Grand débat : plongée dans le « cri du cœur » des cahiers de doléances à Joigny et Fréjus

Le grand débat s’ouvre à peine. Mais des dizaines de communes, partout en France, n’ont pas attendu pour ouvrir des cahiers de doléances dès décembre dans leurs mairies. De leur côté, certains gilets jaunes ont aussi mis en place leurs propres contributions collectives au débat. Nous avons pu consulter le cahier de doléances de Joigny, ville de 9.800 habitants de l’Yonne, ainsi que les remontées issues d’un rond-point de Fréjus, dans le Var.

Joigny concentre les difficultés. La commune a subi la fermeture des services de l’Etat. « La ville a beaucoup souffert de la perte de services publics. La caserne, la maternité, la chirurgie, le poste de police, le tribunal d’instance et le tribunal de commerce ont fermé. On a hissé le drapeau blanc ! Il n’y a plus rien à nous prendre. A part pôle emploi » ne peut que constater le premier adjoint (PS) de la ville, Nicolas Soret. Il ajoute : « Un rapport du Sénat érige Joigny comme ville martyre de la RGPP », la réduction générale des politiques publiques, sous Nicolas Sarkozy, qui conduit au non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Le rapport, datant de 2011, avait été rédigé par un certain… François Patriat, aujourd’hui président du groupe LREM du Sénat.

Les questions salariales, fiscales et les retraites dominent largement

Que ressort-il de la quarantaine de doléances transmises par la mairie ? L’immense majorité des questions soulevées concernent les questions salariales et fiscales. Quasiment rien sur les questions sociétales (rien sur le mariage pour tous ou la PMA) ou l’immigration (une seule critique du regroupement familial et deux demandes d’un meilleur accueil des réfugiés).

La question de la hausse des salaires, du Smic ou d’une meilleure répartition des richesses revient le plus, à 17 reprises. La question des impôts et de la justice fiscale 15 fois et celle des retraites et de leur niveau 13 fois. La seule question du retour de l’ISF, que refuse Emmanuel Macron, revient à 11 reprises.

Défiance envers la classe politique, plus de services publics et d’écologie

Autre sujet récurrent : la critique des élus, des députés et sénateurs jusqu’au Président, et de leurs « privilèges », revient à 11 reprises, confirmant la défiance envers la classe politique. Les questions institutionnelles (vote blanc, proportionnelle) reviennent 9 fois et la demande d’un référendum d’initiative citoyenne, que le chef de l’Etat a semblé écarter mardi soir, 6 fois.

Une demande d’une plus forte présence des services publics apparaît à 8 reprises dans cette ville, celle d’une politique plus écologique 6 fois. 2 doléances demandent de revenir sur la réforme de la SNCF et le « maintien des lignes de TER ». Une seule personne souhaite que l’Etat fasse des économies pour réduire le déficit, comme cherche à le faire le gouvernement. Les 80 km/h apparaissent eux 3 fois et la taxe sur les carburants, étincelle pour le mouvement des gilets jaunes, 4 fois. A noter que 3 personnes critiquent la violence de certains gilets jaunes et 2 expriment leurs doutes quant au grand débat.

« Limiter l’écart des revenus »

Dans le détail, un habitant propose de supprimer « les niches fiscales » et de limiter « l’écart des revenus ». Un homme demande « une revalorisation des salaires pour vivre dignement, soit 2000 euros net ». Une femme, s’adressant directement à « Monsieur le Président », raconte avoir passé « 10 ans de lutte avec l’un de (ses) employeurs pour avoir le même salaire que (ses) homologues masculins ».

Une personne dénonce « une société robotisée totalement déshumanisée », quand un autre pointe « le parisianisme et la centralisation de l’Etat ».

A noter cette proposition dans le domaine du sport : « Qu’on ne puisse pas être sélectionné en équipe de France si on ne paye pas tous ses impôts ».

« Les choix du peuple sont bafoués »

Un habitant revient sur le référendum de 2005, dont le « non » a été contourné : « Quelle est cette démocratie dans laquelle les décisions et les choix du peuple sont bafoués ? » Un autre explique la révolte des gilets jaunes :

« C’est beaucoup de souffrance, de privation, ce qui fait que la colère gronde. Les nantis peuvent-ils comprendre ce malaise, eux qui ne connaissent pas les découverts et ont fait l’ENA ? »

Une femme, en grande difficulté, raconte être « en situation de handicap, sans domicile fixe depuis 6 mois, maman de deux enfants étudiants, en divorce et bien sûr sans emploi ». Elle sort d’une formation de secrétaire-assistante mais ne trouve pas encore d’emploi : « Alors j’ai beau traverser la route pour chercher du travail et avoir un toit, mais à part faire le trottoir… (…) Vous voulez quoi, Monsieur le Président, qu’on crève la bouche ouverte ?! »

Une femme raconte ses difficultés, entre sa petite retraite et son mari au chômage, comme elle l'explique dans son texte (voir les extraits ci-dessous).

Un habitant lance son « cri du cœur » et dénonce « les séances à l’Assemblée nationale avec quatre pelés, trois tondus et des votes qui se soldent par plus de 500 voix, plus quelques abstentions. Il y a de quoi rire « JAUNE ». On se fout de nous ».

A Fréjus, un cahier de doléances a été conçu par les gilets jaunes du « Gargalon »

Direction le sud. A Fréjus, sur le rond-point du Gargalon, les gilets jaunes sont mobilisés depuis le début du mouvement le 17 novembre 2018. Ils se regroupent chaque jour. Une cabane construite avec des palettes digne d’un album de René Goscinny se dresse au milieu de ce rond-point. « On est là tous les jours » affirme fièrement Lili, gilet jaune de la première heure.

Avant même que les cahiers de doléances soient disponibles en mairie, dirigée par le RN (ex-FN) David Rachline, un cahier de doléances a été conçu par les gilets jaunes du « Gargalon ». Les revendications sont concentrées sur le rétablissement de l’ISF mais aussi plus de justice fiscale, la demande du RIC et la « fin des privilèges ».

Rien sur l’immigration

La consultation citoyenne initiée par le Conseil économique, social et environnemental avait laissé apparaître des revendications éloignées de celles entendus chez les gilets jaunes. L’abolition de loi sur le mariage pour tous était la première revendication exprimée auprès du CESE. Comme à Joigny, il n’en est rien dans ce cahier. Rien non plus sur l’immigration, dans cette ville où l’électorat d’extrême droite est de fait important.

La diminution de la CSG pour les retraités, une assemblée citoyenne et la VI^e République, la diminution du nombre d’élus et du salaire des hauts fonctionnaires font partie des revendications qui reviennent le plus souvent parmi la centaine de témoignages recueillis sur ce rond-point pendant plus d’un mois. Le cahier de doléances présenté est regroupé en thématique : pouvoir d’achat, fiscalité, train de vie de l’Etat, retraites, syndicats/travail, vie politique, protection sociale, entreprise, écologie.

Des témoignages de vie

Les témoignages sont multiples. Ils racontent des bouts de vie et montrent la diversité des situations : « Si je pouvais acheter de la nourriture saine à un prix normal, je serais en meilleure santé. Si je pouvais espérer partir en vacances, j'aurais un but dans la vie ».

« J’ai 43 ans. Habitués des situations précaires, je sens bien que je ne pourrai pas payer des études à ma fille. (…) Liberté, égalité et fraternité pour nos enfants. Il manque 200 euros sur les payes pour pouvoir se projeter dans son avenir ».

« En retraite dans un mois après avoir travaillé toute ma vie, finir en invalidité et se voir obtenir une retraite de 600 euros ! Un scandale. Avec un loyer de 600 euros je fais comment ??? »

« Enseignante depuis 20 ans, je regrette que notre salaire ne soit plus indexé sur le coût de la vie, que notre point d’indice soit gelé, d’autant plus que dans la région les loyers sont particulièrement élevés ».

Lili affirme avoir pu transmettre les propositions au maire RN de Fréjus, David Rachline : « Nous avons rencontré le maire le 12 décembre. Après un entretien de deux heures, nous avons pu lui remettre une copie de notre cahier ». Ces propositions seront regroupées avec celles recueillies dans les cahiers de doléances mis en place en mairie. Mais à l’heure où le grand débat national est lancé, Lili regrette que le gouvernement ait imposé ses thèmes. Elle compte bien parler de tous les sujets.