétaire d'Etat aux Relations avec le Parlement et délégué général de LREM, Christophe Castaner, y va à son tour de son message d’apaisement : « Évidemment qu'il y a de l'alcool dans le vin, mais c'est un alcool qui n'est pas fort et qui du coup fait partie de notre tradition, de notre culture, de notre identité nationale, il n'est pas notre ennemi ».

La touche finale est apportée par le président de la République en personne. « Moi, je bois du vin le midi et le soir. Je crois beaucoup à la formule de Pompidou : "N'emmerdez pas les Français" », lance le chef de l’Etat jeudi. « Il y a un fléau de santé publique quand la jeunesse se saoule à vitesse accélérée avec des alcools forts ou de la bière, mais ce n'est pas avec le vin », assure Emmanuel Macron. Et de prévenir : « Tant que je serai président, il n'y aura pas d'amendement pour durcir la loi Evin ». Voilà qui est clair.

Toujours est-il qu’un Président qui explique boire du vin tous les jours, on fait mieux en termes de message de santé publique… Mais aimer le vin et en même temps lutter contre l’alcoolisme, c’est l’équilibre présidentiel. De là à estimer qu’Agnès Buzyn a dû mettre de l’eau dans son vin… Dans l’entourage de la ministre, on assure à publicsenat.fr qu’« il n’y a pas de défaut d’alignement. Il n’y a pas de contradiction entre le Président et la ministre de la Santé. Sa ligne de conduite, c’est la prévention et l’information ». « On peut débattre de la politique de prévention », ajoute-t-on, « mais les faits scientifiques ne sont pas un objet de débat ». On reconnaît cependant du côté du ministère qu’« il y a le contexte du Salon de l’agriculture… » Le sujet est sensible. Autrement dit, difficile de se mettre à dos les viticulteurs au moment où s’ouvre le grand rendez-vous annuel de l’agriculture.

49.000 morts par an liés à l’alcool et un coût social de 120 milliards euros

Les chiffres du ministère de la Santé rappellent pourtant combien l’alcool est un problème en France. A l’origine de 49.000 décès par an dans le pays, on estime que l’alcool est le deuxième facteur de mortalité précoce évitable. 5 millions de personnes en consomment tous les jours et 9 millions en boivent dans la semaine. L’alcool est aussi la première cause de handicap non-génétique à la naissance. Environ 8.000 nouveau-nés sont concernés par ces problèmes liés à la consommation d’alcool pendant la grossesse. Au total, 500.000 Français ont des séquelles liées à l’alcool à des degrés divers.

L’alcool a aussi un coût financier énorme pour la société. Son coût social global est estimé à 120 milliards d’euros par an (entre les soins, les accidents de la route, la consommation de médicaments, les violences, etc). Et le coût pour les finances publiques est d’environ 3 millions d’euros, via le coût pour la Sécu.

La conseillère agriculture d’Emmanuel Macron, ancienne du lobby viticole

Cela n’empêche pas le lobby viticole d’être actif. En réalité, il s’exerce jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. La conseillère agriculture d’Emmanuel Macron, Audrey Bourolleau, n’est autre que l’ancienne déléguée générale de Vin et société, l’organisme chargé de défendre les intérêts de la filière viticole… Elle a quitté ses fonctions pour rejoindre Emmanuel Macron lors de la campagne.

Après sa nomination à l’Elysée, La revue du vin de France saluait celle qui avait « magistralement remobilisé les acteurs du vin français, alors dans le collimateur des autorités sanitaires ». « Pour commencer, elle a contré efficacement les messages anti-vin adressés depuis le milieu des années 2000 par les ligues anti-alcooliques » peut-on lire. « Elle comprit très vite que la filière vin devait produire des études scientifiques et des enquêtes sociologiques sur le vin, sa culture, son poids économique » continue l’article élogieux. La revue du vin de France saluait « cette vista stratégique au service de la civilisation du vin » et « son rôle de stratège de l'ombre du vin français »… Et de conclure : « Quoi qu'il arrive, le monde du vin peut déjà lui dire merci ».

Plan de prévention dévoilée fin mars

Selon Le Monde, son principal fin d’arme a été d’obtenir, lors de l’examen de la loi santé en 2015, « le détricotage » de la loi Evin, qui encadre la publicité sur les boissons alcoolisées. Les parlementaires avaient alors fortement assoupli la loi, facilitant les publicités sur le vin. Les députés avaient conservé un amendement voté au Sénat et défendu à l’époque par le socialiste Roland Courteau. L'assouplissement de la loi Evin « ne contrevient pas à des objectifs de santé publique », avait soutenu Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie. Agnès Buzyn, Présidente de l'Institut national du Cancer au même moment, avait dénoncé dans L’Humanité « un échec grave pour la santé publique et une victoire des lobbies ».

Sont-ils en passe d’en remporter une nouvelle ? Dans le cadre du programme national de santé publique, qui couvre notamment la lutte contre les addictions, Agnès Buzyn présentera fin mars le détail de sa politique de prévention. Les jeunes et les femmes enceintes seront particulièrement ciblés. La taille des logos sur les bouteilles d’alcool pour sensibiliser les femmes enceintes pourrait par exemple doubler. Mais les détails et le niveau d’ambition du plan sont attendus. Et seront regardés de près. A commencer par les défenseurs du vin.

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