Concurrence entre la CGT et la CFDT, tensions internes : les enjeux syndicaux de la grève du 18 octobre

Concurrence entre la CGT et la CFDT, tensions internes : les enjeux syndicaux de la grève du 18 octobre

La CGT qui appelle à la mobilisation, la CFDT qui s’en remet au dialogue social… Cette journée de mobilisation interprofessionnelle du 18 octobre semble rejouer une musique bien connue dans les mouvements sociaux français depuis les années 1990. Si ces positions sont bien identifiées, les organisations syndicales sont loin d’être monolithiques, rappellent les spécialistes de la question. Elles restent aussi soumises à des dynamiques internes, dans la perspective des élections professionnelles et du Congrès de la CGT en mars 2023.
Louis Mollier-Sabet

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L’unanimité contre la réforme des retraites l’avait un peu fait oublier, mais le paysage syndical français est extrêmement polarisé. Si la ligne rouge du report de l’âge légal de départ à la retraite avait réussi à mettre Laurent Berger et Philippe Martinez dans le même bateau, prouesse de dialogue social s’il en est, la mobilisation actuelle rappelle qu’il existe bien deux « pôles » dans le syndicalisme français, explique Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail. « Il y a un pôle CGT / FSU / Solidaires face à un pôle réformiste constitué de la CFDT, de l’UNSA, de la CFE CGC. Force Ouvrière est fondamentalement pour la négociation, mais peut mener ponctuellement des actions de lutte syndicale », explique le spécialiste des questions sociales et syndicales. Une opposition qui se déroule dans un « climat social lourd », mais « qui n’est pas piloté par les organisations syndicales, qui ont été évacuées au moment des Gilets Jaunes. »

>> Lire aussi : Grèves dans les raffineries : la mobilisation pourrait-elle faire tache d’huile ?

D’après Bernard Vivier, les deux pôles du syndicalisme français sont « dans une sorte de compétition pour savoir qui va tenir le pays [contestataire] », à laquelle s’ajoute la compétition entre organisations syndicales et organisations politiques qui s’est matérialisée dans l’enchaînement de la marche de dimanche dernier « contre la vie chère » et la mobilisation interprofessionnelle de ce 18 octobre. Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, estime aussi que cette grève est un « enjeu pour le leadership de la représentativité syndicale et une façon de montrer que la CGT anime toujours les luttes, après s’être fait dépasser par la CFDT. »

« Les organes syndicaux ne sont pas monolithiques, et ce n’est pas nouveau »

Sur notre antenne, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT a d’ailleurs vivement critiqué la poursuite du mouvement de grève dans les raffineries, malgré l’accord majoritaire signé le 14 octobre entre le groupe TotalEnergies et la CFE-CGC et la CFDT : « Le syndicalisme, ça se mesure aux avancées qu’il obtient pour les salariés qu’il représente, et pas au niveau d’emmerdement qu’il crée pour les Français. » Il s’est ensuite montré critique à l’égard l’appel à la mobilisation interprofessionnelle du 18 octobre lancé par la CGT, FO, Solidaires et FSU : « Je ne voudrais pas laisser croire que la combativité syndicale, ce sont les manifestations saute-mouton de quelques dizaines de militants. La mobilisation syndicale, c’est entreprise par entreprise. » Ce lundi, Frédéric Souillot, le secrétaire général de Force Ouvrière, s’était effectivement montré critique à l’égard des réquisitions, « une remise en cause du droit de grève », tout en calmant le jeu : « Le bouton qui déclenche la grève générale, ça n’existe pas. La grève générale, c’est presque de l’incantation. »

« Frédéric Souillot, ce n’est pas un boutefeu », s’amuse Dominique Andolfatto, à l’évocation de cette déclaration. L’auteur d’Anatomie du syndicalisme (PUG) voit dans les positions actuelles des « clivages classiques » dans le champ syndical français, « entre syndicalisme de dialogue et de lutte. » Toutefois, ce spécialiste du mouvement syndical français rappelle que Force Ouvrière, par exemple, « est tiraillée parce qu’elle a une aile très réformiste, notamment autour des syndicats de la métallurgie dont est issu Frédéric Souillot, et d’autres composantes dans l’éducation par exemple, qui sont beaucoup plus radicaux, avec des trotskistes. » Or l’exemple de Force Ouvrière, particulièrement sujette aux « tensions internes », est l’occasion pour le politiste d’insister sur le fait que « les organes syndicaux ne sont pas monolithiques, et ce n’est pas nouveau. » Certes CGT et la CFDT sont deux grandes centrales syndicales assez identifiées dans le paysage français des mouvements sociaux. Après des débuts autogestionnaires, la CFDT est devenue, dès les années 1980, le syndicat réformiste français, dont l’action se concentre sur le « dialogue social », entreprise par entreprise. Mais depuis les années 1990, si la CGT « ne se reconnaît officiellement pas dans le dialogue social », elle « essaie de combiner des éléments de lutte et de ‘propositions’ », explique Dominique Andolfatto.

« Philippe Martinez a du mal à tenir la fédération CGT-Chimie, des nostalgiques de l’Union soviétique »

Depuis les années 1990, la direction de la CGT doit donc « composer avec son aile la plus radicale », explique le professeur de science politique : « Il y a des unions locales ou départementales, de région parisienne, notamment, ou le syndicat de la chimie, qui sont traditionnellement plus à gauche que la direction. Cette aile radicale [la CGT-Chimie] adhère par exemple encore à la Fédération syndicale mondiale (FSM), une organisation qui date d’avant la fin de la Guerre Froide, d’une tradition très marxiste et nostalgique d’un certain ordre du monde. » Bernard Vivier l’explique encore plus clairement : « Depuis huit ans, Philippe Martinez a du mal à tenir la fédération CGT-Chimie. Ce sont des nostalgiques de l’Union soviétique. » Dominique Andolfatto grossit moins le trait, mais concède que cette frange de la CGT « reproche à la direction de ne pas être assez présente dans les luttes, d’organiser des journées de mobilisation sans succès, de s’être fait doubler par la CFDT et de s’être un peu convertie à la social-démocratie et un certain libéralisme. »

En revanche, « ces divergences idéologiques ont existé lors de tous les congrès de la CGT depuis les années 1990, ce sont des débats récurrents qui ne tiennent pas à la personnalité de Philippe Martinez. » Le secrétaire général de la CGT joue donc son rôle de secrétaire général, d’après le politiste : « Martinez doit veiller à une cohérence d’ensemble, il ne peut pas être plus radical que les radicaux, il y a aussi une aile plus centriste à la CGT. » En clair, le décalage entre la direction et certaines fédérations existe, mais il est normal : « Les directions confédérales ne sont pas à l’avant-garde, ce sont les dernières informées. Les mouvements sociaux naissent spontanément, ce n’est pas à Paris que l’on décide que les raffineries et les lycées professionnels vont se mettre en grève. Les directions sont très prudentes, un mouvement social c’est une aventure, c’est difficile à manager, cela dépend des contextes locaux. »

« Savoir terminer une grève » avant le Congrès de mars 2023

Dominique Andolfatto estime même « qu’à titre personnel, Philippe Martinez doit plutôt se réjouir de ce genre de mouvements » : « Dès qu’il est rentré [d’un voyage en Palestine, ndlr], il s’est rendu sur place, à la raffinerie de Port-Jérôme, qui était un peu l’animatrice du mouvement. Il a plutôt adhéré. Après il faut qu’il se montre prudent parce que ce type de mouvement – une grève ‘thrombose’ – peut se retourner contre la CGT s’il est trop impopulaire. » Le reproche qui tient peut-être plus directement à la patte de Philippe Martinez à la tête de la CGT, c’est « de privilégier une dimension culturelle des luttes et de passer des alliances avec des mouvements sociaux en sortant un peu du syndicalisme traditionnel », d’après le professeur de science politique. C’est un élément important pour appréhender les dynamiques internes à la CGT à l’approche du Congrès où se tranchera en mars 2023 la succession de Philippe Martinez au secrétariat général de la CGT. « Ce Congrès est un énorme enjeu », analyse Bernard Vivier, « parce que la succession n’est pas du tout établie, et le nom suggéré [celui de Marie Buisson, secrétaire générale de la Ferc-CGT, la fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture, ndlr] est loin de faire l’unanimité. »

En l’occurrence, ce sont précisément les fédérations industrielles qui grincent des dents, explique le directeur de l’Institut supérieur du Travail : « Pour l’instant, personne ne s’est exprimé officiellement, mais Marie Buisson a des positions qui heurtent certaines fédés. Ses liens avec Greenpeace ou avec Oxfam ne vont pas plaire aux fédérations liées au nucléaire, ou de l’industrie lourde, par exemple. En tout cas, elles ne voteront pas pour elle. » Plus immédiatement, l’enjeu pour la direction est de « savoir terminer une grève », selon la maxime désormais connue de Maurice Thorez. Mais surtout, « dès que satisfaction a été obtenue », selon la deuxième partie moins citée de la phrase de l’historique secrétaire général du PCF. « Pour le moment, c’est plutôt un baroud d’honneur pour moi », parie Dominique Andolfatto quand on l’interroge sur les suites de ce mouvement social, alors que Bernard Vivier y voit un enjeu pour Philippe Martinez « de réussir sa sortie, mais pour ça il faut qu’il réussisse la manifestation d’aujourd’hui. »

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