Eric Anceau: « Un certain nombre de nos hauts fonctionnaires ont été défaillants pendant le grand confinement »

Eric Anceau: « Un certain nombre de nos hauts fonctionnaires ont été défaillants pendant le grand confinement »

Maître de conférences à l’université Sorbonne Université, l’historien auteur de « Les élites françaises, des Lumières au grand confinement », était l’invité de Rebecca Fitoussi dans l’émission « Allons plus loin », jeudi 19 novembre.
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Par Rebecca Fitoussi

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Des élèves de Polytechnique vont en immersion dans un lycée en Essonne. Cela crée du lien et peut donner envie à des élèves issus de quartiers défavorisés de faire partie de l’élite. Est-ce comme cela qu’on peut briser la fracture entre les élites et le peuple ?

Effectivement, je trouve que c’est une très belle initiative. C’est vraiment gagnant-gagnant. D’une part, parce que ça montre à nos élites, le peuple. Tout l’objet de mon livre est de montrer la défiance profonde sur trois siècles entre ce peuple et ses élites qui s’est encore accrue ces derniers temps. Donc, les polytechniciens voient comment on fonctionne dans un lycée de banlieue. Et puis, d’un autre côté, cela peut permettre à nos jeunes d’éviter d’être méfiants vis-à-vis de ces élites. Cela peut les ouvrir à de nouvelles professions, des professions auxquelles peut-être, ils n’auraient jamais pu songer. Et pourquoi pas de futurs polytechniciens parmi eux ?

 

Cette défiance vis-à-vis des élites a augmenté depuis quelque temps, environ deux ou trois ans. Les Gilets Jaunes ont-ils été le paroxysme de cette défiance vis-à-vis des élites ?

Les relations entre le peuple et ses élites, c’est une forme de sinusoïde. Il y a des moments de confiance, mais ils sont très peu nombreux dans notre histoire. Sur trois siècles, des moments de défiance à la sinusoïde tendent vers le haut. Vous dites deux ou trois ans ? J’aurais tendance à dire que l’on assiste depuis une trentaine d’années à une véritable défiance. Depuis Jacques Chirac qui avait été réélu, aucun de nos présidents de la République depuis Nicolas Sarkozy n’a réussi à faire un deuxième mandat. Il est vrai que depuis trois ans, les choses se sont encore dégradées. On a eu le mouvement des Gilets Jaunes, on a eu la crise de la réforme des retraites et on a la colère qu’on sent monter du pays par rapport à la gestion de la pandémie actuelle.

 

Comment monte cette défiance ? Et même plutôt cette haine parce que pendant le mouvement des Gilets Jaunes, c’est de la haine que l’on a vue contre les élites. Est-ce que l’on n’aime plus nos élites à partir du moment où on les trouve incompétentes ? À partir du moment où l’on se sent trahi ?

Je crois effectivement qu’il y a l’idée d’incompétences. L’idée que nos élites dans le cadre de la mondialisation, dans le cadre d’une Union européenne qui a procédé à certains abandons de souveraineté, n’ont plus la main sur les choses, sont impuissantes. Il y a également sans doute un sentiment de trahison par rapport à des comportements élitistes. Il y a des conflits d’intérêts parmi les hauts fonctionnaires. C’était très rare de voir des préfets ou des sous-préfets jadis qui trempaient dans des affaires de conflits d’intérêts, de corruption, de lobbying. Et nous avons eu, au cours des dix dernières années, plusieurs affaires de ce type. Tout cela est amplifié, bien évidemment, par les réseaux sociaux qui sont extrêmement délétères et qui amènent un emballement du fait de l’anonymat. Cet effet d’entraînement joue véritablement à plein.

 

Pour être précis, qu’est-ce qu’on met dans le mot élites : élites intellectuelles ? élites financières ? élites d’influence ? Le terme est un peu fourre-tout…

Au Moyen-Âge, on les définit de deux façons qui se retrouvent encore aujourd’hui. Les élites, c’est la fine fleur de la société. Ce sont ceux qui nous dirigent. Ce sont aussi les experts, les conseillers. Au Moyen Âge, on les appelait les légistes du temps de Philippe le Bel. Et puis, c’est également l’élite de chaque groupe social, de chaque corps. Ces élites sont diverses d’où le pluriel de mon livre. Le problème, c’est qu’on a le sentiment aujourd’hui qu’il y a une confusion. Plusieurs penseurs américains l’ont montré très tôt, l’idée qu’on a une super élite, que toutes les élites ne vont plus en faire qu’une. L’un des lieux de formation de nos élites, c’est l’Ecole nationale d’administration (ENA). Quand elle a été créée, je dirais recréée, il s’agissait de créer une haute fonction publique, une technocratie, appelons-la comme elle est, mais qui épaule le pouvoir politique. Et au fil des années, tout particulièrement à partir des années 1970, les énarques ont investi le pouvoir politique. Nous avons eu des hauts fonctionnaires qui ont fait la bascule vers la politique. Mais également, c’est ce qu’on constate depuis une quinzaine d’années, le pantouflage vers les entreprises industrielles, vers les grands groupes financiers, avec des allers retours. Ça peut être bien. Ça peut ouvrir nos élites politiques et la haute fonction publique aux milieux économiques, éviter d’être déconnectées des réalités. D’un autre côté, ça peut susciter dans le grand public l’idée d’une défiance. Il doit y avoir des conflits d’intérêts. C’est ce qu’on se dit.

 

Emmanuel Macron est peut-être l’incarnation même du Président de l’élite. On parle de désamour des Français vis-à-vis de leurs élites. Mais quand les Français ont élu Emmanuel Macron, ils savaient qu’il avait été banquier. Ils savaient qu’il avait été au ministère de l’Économie. Il y a un paradoxe, non ?

Il a mené une campagne que je trouve très intéressante. Il a su se démarquer du fait qu’il était de l’élite. Souvenez-vous du livre qu’il a publié quelques mois avant, « Révolution ». Il y remettait en cause les formes de l’élite. Avec le mouvement des Gilets Jaunes, qui l’a un peu aiguillonné, il s’agit de détruire, de retransformer l’Ecole nationale d’administration dont il est lui-même issu.

 

Il l’a répété le 25 avril 2019 : « Je pense qu’il faut supprimer l’ENA. »

Il y a eu la commission Thiriez, qui a remis son rapport à Edouard Philippe en février de cette année. Donc, il y a eu beaucoup de choses, qui ont eu lieu. Et le président Macron a su se démarquer du milieu dont il était originaire. J’ajoute qu’il y a quand même une conjonction de planètes extraordinaires qui ont amené son élection. Il s’est retrouvé contre Marine Le Pen au deuxième tour et cerise sur le gâteau, il n’est élu que par un cinquième du corps électoral. Tous ces éléments ajoutés font qu’effectivement, il est notre Président.

 

À ceux qui voudraient se débarrasser des élites, qu’est-ce qu’on peut répondre ? Qu’est-ce que l’histoire nous a enseigné ?

Qu’aucune société n’est gouvernée sans élites, même le marxisme. Le marxisme disait ‘il y aura une lutte des classes, il y aura une dictature du prolétariat et à la fin des fins, nous aurons une société communiste sans élites’. Qu’a-t-on constaté dans les pays qui se sont adonnés au communisme ? Citons l’U.R.S.S, les pays du bloc de l’Est. Une nomenklatura se constitue, donc il y a bien une forme d’élite qui existe. Vous évoquiez tout à l’heure le mouvement des Gilets Jaunes, très anti-élites. Regardez les leaders des Gilets Jaunes. À qui pensaient-ils ? Il évoquait le général de Villiers, par exemple. Ils se sont fait un héros de Didier Raoult, le fameux médecin marseillais. Donc, c’est bien faire appel à une élite pour se gouverner parce qu’on a le sentiment que toute société a besoin d’être gouvernée par une élite.

 

En revanche, est-ce que le peuple a raison d’être exigeant vis-à-vis de ses élites en échec ? Marc Bloch, l’historien qui avait écrit « L’étrange défaite » avait pointé l’immense défaillance des élites face au nazisme…

Bien évidemment, les élites ont un devoir de réussite, de performance dans ce qu’elles font, d’exemplarité dans leur attitude. Vous évoquez Marc Bloch. C’est un livre un peu séminal. C’est le livre qui m’a inspiré pour faire le mien. Vous savez, les guerres de 1870 ou 1940, comme le disait Parménide dans l’Antiquité, c’est le juge suprême. C’est ce qui va permettre de jauger, de juger son élite. On n’a pas été déçu en 1870, on ne l’a pas été en 40 et le jugement de Marc Bloch était très sévère puisqu’il incriminait l’élite politique, mais l’élite militaire également, et l’élite intellectuelle. Donc, toutes les élites étaient à l’époque responsables de la défaite.

 

Est venue s’ajouter une crise sanitaire historique et avec elle, l’apparition d’une grogne anti élites médicale et scientifique. Est-ce nouveau ?

Oui, ce qui est nouveau, c’est ce recours à l’expert. Dans les périodes de crise, on a besoin de s’appuyer sur quelque chose de fiable et on avait le sentiment que les médecins allaient nous apporter la vérité et nous permettre de sortir de la crise. Or, qu’avons-nous observé ? Le corps médical était complètement divisé. Des affaires peut-être de lobbying. L’émergence de Didier Raoult est très intéressante pour mon sujet parce qu’en plus, il est médecin. Il s’oppose aux élites parisiennes qu’il ne cesse de critiquer et il est lui-même Marseillais. C’est donc le Sud contre le Nord. Et c’est quelque chose qu’on a vu très fréquemment dans notre histoire : les provinces se rebeller contre un jacobinisme bonapartiste centralisateur qui gouverne la France depuis Paris. On a vu qu’il commettait aussi des erreurs puisqu’il nous disait que c’était une grippette. Il nous annonçait que la deuxième vague serait minime, qu’il y aurait très peu de morts. On voit qu’il y en a beaucoup.

 

Cette défiance vis-à-vis des élites scientifiques peut-elle avoir des conséquences fortes ? Ne risque-t-elle pas de provoquer un refus du vaccin ?

Bien sûr, ce refus de vaccin, c’est une des caractéristiques que l’on retrouve dans nos grandes démocraties occidentales, qui n’est d’ailleurs pas propre à la France. Vous avez des députés, je pense à Michèle Rivasi (Europe Ecologie Les Verts), qui disent que le vaccin peut être dangereux. Là, on est un petit peu dans l’inconnu avec ce vaccin. On va voir. Je ne suis pas devin. Je ne sais pas ce qu’il va advenir, mais je dirais que la méfiance est salutaire. Il faut se méfier sainement. « Hold-up », un documentaire anti-élites, a connu un énorme succès, mais vient d’être interdit sur les réseaux sociaux, sur des plateformes publiques. Et le risque est que cela renforce encore le complotisme. On nous interdit. Ce documentaire n’a pas pu être diffusé sur les chaînes. Maintenant, on le refuse sur les plateformes. C’est qu’il doit y avoir quelque chose de louche.

 

Pendant la crise, il y a ceux qui ont pu se confiner dans leur maison de campagne ou au bord de la mer. Et puis, il y a ceux qui sont confinés dans leurs petits logements. Là aussi, on a vu un décalage énorme entre les élites et le peuple ?

Exactement. Alors là, je suis sur un plateau public. Je ne peux pas vous confier tout ce qui m’a été dit dans les sphères gouvernementales, au sommet de l’Etat. Je sais qu’un certain nombre de nos hauts fonctionnaires ont été défaillants pendant le grand confinement, celui du printemps, qu’ils se sont fait porter pâle au pic de la pandémie. Donc oui, c’est très très grave. C’est exactement ce qu’on retrouvait en 1870 et en 1940. Lorsque notre Président a comparé la pandémie actuelle avec une guerre, c’est différent d’une guerre. C’est très clair, mais il y a des points de similitude. C’est la réaction des élites et la réaction du peuple par rapport à l’attitude des élites. Cette faillite d’une partie de la haute fonction publique, me semble-t-il, est très représentative de ce phénomène.

 

Est-ce que cette défiance contre les élites est particulièrement française ? Et si oui, comment l’expliquer ?

Il y a une forme de schizophrénie française. C’est ce qu’Ezra Suleiman, le politologue américain, avait montré dans un livre paru en 2008. Les Français ont besoin de verticalité, d’autorité. Ils ne se sont peut-être jamais remis du fait d’avoir décapité le roi Louis XVI en janvier 1793. Et en même temps, il y a cette soif d’égalité. Nous n’aimons pas les têtes qui dépassent. Donc, on est perpétuellement dans cette ambivalence. Alors oui, il y a une spécificité française. Ce qui me frappe, c’est lorsque je regarde les sondages comme ceux d’Ipsos ou plus récemment, au moment de la pandémie, YouGov avait fait une grande étude internationale et on voyait que les Français étaient les plus défiants de toutes les grandes démocraties occidentales à l’égard de leurs élites. Nos élites ont sans doute très mal géré la pandémie. Nous sommes d’accord, mais il y a eu pire. Ce qui s’est passé aux Etats-Unis, ce qui s’est passé en Grande-Bretagne et au Brésil. Et pourtant, les Brésiliens, les Britanniques et les Américains étaient moins défiants que ne l’étaient les Français à l’égard de leurs élites. Donc il y a une forme de récurrence. Ça vient de loin.

 

François Hollande a essayé de jouer la carte du « Président normal ». Fallait-il jouer la normalité pour l’emporter ?

François Hollande s’est positionné par rapport à son prédécesseur qui lui, était l’hyperprésident. François Hollande lui-même était énarque. Il a fait HEC, donc il remplit toutes les cases. C’est davantage Nicolas Sarkozy, pour le coup, qui se démarquait de l’élite, car lui n’a pas fait l’ENA. Il s’en vantait d’ailleurs. Et il a pris un premier ministre, François Fillon, qui dénotait, lui-même n’ayant pas fait l’ENA. Donc, c’est plutôt dans ce quinquennat-là qu’il faut chercher, je dirais, des éléments novateurs.

 

Nicolas Sarkozy plus proche du peuple ? Il a pourtant fêté sa victoire au Fouquet’s…

C’est vrai, mais il n’y avait pas de tabou chez lui. Il aurait peut-être dû faire attention et se retenir davantage.

 

Nous sommes en plein débat sur une opposition entre les grands et les petits commerçants. Amazon versus les petits commerçants, est-ce comme les élites versus le peuple ?

Oui, tout à fait. Ce que vivent actuellement nos libraires est parfaitement ubuesque et la gestion de la crise est totalement illisible. Cela va accroître encore la défiance du peuple. Bien évidemment, s’ajoute le fait qu’Amazon, c’est le géant américain. Amazon, c’est un cinquième du commerce en ligne. La FNAC arrive en deuxième ou troisième position, mais très loin derrière, à 3 %. Il ne faut pas oublier qu’Amazon emploie de 10 à 12 000 personnes en France. Donc, ça fait vivre du monde. Et puis, il faut penser à toutes ces zones blanches, ces zones enclavées, ces zones rurales qui n’ont pas ces petites libraires. D’une certaine façon, Amazon leur permet d’accéder à cette culture, à ces livres. Donc, je crois qu’il faut être mesuré, pondéré sur ces questions-là.

Amazon vient d’un pays où l’on a peut-être moins de défiance vis-à-vis des élites et où l’on n’a pas honte de réussir ?

C’est dans la culture anglo saxonne, britannique et américaine, bien évidemment, il n’y a pas cette défiance à l’égard des élites. La situation actuelle est un peu particulière parce que le président Trump, qui en a beaucoup joué, était élite puissance 10 puisqu’il était fils de. Et c’est grâce à son père qu’il a en partie fait fortune et pu devenir milliardaire. Mais il s’est démarqué des élites dans sa campagne. C’est un populisme très affirmé et les Américains ont été séduits par cela. Mais c’est vrai qu’aux États-Unis, il n’y a pas la défiance que nous avons. C’est très clair vis-à-vis de nos élites, tant politiques qu’économiques.

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