Emmanuel Macron et Élisabeth Borne contraints d’inventer « une nouvelle pratique institutionnelle »

Emmanuel Macron et Élisabeth Borne contraints d’inventer « une nouvelle pratique institutionnelle »

Privé de majorité absolue, le président de la République va devoir rompre drastiquement avec sa méthode de gouvernement, fondée jusqu’à présent sur une certaine verticalité. Les consultations que sa Première ministre doit mener auprès des oppositions pourraient amorcer la mise en place d’une culture du compromis, plutôt étrangère à un régime présidentiel. Si les discussions aboutissent, elles peuvent aussi renforcer le rôle d’Élisabeth Borne dans les mois à venir.
Romain David

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À peine confortée à son poste par Emmanuel Macron, que la Première ministre Élisabeth Borne doit plonger les mains dans le cambouis. La locataire de Matignon a entamé ce lundi une série de consultations avec les groupes parlementaires pour tenter de déterminer si un « accord de gouvernement » reste envisageable avec certaines forces d’opposition. La semaine dernière, le chef de l’Etat avait piloté lui-même les négociations, recevant personnellement – et sans sa cheffe de gouvernement – les représentants des forces politiques qui formeront un groupe dans la prochaine assemblée. Désormais, Emmanuel Macron semble vouloir prendre de la hauteur, et profiter pleinement de la séquence internationale qui s’est ouverte jeudi avec un sommet européen, et qui va se prolonger jusqu’à demain soir avec la réunion du G7 en Allemagne.

Charge à Élisabeth Borne de cartographier un champ politique fragmenté par les élections législatives en trois grands blocs. Elle devra sonder ses interlocuteurs sur un éventuel « accord de gouvernement », déterminer si certains membres de l’opposition seraient susceptibles de rentrer dans le « gouvernement d’action » que le président de la République lui a chargé de composer d’ici les premiers jours du mois de juillet. Avec une ligne rouge : pas de main tendue au Rassemblement national, ni à La France insoumise, « ces formations ne s’inscrivent pas comme des partis de gouvernement », a averti le président dans un entretien à l’AFP samedi.

La tâche s’annonce d’autant plus ardue que les différents responsables politiques qu’il a déjà reçus ont pratiquement tous écarté l’hypothèse d’une coalition. Pour éviter le piège d’un blocage, l’exécutif risque fort de devoir avancer point par point : œuvrer à des majorités d’idées sur certains textes législatifs. Un travail laborieux, qui devrait replacer l’activité parlementaire au cœur de la vie politique. Les rencontres organisées par la Première ministre ont commencé en milieu de journée par les représentants de la majorité – histoire de resserrer les rangs -, à savoir Aurore Bergé, présidente du groupe Renaissance (ex-LREM), Jean-Paul Matteï, président des députés MoDem, et enfin Laurent Marcangeli, patron des élus philippistes (Horizons).

Trouver des points de convergence

« C’est une situation nouvelle, quelque chose qui n’était pas attendu et contredit en partie le premier mandat d’Emmanuel Macron », décrypte auprès de Public Sénat le politologue Bruno Cautrès, chercheur au CNRS et au Cevipof. « Le premier mandat s’appuyait sur une République en marche dominante à l’Assemblée nationale, avec beaucoup d’élus qui découvraient la fonction de député et s’inscrivaient pleinement dans le projet présidentiel », rappelle-t-il. L’absence de majorité absolue remet en cause « un modus operandi basé sur la verticalité, l’impulsion donnée par le projet présidentiel, par des discours très longs et riches en propositions. Là, nous sommes sur un tout autre modèle, un modèle dans lequel le chef de l’Etat doit se mettre en retrait et donner la voix au Premier ministre et au Parlement », poursuit notre spécialiste. « Dans le quinquennat précédent, nous étions sous l’empire du fait majoritaire, une situation classique dans la Ve République. Aujourd’hui, la situation est complètement différente en ce sens que le président est tenu d’aboutir à des compromis avec l’Assemblée nationale et le Sénat. Tout est à inventer », abonde le constitutionnaliste Paul Cassia. « Il faut inventer une culture du compromis. La Révolution – c’était le titre d’un livre d’Emmanuel Macron en 2016 – se produit maintenant, sous nos yeux. À institutions constantes, il faut inventer une nouvelle pratique institutionnelle. »

Invitée lundi de notre matinale, la députée Renaissance Maud Bregeon évoquait au moins trois dossiers sur lesquels le gouvernement pourrait obtenir rapidement le soutien d’une partie de ses opposants : le pouvoir d’achat des Français, avec une série de mesures promises par l’exécutif dès l’ouverture de la session parlementaire, la santé – on songe notamment à la crise que traversent les services d’urgences –, et enfin « les questions d’école ». « Je pense que là-dessus, dans l’intérêt général, on doit pouvoir trouver des consensus », a fait valoir l’élue. Sur l’inflation et la situation hospitalière, le déblocage de mesures d’urgence, avant d’envisager des réformes systémiques, pourrait en effet mettre d’accord un grand nombre de députés.

Autre dossier sur lequel la majorité espère avancer : la réforme des retraites. La perspective d’un recul de l’âge de départ est de nature à rallier les élus LR. Encore faudra-t-il s’entendre sur le chiffre, car si la droite campe sur 65 ans, Emmanuel Macron se montre moins catégorique depuis le second tour de la présidentielle. Citons également l’inscription du droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, ramené dans l’agenda par l’actualité internationale. Cette sanctuarisation de l’IVG, réclamée de longue date par la gauche, doit faire l’objet d’une proposition de révision constitutionnelle déposée par le groupe Renaissance (ex-LREM), a annoncé sa présidente, Aurore Bergé. Au Sénat, le groupe socialiste a fait de même ce lundi. Sous la précédente législature, le gouvernement et sa majorité s’étaient pourtant opposés à une mesure similaire, portée par La France insoumise.

« Emmanuel Macron a clairement mis son projet présidentiel comme limite du périmètre des discussions. Il a fixé des bornes économiques et partisanes en excluant du champ des discussions les extrêmes. », pointe Bruno Cautrès. Autant de lignes rouges qui pourraient compliquer les négociations à venir et rappellent que l’art du compromis ne fait pas nécessairement partie de la culture politique française. « Il faut voir comment les choses vont fonctionner, mais à ce stade Emmanuel Macron n’a donné aucune indication de mise en sourdine du projet présidentiel. Au contraire, il multiplie les références au 24 avril et au projet pour lequel, dit-il, les Français l’ont élu. »

» Lire notre décryptage : Emmanuel Macron a-t-il vraiment lancé un ultimatum aux oppositions ?

Élisabeth Borne (encore) sur la sellette ?

On l’aura compris, la semaine s’annonce complexe pour Élisabeth Borne. Elle pourrait bien faire office de galop d’essai pour une cheffe de gouvernement qui a largement été décrite comme une « technicienne » plutôt qu’une politicienne à son entrée en fonction. « Elle a ma confiance dans la durée », a répété Emmanuel Macron auprès de l’AFP. Une phrase qui devrait suffire à dissiper les nuages au-dessus de la tête de la Première ministre, mais qu’en sera-t-il si les consultations de la semaine n’aboutissent pas ? Si elle n’est pas en mesure de dresser la feuille de route « sur les prochains mois et les prochaines années », que lui réclame le locataire de l’Elysée qui serait, le cas échéant, contraint d’avancer à l’aveugle, de s’en remettre à sa seule majorité relative et aux circonstances, aux jeux des absences et des abstentions ?

Depuis plusieurs jours, Élisabeth Borne s’emploie à faire mentir les commentateurs sur sa capacité à naviguer au milieu d’eaux parlementaires qui n’ont jamais été aussi troubles sous la Ve République. L’Assemblée nationale « ne me fait pas peur, cela ne m’impressionne pas », a-t-elle déclaré durant une interview diffusée sur LCI jeudi dernier. « Je ne sais pas ce que ça veut dire, ‘technique’ », a-t-elle ajouté, comme en réponse aux portraits dressés d’elle. « Si au bout de tout ça elle arrive à convaincre quelques personnalités de centre gauche ou de centre droit de rentrer au gouvernement, je ne parle pas forcément de gens encartés chez Les Républicains ou au sein de la Nupes, mais de personnalités plus marginales qui ne se retrouvent pas dans l’accord des gauches ou se sentent mal à l’aise chez LR, alors elle donnera l’impression d’avoir rempli la mission impossible pour laquelle l’avait missionné le chef de l’Etat », relève le politologue Bruno Cautrès.

Vers un retour à une application « à la lettre de la Constitution »

Reste également à savoir si le président continuera de lui laisser piloter les négociations avec les parlementaires. S’il veut donner le sentiment de se maintenir au-dessus de la mêlée, et que ce sont les partis qui doivent venir à lui, il aurait tout intérêt à laisser les coudées franches à sa cheffe de gouvernement, comme le prévoit d’ailleurs la Constitution. « Nous avons pris de très mauvaises habitudes depuis 1962, qui consistent à croire que le président de la République décide de tout, en dehors des trois périodes de cohabitation que nous avons connues. Nous nous sommes accoutumés au fait que l’Assemblée nationale traduit les décisions d’un seul homme en actes législatifs. Ces habitudes sont en train d’être remises en cause », observe Paul Cassia. « C’est tout à fait heureux car la lettre de la Constitution est très claire : le président est un arbitre au-dessus des partis et des contingences politiques. Il incarne une forme de continuité, de stabilité et la personne qui dirige administrativement la France, c’est le ou la Première ministre. »

Emmanuel Macron contraint à l’immobilisme

Constitutionnellement, Emmanuel Macron dispose de deux armes pour briser la paralysie politique qui le guette : le recours au 49.3 et la dissolution de l’Assemblée nationale. L’article 49, alinéa 3, de la Constitution permet au gouvernement de faire passer un texte sans le Parlement, mais son utilisation est fortement encadrée depuis la réforme constitutionnelle de 2008, sans compter le risque de dépôt d’une motion de censure qui l’accompagne ou, du moins, l’impopularité à recourir à un outil constitutionnel souvent décrié. Sous le dernier quinquennat, il n’a été utilisé qu’une seule fois, par Edouard Philippe pour faire adopter le précédent projet de réforme des retraites.

La dissolution, quant à elle, est une arme à double tranchant : le risque étant de voir encore la majorité présidentielle rétrécir après un nouvel appel aux urnes. Le chef de l’Etat aurait tout intérêt à miser sur la carte du temps long, et laisser l’hémicycle et les débats parlementaires fracturer ses opposants, ce qui lui permettrait éventuellement de rallier quelques élus de droite ou de voir l’alliance des principaux partis de gauches, élaborée dans la douleur, se distendre. « Le chef de l’Etat doit raisonner à moyen terme. À court terme, il sera difficile pour les partis politiques qui se sont opposés à lui et aux candidats de la coalition Ensemble ! de rejoindre le gouvernement et le projet présidentiel. Il y a une sorte d’impossibilité », note Bruno Cautrès. « En revanche, c’est peut-être au cours du mandat qu’il parviendra à faire bouger les lignes. »

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