Didier Fusillier : 5 milliards pour la culture, «voyez ce qui se passe en Espagne, là-bas c’est rien du tout !»

Didier Fusillier : 5 milliards pour la culture, «voyez ce qui se passe en Espagne, là-bas c’est rien du tout !»

 Entretien avec Didier Fusillier, président du Parc de la Villette, metteur en scène, ancien conseiller culture de Martine Aubry.
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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Le monde de la culture a, lui aussi, été frappé de plein fouet par la tempête Covid. Dans quel état est-il aujourd'hui ?

Le monde de la culture est dans un état d'attente. Il y a eu une certaine perplexité quand il a fallu fermer les théâtres, les clubs de nuit, annuler les festivals... Le séisme a été important pour les artistes, dans un premier temps pour eux-mêmes, dans leur vie, mais aussi dans le fait d'arrêter leur métier. A la Villette, nous accueillons beaucoup de chorégraphes comme Angelin Preljocaj, et là, cela faisait trois mois que les danseurs ne s'étaient pas vus. Donc, il faut tout reprendre et on voit les efforts que cela demande de se recaler, même les corps ont changé, les tessitures des voix, les musiciens...  On oublie ça, mais c'est beaucoup de travail un travail d'artiste. Et puis il y a la question du public, dans quelles conditions allons-nous pouvoir ouvrir ? Des demi-jauges, un tiers de jauge ? Est-ce qu'économiquement c'est tenable ou pas ? C'est effectivement une situation compliquée.

Vous diriez que certains secteurs ont été plus touchés que d’autres ?

À des degrés divers, tout le monde a été touché. Même les maisons d'édition, par exemple. Relancer un livre aujourd'hui, cela pose des questions : dans quelles conditions ça va pouvoir se faire ? Ce sont des mondes artistiques mais aussi économiques. Et puis, il y a l'inquiétude des jeunes artistes. Un festival comme Avignon qui saute, c'est l'impossibilité de voir certains spectacles et de les programmer pendant une année, toute l'année qui suit. C'est aussi un marché. Le festival Off, par exemple, sont des coproductions. Est-ce qu'on peut accueillir des spectacles de l'international ? Est-ce qu'on peut prendre l’avion ? Est-ce qu'ils peuvent sortir ? Les réponses arrivent, chaque semaine, un peu différentes. C'est cette incertitude qui nous amène à des interrogations que nous n'avions jamais connues.

Peut-il y avoir des conséquences à plus long terme ? Soit un vide dans la création qu'on ressentira par exemple l'année prochaine : moins de films, moins d'expos, moins de pièces de théâtre, soit au contraire une inspiration nouvelle liée à cette période si trouble ?  

Je pense que c'est sans doute le moment d'imaginer une culture pour le siècle qui est le nôtre. Nous sommes sur un modèle qui date des années 1970. Le monde de la musique n'est pas celui du théâtre, il n'est pas celui des arts plastiques, vous avez des mondes entiers comme le design, l'architecture, le monde des jardins, celui de la mode, le monde culinaire aussi. Je pense que c'est l'occasion de recréer un grand mélange de tous ces arts qui sont les nôtres, sur lesquels nous sommes souvent excellents. Nous avons une grande pensée européenne de nous unir. Être européen, c'est la possibilité de voir des chefs-d’œuvre ailleurs, de mieux les connaître, d'associer aussi le monde numérique. C'est ce que nous faisons, par exemple avec les « micro-folies » à la Villette, dans des tout petits villages ou des grandes villes, où vous avez des grands chefs-d’œuvre comme La Joconde avec des outils numériques qui intéressent les enfants. C'est donc l'occasion de se reposer des questions pour éviter le streaming, parce qu'on ne peut pas continuer à regarder des spectacles sur un petit écran d'ordinateur. Ce n'est pas possible.

On vit donc, selon vous, un moment charnière qui peut permettre au monde de la culture de se réinventer ?

Il faut prendre en tout cas cette réalité-là en sachant qu'elle va peut-être durer, et repenser le modèle économique de tout cela. Savoir quelle est la mission de service public qu'on a lorsqu'on est subventionné, savoir dans quelle direction nous devons aller. Peut-être revenir à Antonin Artaud qui prônait vraiment, qui prêchait même l'idée d'un art brut sans son décor. Aujourd'hui, à la Villette, que ce soit Preljocaj, que ce soit Bartabas, Marion Motin, c'est un éclairage fixe, la salle est pleine, les gens voient des répétitions et il y a quelque chose qui se passe. C'est impressionnant de voir un acteur dire cinq fois le même texte, mais pas avec la même intonation. Devant Dieudonné Niangouna, par exemple, qui était avec ses acteurs, tout le monde était scotché, on n'osait pas bouger. Ses spectacles sont toujours magnifiques, mais les voir comme ça, avec cette tension-là, ne pas savoir ce qui va arriver, avoir raté le début, ne va pas voir la fin, c'est ça la culture ! C'est un monde en mouvement et je pense qu'on doit aussi s'enrichir tous ensemble, tout mixer, essayer de repenser cette nouvelle énergie. On ne peut pas profiter d'un moment aussi dramatique que celui que l'on vit, mais on peut essayer de nous adapter avec nos forces à nous et de faire découvrir les merveilles, tout ce qui nous échappe, tout ce qui fait le sel de la culture.

Beaucoup critiquent la façon dont l'exécutif, et en particulier Franck Riester, ancien ministre de la Culture, a géré la crise. Ce n'est que le 6 mai que le Président de la République a annoncé un plan pour la culture. Qu'en pensez-vous ?

J'ai eu la chance de rencontrer plusieurs fois Franck Riester, je ne le connaissais pas du tout avant qu'il soit ministre. C'était peut-être un ministre qui, dans un milieu très expansif, était assez discret, mais un ministre vraiment très travailleur, très présent. C'est quelqu'un que j'ai pu apprécier, très sincèrement. Il faut quand même imaginer ce qui s'est passé, il faut imaginer le cataclysme. En Allemagne, par exemple, tous les théâtres ont fermé, et normalement, ils n'ouvrent pas avant la fin décembre. Aucune mesure n'est prise. Le président de la République a par exemple annoncé une année blanche pour les intermittents du spectacle, une protection pareille n'existe nulle part ailleurs en Europe, ni même dans le monde. Dire qu'il ne s'est rien passé, c'est méconnaître la situation des autres et ne pas se rendre compte du temps qu'il a fallu pour protéger tout le monde. Il a fallu prendre des décisions difficiles, fermer tous les cinémas, faire sauter tous les festivals alors que la France est une grande terre de festivals. Tout le monde a dû fermer. Gérer ça en deux mois, ce n'était vraiment facile.

D'après les chiffres du ministère de la Culture, plus de 5 milliards d'euros ont été débloqués depuis le mois de mars, dont 2,9 milliards au travers de dispositifs de soutien, 706 millions d'euros en faveur du spectacle vivant, 391 millions d'euros en faveur des arts visuels, 525 millions pour le patrimoine et l'architecture. Un financement à la hauteur des enjeux ?

Voyez ce qui se passe en Espagne ou au Portugal, là-bas c'est rien du tout ! Pour les artistes, les demandes d'indemnisation sont étudiées au cas par cas. Moi, j'ai beaucoup d'amis artistes en Espagne. Ils n'ont rien. Ils ont droit à un chômage qui va s'arrêter, il n'y a aucune aide aux compagnies, je ne parle même pas de l'Angleterre, là-bas, c'est la bérézina absolue !  Boris Johnson a annoncé un milliard de livres sterling en urgence, mais c'est une misère un milliard pour la culture. Sincèrement, je pense qu'il faut prendre la mesure de ce qui a été fait en France, il faut prendre la mesure du choc.

Les critiques contre le gouvernement vont au-delà des milliards d'euros déployés ou pas, beaucoup d'artistes se sont aussi sentis méprisés, comme si la culture n'avait pas été considérée comme prioritaire.

On a beaucoup entendu dire pendant le confinement qu'on pouvait acheter du vin dans des boutiques et pas des livres parce que les librairies n'étaient pas ouvertes, mais il faut savoir que les librairies n'ont pas souhaité ouvrir pour des raisons économiques, elles étaient trop concurrencées par les GAFA et les achats sur Internet. Nous aussi, nous perdons beaucoup, comme tous les établissements publics, on va mettre 3 ou 4 ans à retrouver un équilibre financier. Heureusement, il y a des fonds de roulement qui sont des réserves financières de plusieurs millions d'euros qui permettent d'assumer le choc. Certaines compagnies plus fragiles n'ont pas ces réserves et les aides iront d'abord vers elles. Moi, j'ai toujours défendu le système des intermittents. C'est un régime important parce que ça n'est pas facile d'être artiste. Le fait de protéger encore plus ce régime, c'est déjà quelque chose d'extrêmement solide.

Franck Riester a donc été remplacé par Roselyne Bachelot. C'est trop tôt pour juger son action, mais peut-être pouvez-vous nous parler de votre sentiment premier lorsque vous avez entendu son nom ?

Je ne la connais pas et j'espère qu'on aura l'occasion de la voir. D'abord c'est une personne qui a l'expérience gouvernementale et cela me semble très important aujourd'hui, elle connaît la mécanique pour faire passer une loi, pour défendre ses idées devant les grands élus de la nation. Et puis, elle a une appétence très claire pour la culture, elle a un franc-parler, elle est populaire et je pense qu'elle a une grande volonté de réussir. Il va falloir créer un énorme élan de liberté. Pour moi, la culture c'est la liberté de créer, d'inventer, de se tromper, de retirer ces brides. Si on déconfine la culture, il faut la déconfiner à fond. La culture, c'est dire : allez-y ! Lâchez-vous ! Inventez tout ce que vous pouvez ! On en a besoin. Si on ne le fait pas nous, qui va le faire ?

Vous avez prononcé un mot important, vous avez dit que Roselyne Bachelot était "populaire", ce qui peut nous changer des ministres incarnant une culture plus élitiste. Une ministre de la Culture qui plaît au grand public et pas seulement à un certain public ?

Oui, un ministre de la Culture, c'est un passeur. C'est quelqu'un qui va défendre ses idées, mais qui va aussi trouver les moyens de faire passer ses idées et de les faire comprendre. On voit dans la grande étude du Ministère qui est sortie il y a dix jours qu'il y a un fossé très important qui se creuse entre une culture dite "élitiste" et une culture populaire. Il faut arrêter cette séparation. Il y a des choses magnifiques dans la culture populaire, il y a des choses nulles dans les cultures dites "nobles" et cette séparation est mortifère.

Est-ce que la question de l'incarnation n'est justement pas importante pour combler ce fossé ?

C'est vrai que Roselyne Bachelot peut à la fois participer à des grandes émissions populaires à la radio ou à la télé et adorer l'opéra et chanter Verdi. On verra bien, mais en tout cas, elle a l'envie et sentir une envie forte, c'est déjà important. On voit qu'elle va aller vers cette réconciliation du plus grand nombre. C'est l'objectif de tout le monde de faire partager tous ces trésors à tout le monde, mais je crois que ça va être une de ses volontés fortes.

Pour son premier déplacement, Roselyne Bachelot était accompagnée de Jack Lang. Quel message y voyez-vous ?

Moi, je suis un "bébé Lang" comme beaucoup. À l’époque, on avait 24 ans, on partait avec un million de francs et on nous disait simplement "Allez-y ! On se revoit dans deux ans, vous nous montrerez ce que vous avez fait." Ça n'existe plus aujourd'hui. C'est quelqu'un qui a créé un souffle incroyable, quelqu'un de réseau, quelqu'un qui a créé la Fête de la musique, les grands travaux d'architecture. Tout cela était bien sûr voulu par le Président de la République de l'époque, François Mitterrand, néanmoins, il incarnait et il incarne toujours, ainsi que sa femme Monique Lang, c'est un couple qui incarne la France. Il a une popularité incroyable auprès des jeunes !

C'est donc un bon signal que l'actuelle ministre de la Culture s'affiche avec Jack Lang ?

Vous savez, il faut qu'elle fasse attention parce que beaucoup croient que Jack Lang est toujours ministre de la Culture. [rires] Ce sont des symboles intéressants mais il y a eu aussi des gens formidables comme Frédéric Mitterrand, Jean-Jacques Aillagon, Franck Riester, Françoise Nyssen. Mais il faut du temps. Ces ministres ont souvent eu un an, un an et demi pour exercer leur mission. Que voulez-vous faire ? C'est très, très compliqué.

Parlons du Parc de la Villette que vous présidez. Comment se remet-il de la crise ?

Nous étions fermés comme tout le monde, 55 hectares dans Paris. C'était très étrange, on a vu une nature qui reprenait ses droits, le parc devenait un peu sauvage. Nous avons protégé cela, c'est un parc magnifique qui a été pensé par Bernard Tschumi avec la Philharmonie, la Cité des sciences, Paris-Villette, le Zénith. Beaucoup de ces bâtiments ont été fermés et c'est très impressionnant. Nous rouvrons les espaces petit à petit, sans pouvoir donner de spectacles, on sent une appétence énorme du public. Nous venons d'ouvrir le Festival de cinéma en plein air, qui est une longue tradition à La Villette, sur la grande pelouse et en une demi-journée, les cinq séances de 1.600 places étaient toutes réservées. C'est la première fois que nous devons faire des réservations. On sent un amour du public pour tous ces grands lieux, on sent cette envie de se retrouver ensemble.

Comment rendez-vous votre programmation compatible avec les mesures sanitaires qui se sont encore renforcées ces derniers jours ? 

Nous avons travaillé avec les équipes que nous avions invitées au printemps, pour qu'elles proposent des répétitions. Le public peut rentrer gratuitement dans des espaces faits pour eux, dans les grands théâtres, vous avez 26 lieux dans tout le parc de la Villette, les plus grands artistes sont là, des magiciens, des danseurs et vous assistez aux répétitions, c’est-à-dire ce à quoi on n'assiste jamais. Vous voyez les danseurs qui s'entraînent, qui répètent. Tout à coup, il y a un morceau entier, une scène, mais il n'y a pas le début, il n'y a pas la fin, vous n'avez pas la compréhension de ce que vous voyez. Vous pouvez voir un acteur qui va dire quatre fois le même texte et qui va être repris pour une virgule. C'est franchement passionnant, les gens adorent ça. Donc on respecte les jauges et ça fait travailler les artistes. C'est tous les après-midi et cela dure cinq heures. On n'a pas le spectacle, mais on a autre chose. On voit des artistes qui s'adaptent et qui essaient de trouver quelque chose pour répondre à cette urgence-là qui est de jouer et d'offrir des merveilles au public.

 

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