Le « grand remplacement » : la trajectoire politique d’une thèse complotiste

Le « grand remplacement » : la trajectoire politique d’une thèse complotiste

Valérie Pécresse s’est attirée une pluie de critiques après son discours de dimanche au Zénith de Paris, durant lequel elle a brièvement évoqué la théorie du « grand remplacement », traditionnellement utilisée par l’extrême droite. Jean-Yves Camus, politologue et spécialiste de l’extrême droite, explique à Public Sénat ce qui se cache derrière cette thèse xénophobe, progressivement apparue au tournant des XIXe et XXe siècle.
Romain David

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Pour relancer une campagne qui commençait à s’enliser, Valérie Pécresse a joué la carte de la démonstration de force dimanche après-midi, à l’occasion de son premier grand meeting de campagne au Zénith de Paris. Une salle comble et survoltée, mais un discours critiqué, jugé trop long avec une oratrice mal à l’aise. Sur le fond, Valérie Pécresse s’en est essentiellement prise à Emmanuel Macron, mais elle a aussi empiété sur les terres de l’extrême droite, alors qu’elle peine, dans les sondages, à distancer Marine Le Pen et Éric Zemmour. « Dans 10 ans, serons-nous encore la septième puissance du monde ? Serons-nous encore une nation souveraine ou un auxiliaire des États-Unis, un comptoir de la Chine ? Serons-nous une nation unie ou une nation éclatée ? Face à ces questions vitales, pas de fatalité. Ni au grand remplacement, ni au grand déclassement. Je vous appelle au sursaut », a-t-elle déclaré.

L’utilisation de la thèse complotiste et xénophobe d’un prétendu « grand remplacement » de la population française par une population immigrée, n’a pas manqué de faire réagir une large partie de la classe politique. « Un Rubicon de plus », alerte la candidate PS Anne Hidalgo. Pour les soutiens de la présidente de la région Île-de-France, l’heure était au déminage ce lundi matin, dans les matinales d’information : « Le grand remplacement, Valérie Pécresse a dit depuis plusieurs mois qu’elle ne croyait pas à cette théorie ni à celle du grand déclassement », a défendu son porte-parole Aurélien Pradié sur franceinfo. « Pas de malentendu possible. Elle dit qu’elle ne veut [pas] des théories de Monsieur Zemmour », a balayé Michel Barnier sur LCI. Sur notre antenne, Bruno Retailleau, le chef de file de la droite sénatoriale, s’est montré plus nuancé : « Des commentateurs lui font un procès, mais je sais ce qu’elle a dans sa tête. D’abord il n’y a pas de tabou, elle peut prononcer les termes qu’elle choisit. En l’occurrence, elle a utilisé ce terme dans une autre acception. » Invitée de RTL, Valérie Pécresse a estimé que ses propos avaient été déformés : « Je ne me résigne pas justement aux théories d’Éric Zemmour et aux théories de l’extrême droite, parce que je sais qu’une autre voie est possible », a-t-elle défendu.

Interrogé par Public Sénat, le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, revient sur l’origine de la théorie du « grand remplacement », et décrypte également ce qu’implique son utilisation dans un contexte électoral.

D’où vient la théorie du grand remplacement ? On pense spontanément à Renaud Camus, ancien militant de la cause homosexuel, devenu l’un des penseurs de l’extrême droite identitaire. Mais en trouve-t-on des traces avant lui ?

« Il faut distinguer l’expression de l’idée. L’expression vient effectivement de l’écrivain Renaud Camus, qui l’utilise pour la première fois dans un ouvrage publié en 2011, précisément intitulé Le Grand Remplacement, et qui a été réédité en 2012. Il s’agit davantage d’une collection de textes que d’un essai à proprement parler.

L’idée, quant à elle, a été formulée à plusieurs reprises avant lui. Certains pensent la déceler chez Maurice Barrès, qui sans utiliser le terme ‘remplacement’, estime que la structure du peuple français change, et envisage une submersion migratoire. L’historien Nicolas Lebourg situe l’origine de cette théorie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, chez le militant néonazi René Binet. Notons qu’Emile Driant, le gendre du général Boulanger, qui est à la fin du XIXe siècle un écrivain de science-fiction immensément populaire, publie en 1894 et 1905 deux romans intitulés L’Invasion noire et L’Invasion jaune. Mais ces auteurs ne parlent pas exactement de la même chose que Renaud Camus.

C’est-à-dire ?

Les prédécesseurs de Renaud Camus évoquent une submersion à venir. Chez Renaud Camus, elle a déjà eu lieu. Il déclare : ‘Sur un territoire donné il y avait un peuple, un simple peuple, bien malaxé par les siècles, bien uni par son sentiment d’appartenance, sa culture, son art de vivre et sa longue histoire partagée ; et en une génération à peine sur le même territoire il y a deux peuples’, (entretiens avec Philippe Karsenty, La Maison d’Édition, 2017, ndlr). Renaud Camus ne rentre pas vraiment dans les détails idéologiques, il présente d’abord le grand remplacement comme un simple état de fait, une réalité palpable. Selon lui, il suffit de sortir dans la rue pour se convaincre que cela existe.

En 2012, il prononce un discours avec exposé de la notion à Orange, lors d’un rassemblement du Bloc identitaire. Le contexte n’est pas anodin : il est face à des gens qui pensent en termes ethno-différentiels, qui considèrent que chaque peuple est lié à un territoire donné, et que les sociétés multiethniques ne peuvent qu’engendrer de la violence.

Qui ont été les premiers, en politique, à s’emparer de la théorie du grand remplacement ?

Le Bloc identitaire est la première mouvance politique à reprendre la théorie du grand remplacement à son compte. Du côté du Rassemblement national, c’est quelque chose que l’on retrouve fréquemment dans la sensibilité marioniste (chez les partisans de Marion Maréchal, ndlr), mais beaucoup moins chez les marinistes. La gêne de Marine Le Pen avec cette théorie tient aux difficultés de trouver un agent actif qui serait le maître d’œuvre de ce grand remplacement. Elle se méfie du complotisme. Surtout, elle a bien compris que le corollaire d’une telle idée, c’est la remigration, qui paraît inapplicable. Marine Le Pen propose de stopper l’immigration et les entrées sur le territoire national, mais que pourrait-elle faire face aux populations déjà installées ?

Inversement, Éric Zemmour ne semble pas avoir les mêmes scrupules que la présidente du Rassemblement national. Déjà en 2019, dans un discours prononcé à la Convention de la droite, un événement organisé par des proches de Marion Maréchal, il parlait du « remplacement du peuple (français) par un autre peuple, une autre civilisation. »

Oui, mais en ce qui concerne la remigration, le candidat en campagne n’est plus exactement sur les mêmes positions que le polémiste. En janvier 2021, sur CNews, Éric Zemmour estimait que ‘vouloir la remigration ce n’est pas être raciste, c’est considérer qu’il y a trop d’immigrés en France, et que cela pose un vrai problème d’équilibre démographique et identitaire.’ Aujourd’hui, cette idée n’est plus reprise par le candidat à l’Elysée. Mais il a expliqué, et c’est l’une de ses propositions les plus fantaisistes, que le seul fait d’être élu pousserait les gens à partir.

Que pensez-vous de l’utilisation de ce terme par Valérie Pécresse dans le discours qu’elle a prononcé dimanche ?

Valérie Pécresse ne reprend pas vraiment la théorie du grand remplacement à son compte, puisqu’elle dit qu’il n’y a pas de fatalité à ce qu’elle arrive. Elle veut s’adresser à une droite identitaire, mais elle commet une erreur politique, car les gens auxquels elle veut parler considèrent précisément que le grand remplacement est déjà arrivé.

Si je comprends bien, pour espérer capitaliser à la droite de la droite, il aurait fallu qu’elle s’aventure encore plus loin sur ce terrain ?

Oui… Mais on imagine difficilement pouvoir aller plus loin qu’Éric Zemmour. Et il y a le risque de perdre un électorat plus centriste.

Mais cette phrase n’est pas seulement le symptôme d’une porosité ou d’un déplacement du mur entre la droite et l’extrême droite, elle rappelle aussi que le débat s’est crispé ces dernières années à droite avec les attentats et la montée en puissance d’un islamisme politique, à partir duquel le discours de certains responsables politiques a subtilement glissé vers l’Islam.

Faut-il en conclure que la campagne oblige la candidate à un impossible jeu d’équilibriste entre une ligne très droitière, incarnée par Éric Ciotti, et celle plus modérée et libérale dont elle-même est issue ?

Il y a à droite une rupture entre une vision idéologique et une vision pragmatique de l’immigration. De ce point de vue, le ralliement de Natacha Bouchart, la maire LR de Calais, à Emmanuel Macron, est particulièrement intéressant. Elle est la maire d’une ville qui est en première ligne face à la crise migratoire. Au regard de ses déclarations, ces dernières années, on ne peut pas la taxer de laxisme. Il s’agit d’une femme de droite, extrêmement ferme. Si elle fait confiance au président de la République, c’est parce que son expérience lui dicte que le problème ne peut se résoudre qu’avec mesure et par le déploiement de politiques multifactorielles. »

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