Jean-Pierre Chevènement pour « l’interdiction du pantouflage » des énarques vers le privé

Jean-Pierre Chevènement pour « l’interdiction du pantouflage » des énarques vers le privé

Auditionné dans le cadre de la commission d’enquête du Sénat sur les hauts fonctionnaires, l’ancien ministre dénonce « un phénomène de porosité extrêmement grave entre les élites administratives et les élites économiques ».
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Le 4 juin dernier, le Parquet national financier a ouvert une enquête sur Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, suite à une plainte déposée par l'association Anticor pour « trafic d'influence » et « prise illégale d'intérêts ». Ce très proche d’Emmanuel Macron, dont il fut le directeur de cabinet à Bercy, a travaillé ensuite pour l’entreprise MSC croisière, dont les principaux dirigeants sont ses cousins. Il en résulte une suspicion de conflit d’intérêts pour cet énarque de formation.

Aller/retour des hauts fonctionnaires vers le privé

C’est ce type d’aller/retour du public au privé qui a motivé la création, fin mars, d’une commission d’enquête, à la demande du groupe communiste (CRCE) du Sénat. Présidée par le sénateur UDI Vincent Delahaye, avec pour rapporteur Pierre-Yves Collombat (proche de la France Insoumise et membre du groupe CRCE), elle se penche sur le rôle et l’influence des grands corps d’Etat, comme le Conseil d’Etat ou l’Inspection générale des finances. Et les mélanges des genres et conflits d’intérêts qui résultent de ces passages de hauts fonctionnaires vers le privé. Ce qu’on appelle le pantouflage.

Après des universitaires ou des journalistes, cette commission d'enquête « sur les mutations de la Haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République » a entendu ce lundi Jean-Pierre Chevènement. C’est pour un ouvrage commis il y a plus de 50 ans que l’ancien ministre de l’Intérieur a été auditionné. L’ex-sénateur a publié en 1967 « L'énarchie, ou les mandarins de la société bourgeoise», publié sous le pseudonyme de Jacques Mandrin (alias Jean-Pierre Chevènement, Dominique Mochane et Alain Gomez). Avec ses jeunes condisciples de la promotion Stendhal, Jean-Pierre Chevènement écrit alors ce brûlot sur l’école de l’élite française.

Conséquences sur le service public

« Ils commandent au nom de trois initiales : ENA » raille encore aujourd’hui l’ancien candidat à l’élection présidentielle, qui se souvient que ce livre « était aussi une critique de la formation. L’ENA, c’est un concours d’entrée, c’est un concours de sortie. Et entre les deux, on n’apprend pas grand-chose, qu’on ait déjà appris par exemple à Science Po ».

Le problème du « pantouflage » était déjà pointé dans le livre. Il n’a fait que s’accentuer. Conséquence : « Il se crée un phénomène de porosité, extrêmement grave à mes yeux, entre les élites administratives et les élites économiques » met en garde Jean-Pierre Chevènement (voir la vidéo ci-dessous). « Cette concentration des responsabilités par une mince élite recrutée sur une base sociologiquement étroite (…) finit par poser problème. D’autant que l’idée du service public n’est pas sans en souffrir », ajoute celui qui est aujourd’hui Président de la Fondation pour l'islam de France.

Chevènement dénonce « un phénomène de porosité extrêmement grave entre les élites administratives et les élites économiques »
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Pour y répondre, Jean-Pierre Chevènement propose deux réformes : supprimer l’accès aux grands corps dans le classement de sortie de l’ENA. Et deuxièmement, « l’interdiction du pantouflage. Quand on choisit le service public, on s’interdit de pantoufler dans les entreprises sur lesquelles on a exercé un contrôle. Soit dans des postes administratifs, dans les services, soit dans des cabinets ministériels. Cela aurait beaucoup d’effet ». L’ancien sénateur MRC du Territoire de Belfort complète son argumentation :

« Je ne vois pas pourquoi l’Etat consacrerait beaucoup de moyens à former des gens qui constituent le gratin de l’élite, pour que quelques années plus tard, ces jeunes personnes se trouvent happées par des entreprises qui leur accorderaient des niveaux de rémunération significativement supérieurs ».

L’ancien ministre ajoute une « impression », qui fait écho à l’affaire Kohler : « La commission de déontologie, chargée d’examiner les demandes de pantouflage, a une jurisprudence assez laxiste ».

Les cas de Bruno Bézard, François Pérol, Xavier Musca, Nicolas Namias

Les exemples de porosité entre public et privé, avec des fonctionnaires qui peuvent profiter de leur carnet d’adresses et de leur connaissance des dossiers, sont nombreux. Le départ en 2016 du directeur général du Trésor, Bruno Bézard, pour créer un fonds d'investissement entre l'Europe et la Chine au sein de Cathay Private Equity, a été pour le moins remarquée.

Autre exemple : en février 2009, François Pérol prend la tête du groupe issu du mariage entre la Banque Populaire et la Caisse d'Épargne (BPCE), alors qu’il avait suivi le dossier de cette fusion à l’Elysée, en tant que secrétaire général adjoint, sous Nicolas Sarkozy. Frédéric Oudéa, directeur général de la Société générale, a commencé par l’Inspection des finances. En 1993, il entre au cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget. En 1995, il est recruté par la Société générale.

Xavier Musca, qui commence lui aussi par l’Inspection générale des finances à la sortie de l’ENA, devient en 2011 secrétaire général de l’Elysée sous Nicolas Sarkozy. En juin 2012, il est nommé directeur général délégué de Crédit Agricole.

Autre exemple avec Nicolas Namias, fils de Robert Namias, ancien patron de l’info de TF1, et frère de Fabien Namias, aujourd’hui directeur général adjoint de LCI. Il sort de l’ENA en 2004 et commence par… la direction du Trésor. De 2008 à 2012, premier passage dans le privé, au sein de BPCE. En 2012, direction Matignon où il devient conseiller de Jean-Marc Ayrault, en charge du financement de l’économie. En 2014, retour dans sa précédente maison. Il prend la tête de la stratégie de Natixis, la  banque d'investissement de BPCE.

« Les jeunes étudiants ont été formatés depuis une trentaine d’année à une certaine manière de penser »

Pour Jean-Pierre Chevènement, cette question du pantouflage et de la confusion entre intérêts publics et privés, doit être examinée dans une « dérive » plus générale. « Le néo-libéralisme a eu pignon sur rue depuis une trentaine d’années. Ça modifie beaucoup les approches. Des pensées qui paraissaient bien établies, comme la pensée keynésienne, paraissent aujourd’hui hétérodoxes voire dépassées. (…) La pensée contestataire me paraît affaiblie ». Une uniformisation qui touche, selon Jean-Pierre Chevènement, « les jeunes étudiants (qui) ont été formatés depuis une trentaine d’années, à une certaine manière de penser ».

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