« Dangereuse », « mal engagée » … La réforme de la police judiciaire a du mal à convaincre au Sénat

« Dangereuse », « mal engagée » … La réforme de la police judiciaire a du mal à convaincre au Sénat

Alors que la réforme de la police judiciaire fait des remous en interne, les sénateurs qui débattent actuellement de la loi de programmation et d’orientation du ministère de l’Intérieur ne semblent pas convaincus. La gauche se montre très critique, mais à droite de l’hémicycle aussi, les orientations proposées par le ministre de l’Intérieur les laissent circonspects.
Louis Mollier-Sabet

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Le torchon brûle entre Gérald Darmanin et la police judiciaire. Une fois n’est pas coutume, pour un ministre qui a fait de la défense de l’institution policière un axe de son action, la grogne vient cette fois de l’Intérieur. Vendredi dernier, le directeur de la police judiciaire de Marseille, Éric Arella, a été limogé après une manifestation de policiers marseillais contre la réforme de la « PJ » à l’occasion d’une visite du directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux. Dimanche, dans Le Parisien, Gérald Darmanin a estimé que « le lien de confiance » entre Frédéric Veaux et Éric Arella « était rompu » et que « certaines limites ne [devaient] pas être franchies » : « Quand des policiers manifestent pendant leurs heures de service, dans leurs locaux, en utilisant leur matériel et pour certains le visage masqué, ces limites sont franchies. Les images étaient choquantes. » Face à la fronde, le ministre de l’Intérieur a même écrit à tous les policiers relevant de la direction centrale de la police judiciaire, ce lundi.

« Pour mener une réforme, c’est quand même mieux de convaincre ceux qui vont devoir l’appliquer »

« Il infléchit très légèrement les choses sur le calendrier, mais cette affaire est bien mal partie », estime Jérôme Durain, sénateur socialiste, chef de file du groupe sur les sujets de police et de sécurité. « On est dans l’entêtement, alors que c’est une erreur. Il y avait déjà une contestation extérieure très forte, des magistrats notamment, et maintenant c’est une fronde à l’intérieur de la police. C’est assez mystérieux que le ministre en arrive à faire se mobiliser des spécialistes qui sont aussi loin du public. C’est que leur colère est vraiment profonde et que le Gérald Darmanin a généré ses propres difficultés », analyse-t-il.

De l’autre côté de l’hémicycle, Philippe Dominati, sénateur LR rapporteur des crédits de la police dans le budget, reste aussi circonspect sur la mise en œuvre de cette réforme de la PJ : « Pour l’instant, le process est plutôt mal parti. C’est un ministère où les réformes sont nécessaires, mais assez rarement menées, mais les points de crispation sont importants. Dans quelque organisation que ce soit, pour mener une réforme, c’est quand même mieux de convaincre ceux qui vont devoir l’appliquer. Et visiblement, ce n’est pas le cas. »

Vers une disparition de la « PJ » sous la « pression du quotidien » ?

Sur le fond, le ministre de l’Intérieur ne change pourtant pas de cap. Pour en finir avec « le fonctionnement en silo » de la police, Gérald Darmanin prévoit de fusionner les effectifs de la sécurité publique, de la police aux frontières, du renseignement et enfin de la police judiciaire sous l’autorité d’un unique « directeur départemental de la police nationale » (DDPN). Placé sous l’autorité du préfet de département, il aura autorité sur l’ensemble de ces services et les personnels de la police judiciaire pourront ainsi « faire bénéficier de leur expertise tous les effectifs de cette nouvelle filière d’investigation. » Dans une tribune publiée dans le JDD samedi dernier, l’ensemble des parlementaires socialistes dénonce une réforme « dangereuse » qui menace le modèle français historique d’une police judiciaire « disposant de temps et de moyens différents pour mener à bien leur mission et s’attaquer efficacement aux très gros délinquants. » Gérald Darmanin a beau marteler « qu’aucun policier de PJ ne fera autre chose que ce qu’il fait aujourd’hui, sur son lieu d’affectation actuel », les sénateurs spécialistes du sujet, de gauche comme de droite, ne sont pas totalement convaincus.

« Ce ne sera pas possible », pour Jérôme Durain : « Le jour où le DDPN se verra intimer l’ordre par Beauvau d’avoir des chiffres supérieurs parce que la petite délinquance est mal gérée, il dira à ses services de laisser tomber les affaires en cours et de se concentrer sur l’urgence. Comment résister à ça ? Frédéric Veaux nous a dit qu’il fallait mettre les compétences de la PJ au service de la petite et moyenne délinquance, c’est assumé dans cette réforme. » Le sénateur socialiste alerte sur « la pression du quotidien » qui pourrait faire dévier la force de travail de ces « spécialistes de tâches complexes et d’investigations qui demandent du temps », vers « la petite et moyenne délinquance. » Philippe Dominati assume « avoir du mal à se faire une opinion bien affirmée », mais reste sceptique sur ce point : « Il y a une vraie peur que la PJ se retrouve à faire du quantitatif. Je visitais un département où il avait 900 dossiers traités par la PJ et 9500 traités par la sécurité publique. Si l’on fusionne tout ça, cela suscite au moins des interrogations sur qui va traiter quoi. D’autant plus que le gouvernement est ambigu là-dessus. Il faudrait des garde-fous, et ceux que propose le gouvernement ne convainquent pas grand monde pour le moment. »

« Une réponse inadaptée à un vrai sujet »

Gérald Darmanin défend, lui, que « la criminalité a bien changé depuis Clemenceau », et la création des fameuses « brigades du Tigre », qui ont inspiré le fonctionnement indépendant de la police judiciaire. Le ministre de l’Intérieur voit dans cette réforme de la « PJ » l’occasion d’intégrer des évolutions de fond des affaires criminelles, comme leur dimension de plus en plus internationale et technologique. « C’est un peu incohérent de départementaliser et de restreindre la PJ à un champ d’intervention départemental », répond Jérôme Durain. « La dernière réforme poussait précisément à élargir le champ d’intervention de la police judiciaire pour répondre à ces défis », rappelle-t-il. « Le risque sur la départementalisation, c’est qu’avec assez peu de personnels, on focalise à terme les moyens de la PJ sur le département phare de la région », ajoute Philippe Dominati.

Enfin, le contrôle de la PJ par le préfet présente un « risque d’intrusion du politique qui n’est pas neutre », pour Jérôme Durain, qui y voit « une réponse inadaptée à un vrai sujet » : « la désaffection des policiers pour la fonction d’investigation et la PJ, qui conduit sans doute à un nombre insuffisant d’officiers de PJ. » Philippe Dominati mise, lui, plutôt sur le décalage du calendrier annoncé par Gérald Darmanin, avec une réforme qui entrerait en vigueur après l’été 2023. « Il faut laisser un peu de temps au ministre et au DGPN pour voir si cette réforme peut être amendée », explique le sénateur LR. Pour le moment, aucune piste sur le fond n’a été évoquée par Beauvau. La réforme de la PJ, n’est pour le moment pas traité en tant que tel par la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, examinée cet après-midi en séance au Sénat, mais le sujet devrait sans aucun doute s’inviter dans les débats.

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