Droit des femmes, répression, « otages d’État »… Quatre questions pour comprendre la situation en Iran

Droit des femmes, répression, « otages d’État »… Quatre questions pour comprendre la situation en Iran

Le décès d’une étudiante tombée aux mains de la police iranienne des mœurs est à l’origine d’importantes manifestations dans ce pays piloté depuis plus de quarante ans par un régime islamique. La répression aurait fait plus d’une centaine de morts en trois semaines. En parallèle, Téhéran accuse deux touristes Français arrêtés en mai d’avoir cherché à déstabiliser le pays.
Romain David

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La révolution féministe qui agite l’Iran est en train de se transformer en un mouvement de protestation globale contre le régime islamique en place depuis la révolution de 1979. La mort, le 16 septembre dernier, d’une étudiante de 22 ans, Mahsa Amini, après son arrestation par la police des mœurs pour non-respect des règles vestimentaires imposées aux femmes, a mis le feu aux poudres en soulevant une importante vague d’indignation. Les manifestations qui ont éclaté les jours suivants ont rapidement gagné une large partie du pays. Moins de trois semaines plus tard, un bilan publié par l’ONG Iran Human Rights fait état d’au moins 92 personnes tuées par la répression et de plus d’un millier d’arrestations.

En parallèle, 82 personnes auraient trouvé la mort la semaine dernière à Zahedan, capitale de la province du Sistan-Baloutchistan, au cours d’affrontements entre les forces de sécurité iranienne et des manifestants. Ces heurts auraient été déclenchés par des accusations de viol sur une adolescente de 15 ans, visant un chef de police, rapporte Amnesty International.

Par ailleurs, la télévision iranienne a diffusé jeudi les « aveux » de deux prétendus espions français, arrêtés au printemps dernier, et accusés d’avoir participé à la mise en place de la contestation. « Une mise en scène » que dénonce le quai d’Orsay et qui pourrait virer à la crise diplomatique entre Paris et Téhéran. Retour sur les principales étapes d’une révolte en passe de faire vaciller un système politique inamovible.

Comment les manifestations en Iran ont-elles pris de l’ampleur ?

Le 18 septembre, le lendemain des funérailles de Mahsa Amini, des étudiantes défilent à Téhéran et à Sanandadj, capitale du Kurdistan iranien, entonnant pour la première fois le slogan : « Femme ! Vie ! Liberté ! », devenue le mantra du mouvement. Des manifestantes retirent leur hijab en signe de protestation, certaines vont même jusqu’à se couper les cheveux, comme le montre les nombreuses vidéos qui affluent sur les réseaux sociaux.

Avec l’élection de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi à la présidence de la République, la législation iranienne sur le port du voile a récemment connu une série de durcissements : depuis le mois de juillet, il doit couvrir à la fois le cou et les épaules. De plus, un projet d’intelligence artificielle permettant de détecter les femmes contrevenant aux règles dans le métro de Téhéran, avec des amendes à la clef, était également à l’étude. Le 21 septembre, les manifestations se sont étendues à au moins 16 des 31 provinces du pays selon les ONG. En parallèle, l’accès à Internet connaît de fortes perturbations dans le pays, alors que les manifestants se servent d’Instagram et de la plateforme de messagerie instantanée WhatsApp pour se coordonner.

Pourquoi s’agit-il d’un mouvement de contestation inédit ?

« Les femmes ont préempté le mouvement et occupé l’espace public, ce qui est totalement inédit en Iran depuis la révolution de 1979 », explique à Public Sénat David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Moyen-Orient et auteur de La République islamique d’Iran en crise systémique aux éditions L’Harmattan. « Mais elles ont très vite été rejointes par une jeunesse masculine, qui se sent également étouffé sous le poids des prescriptions religieuses. On a vu aussi la génération des parents et des grands-parents, choqués par la répression, afficher son soutien. Ces derniers jours, la protestation a commencé à s’élargir aux collégiens. Nous sommes donc en face d’un mouvement de fond, transgénérationnel en plus d’être transclasse. »

L’Iran a déjà connu d’importantes manifestations : chez les enseignants et les fonctionnaires en début d’année, mais aussi en 2017 et en 2018. À chaque fois, il s’agissait de protester contre l’inflation et la vie chère, et de réclamer des réformes d’ordre économique. Pour mémoire, en mai 2018 l’administration Trump a rétabli les sanctions économiques américaines à l’égard de Téhéran, accusée de ne pas respecter l’accord international sur le contrôle de son programme nucléaire. La contestation de septembre, même si elle a toujours pour toile de fond la crise économique, cible davantage la dimension religieuse du pouvoir. « La mort de Mahsa Amini a été un déclencheur sous-estimé par les autorités. En se portant sur la question du voile, la contestation touche à l’un des fondements du régime, à la différence des précédents mouvements de manifestation, qui étaient d’abord alimentés par une frustration socio-économique », décrypte David Rigoulet-Roze. De ce point de vue, il pourrait s’agir d’un moment de bascule dans l’histoire de l’Iran, 43 ans après la révolution de 1979.

Quelle est la réaction du régime ?

Officiellement, les grèves et les manifestations sont interdites en Iran depuis les années 1980. De nombreux observateurs ont parlé de rassemblements « éclairs », les manifestants se dispersant très rapidement pour échapper aux forces de l’ordre et aux arrestations. Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux fin septembre, et authentifiés par le Washington Post, montre toutefois la police en train de tirer sur la foule.

Les manifestants ont été qualifiés à plusieurs reprises de « terroristes » par le gouvernement. En marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, le président Ebrahim Raïssi a promis une enquête sur la mort de Mahsa Amini. « Si l’une des parties a commis des torts, cela doit certainement faire l’objet d’une enquête », a déclaré cet ancien procureur général, souvent cité dans l’épisode de l’exécution des prisonniers politiques iraniens en 1988. Ce vendredi, l’organisation médico-légale iranienne a fait savoir que « la mort de Mahsa Amini n’avait pas été causée par des coups portés à la tête et aux organes vitaux », mais, selon un rapport, par « une intervention chirurgicale pour une tumeur cérébrale à l’âge de huit ans ».

Il a fallu attendre le 4 octobre pour que le guide suprême, Ali Khamenei, sorte de son silence. « Je le dis de manière directe : ces émeutes et l’insécurité sont l’œuvre des Etats-Unis, du régime sioniste [Israël, ndlr], de leurs mercenaires et de certains Iraniens traîtres à l’étranger qui les ont aidés. Les organisations de la police, les bassidji [milices du régime, ndlr] et le peuple ont subi des injustices plus que tout le monde », a estimé celui qui incarne la plus haute autorité politique et religieuse du pays, en poste depuis 1989. « Le régime est embarqué dans une logique purement répressive car il est incapable de se réformer ou de faire montre d’ouverture vis-à-vis de la contestation. Le faire, reviendrait pour les autorités à se renier. La question du voile, de la ségrégation sexuelle, du poids du religieux sur le politique constituent le noyau dur du système », indique David Rigoulet-Roze. « Les autorités religieuses sont d’autant plus tendues que la question de la succession du guide suprême, âgé de 83 ans, est latente, faisant peser une forme d’incertitude sur la pérennité du régime », note ce spécialiste.

Paradoxalement, l’absence de leader identifié au sein de la contestation est une difficulté pour les autorités « qui n’ont pas de tête à couper », observe encore David Rigoulet-Roze. Mais cela limite aussi les possibilités de débouchés politiques ou encore la capacité de structuration du mouvement de grogne.

Que sait-on des deux Français arrêtés et présentés par Téhéran comme des espions ?

La chaîne officielle de télévision iranienne Al-Alam a diffusé jeudi les « aveux » de deux personnes parlant français, qui se sont présentés comme Cécile Kohler et Jacques Paris et qui ont expliqué être des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Selon leurs déclarations, ils auraient cherché à « préparer les conditions de la révolution et du renversement du régime iranien islamiste ». Ce couple d’enseignants installés en région parisienne, membres du syndicat FO, s’est rendu en Iran pour des vacances au printemps dernier, avant d’être arrêtés le 11 mai. Dans la foulée des manifestations d’enseignants qui ont agité le pays en début d’année, ils ont été une première fois accusés par Téhéran en juillet d’avoir voulu « former une sorte de manifestation pour créer des troubles », selon une formule de la télévision d’Etat.

« La mise en scène de leurs prétendus aveux est indigne, révoltante, inacceptable et contraire au droit international. Cette mascarade révèle le mépris de la dignité humaine qui caractérise les autorités iraniennes. Ces prétendus aveux extorqués sous la contrainte n’ont aucun fondement, pas davantage que n’en avaient les motifs invoqués pour leur arrestation arbitraire », a réagi le ministère des Affaires étrangères dans un communiqué publié jeudi, employant un langage rarement usité dans l’univers mesuré des échanges diplomatiques.

De quelle manière le régime instrumentalise-t-il leur arrestation ?

« Mme Cécile Kohler et M. Jacques Paris sont détenus arbitrairement en Iran depuis mai 2022, et constituent à ce titre des otages d’État. », estime encore le Quai d’Orsay. « On parle parfois de diplomatie des otages, avec des échanges de prisonniers, mais dans le cas de Téhéran on peut considérer qu’il s’agit d’une véritable stratégie politique qui, en droit international, pourrait relever d’une forme de terrorisme. C’est une manière de faire pression sur le gouvernement français, à l’heure ou l’Union européenne s’apprête à prendre des sanctions contre la répression », note David Rigoulet-Roze. Mercredi, Catherine Colonna, la ministre des Affaires étrangères, a effectivement indiqué devant le Sénat que l’Union européenne pourrait annoncer, d’ici « huit ou dix jours », des sanctions à l’égard de certains responsables iraniens : « il s’agira de geler les avoirs et d’interdire de voyager aux individus identifiés comme responsables des violences », a-t-elle précisé.

>> Lire notre article - Iran : l’UE réfléchit à un gel des avoirs et une interdiction de voyager contre les auteurs de la répression, indique Catherine Colonna

Les prises d’otage en Iran sont régulièrement instrumentalisées à des fins de politique étrangère. L’épisode le plus célèbre en la matière est celui de la crise des otages américains entre 1979 et 1981. Suspecté d’espionnage, le personnel de l’ambassade américaine à Téhéran a été retenu de force par des étudiants, avec le soutien du régime qui exigeait, en échange de leur libération, l’extradition du Shah alors hospitalisé à New York. On pourrait également citer les cas de Clotilde Reiss, de Fariba Adelkhah ou de Benjamin Brière. « L’arrestation de deux enseignants syndiqués sert la thèse complotiste mise en avant par le régime, celle d’une main étrangère à l’origine de la contestation. D’autant, que cette situation concorde avec l’élargissement du mouvement aux collégiens », note David Rigoulet-Roze.

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