Pénuries de carburant : « Ce n’est pas au Président d’aller mener les négociations chez Total », répond Macron

Pénuries de carburant : « Ce n’est pas au Président d’aller mener les négociations chez Total », répond Macron

Alors qu’une grève paralyse la moitié des raffineries françaises, l’approvisionnement des stations-service devient de plus en plus difficile. Le gouvernement renvoie au dialogue social et invite la direction de Total Energies comme les syndicats à prendre leurs responsabilités et à conclure un accord. Au Sénat, les oppositions regrettent un manque d’anticipation du gouvernement, qui aurait laissé la situation « dégénérer. »
Louis Mollier-Sabet

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Il y a exactement 112 ans, en octobre 1910, Aristide Briand réquisitionnait les cheminots grévistes, les convoquant le 11 octobre pour une période d’instruction militaire de 21 jours. Les grévistes ainsi réquisitionnés risquant la cour martiale, le mouvement fut vite « brisé. » Plus d’un siècle plus tard, ce genre de vieilles recettes ne fait plus partie de l’arsenal législatif à disposition du gouvernement, qui mise pour le moment sur dialogue social pour résoudre un conflit qui prend pourtant place dans un secteur particulièrement stratégique. Face à un mouvement de grève, chez Total Energies et Exxon notamment, qui a mis à l’arrêt la moitié des raffineries du pays environ, l’exécutif a donc commencé à piocher dans les stocks stratégiques, pour tenter de fluidifier la situation dans les stations-service françaises, dont 20 à 30 % auraient connu des difficultés ce week-end.

Un chiffre national assez variable territorialement et selon le type de station-service – les stations Total ayant été les plus touchées au départ – qui a atteint plus de 55 % dans les Hauts-de-France. Le gouvernement joue pour le moment l’apaisement, appelle à ne pas constituer de stocks et assure que la situation devrait s’améliorer dès ce lundi, et « tout au long de la semaine », a assuré depuis l’Algérie la Première ministre. « Le gouvernement dit qu’il y a des problèmes d’approvisionnement, mais vous trouvez plein de GPL [gaz de pétrole liquéfié, ndlr] dans les stations. Après je ne vous conseille pas d’en mettre dans votre diesel. Le vrai sujet, c’est la grève », écarte Jérôme Bascher, sénateur LR de l’Oise, département des Hauts-de-France particulièrement touché par les « tensions » sur l’approvisionnement des stations-service en carburant.

« Le gouvernement aurait pu intervenir en amont pour que ça ne dégénère pas »

« Dans l’Oise, on a commencé à voir des pistolets vides en milieu de semaine, mais on trouvait encore de l’essence. Puis jeudi soir, on avait des files de plusieurs centaines de mètres devant les stations Total, puis ça s’est propagé aux stations de supermarchés, qui ont aussi été dévalisées. Hier soir, les cinq stations autour de chez moi étaient vides, et maintenant dès qu’une station est approvisionnée, c’est fini dans les deux ou trois heures qui suivent », raconte Jérôme Bascher. Une évolution qui suggère d’après lui que le gouvernement a laissé dégénérer le problème : « L’exécutif se base sur des chiffres qui remontent de la veille, voire de l’avant-veille. Le gouvernement est dans l’illusion de chiffres partiels, faux et datés. Comme au début de l’épidémie de covid, ils veulent rassurer tout le monde et ne s’aperçoivent pas que la réalité est plus forte que la communication. » Au sein de la majorité présidentielle, on reste plus optimiste, « si chacun fait sa part », explique Martin Lévrier, sénateur RDPI / LREM : « Les gens sont très calmes dans les stations pour le moment, c’est déjà pas mal. Ce qui serait plus embêtant, ce sont des gens qui font des réserves parce qu’ils ont peur de manquer plus tard. Si tout le monde s’y met et que les Français continuent à être raisonnables, que Total fait un geste et que les syndicats disent banco, tout se passera bien. »

Mais, alors que la région francilienne est l’autre territoire le plus touché par les pénuries de carburant, Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice Gauche Républicaine et Socialiste (GRS) de Paris, a tout de même du mal à comprendre l’attentisme du gouvernement en fin de semaine dernière : « Je ne doute pas que les chiffres sur lesquels s’appuie le gouvernement soient valables au niveau national, mais ce week-end, dans l’Essonne, il n’y avait aucune station ouverte. C’est vrai qu’il y a eu des livraisons ce matin, mais comme d’habitude, ce gouvernement ne prévoit rien. C’est dramatique, ils auraient pu intervenir en amont, au moins auprès de la direction de Total, pour que ça ne dégénère pas. » Martin Lévrier, sénateur LREM, renvoie chaque acteur à ses responsabilités dans le dialogue social : « C’était une grève ‘préventive’, et donc assez surprenante. C’est normal que le gouvernement ait tapé du poing sur la table et, dans une logique de stratégie, ait misé sur l’ouverture des stocks stratégiques et la distribution. Mais ce n’est pas la faute du gouvernement, et ce n’est pas l’Etat de s’en mêler. Je crois à l’esprit de responsabilité. »

« Les personnels de chez Total sont contre les superprofits, mais préfèrent que ce soit eux qui en superprofitent »

Mais, avec une négociation annuelle obligatoire (NAO) initialement prévue pour novembre, « le gouvernement ne pouvait pas ignorer que cela se préparait et qu’il y aurait une demande – pas illégitime – de hausse des salaires avec les profits réalisés par l’entreprise », estime Marie-Noëlle Lienemann. Or, d’après elle, « le gouvernement aurait dû intervenir en amont, et a tardé à imposer des négociations à Total », qui a finalement proposé ce dimanche de tenir la NAO en octobre, tout en rappelant les récentes augmentations des minima de branche et le niveau des salaires des opérateurs de raffinerie. La CGT réclame, quant à elle, une augmentation de 10 % pour les salariés de Total Energies, « dont 7 % pour l’inflation, et 3 % pour le partage de la richesse », a déclaré jeudi un délégué syndical CGT à l’AFP. « C’était ce que demandaient les salariés », se félicite le sénateur communiste Fabien Gay. « Les négociations ont été avancées au mois d’octobre, sur une base de revendication de 10 % d’augmentation. Le patronat a perdu 3 semaines en se montrant inflexible, c’est tant mieux qu’il bouge maintenant. Maintenant, qu’il réponde aux revendications légitimes des travailleurs. »

La grève dite « préventive » lancée par la CGT dans les raffineries françaises a donc déjà eu un certain succès en instaurant un rapport de force permettant d’avancer les négociations salariales. Mais la manœuvre n’a pas été du goût de tous, et notamment de Laurent Berger et de la CFDT, qui « n’est pas tellement pour les grèves préventives », a rappelé le secrétaire général de la CFDT, tout en critiquant la décision de la CGT, d’instaurer « seulement le rapport de force, sans aller au bout de la logique qui est de négocier et d’acter un compromis par un accord. » À droite aussi, le « rapport de force » instauré par la CGT a, sans surprise, du mal à passer. Pour Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, invité Grand Jury de RTL ce dimanche, « un syndicat, même pour des causes qui peuvent apparaître comme justes, ne peut pas prendre en otage la France. » Le chef de file de la droite sénatoriale en appelle ainsi à « une réquisition pour libérer la force de production de nos raffineries. » Pour le sénateur LR Jérôme Bascher, les salariés de Total Energies « font d’un conflit privé un sujet national » : « On voit bien que les personnels de chez Total sont contre les superprofits et préfèrent que ce soit eux qui en ‘superprofitent’. »

» Lire aussi : Le gouvernement a-t-il augmenté les taxes sur l’essence pendant le quinquennat ?

« Le pétrole ne se raffine pas tout seul, il prend sa valeur grâce au travail des salariés »

« C’est la rhétorique habituelle de la droite dure, qui privilégie l’ordre apparent sur la justice, alors qu’il n’y a pas d’ordre durable sans justice sociale et que c’est parce qu’on laisse pourrir la situation qu’on en arrive là », répond Marie-Noëlle Lienemann. La sénatrice de Paris appelle à « ne pas opposer les salariés et les consommateurs », tout comme son collègue du groupe communiste, Fabien Gay : « Le vocabulaire de la prise d’otage est une expression à bannir. Ce sont les terroristes qui prennent en otage, les salariés reprennent leur outil de travail en main. » Le sénateur communiste estime que la racine du conflit social, c’est que les « superprofits engrangés par les géants pétroliers sont redistribués aux actionnaires et pas aux salariés », en faisant référence aux 2,62 milliards de dividendes versés de manière anticipée aux actionnaires de Total Energies au titre des résultats exceptionnels de l’entreprise cette année. « Le pétrole ne se raffine pas tout seul, il prend sa valeur grâce au travail des salariés. On parle beaucoup des salaires dans la pétrochimie, un peu plus élevés, mais ce sont des métiers extrêmement durs », continue Fabien Gay.

Sur le fond, le gouvernement ne semble pas contester les prétentions salariales des salariés de la pétrochimie. Emmanuel Macron, lors d’un déplacement en Mayenne, a parlé de « négociations légitimes », puisqu’elles concernent le partage de la valeur ajoutée créée par une entreprise, mais rejette toute responsabilité du gouvernement : « La situation n’est pas le fait du gouvernement. Il a pris sa part en appelant tout le monde à une reprise rapide des négociations salariales. Ce n’est pas au Président d’aller mener les négociations chez Esso ou Total, parce que là on va partir cul par-dessus tête. » Le Président de la République en appelle donc à « la responsabilité de chacun », et se montre relativement rassurant : « Les négociations sont en bonne voie. On peut réquisitionner, mais le mieux, c’est que les négociations aboutissent. Le blocage, ce n’est pas une façon de négocier. » En attendant, la CGT a refusé ce qu’elle considère être du « chantage » de Total Energies, qui « essaye d’imposer une suspension de la grève avant toute proposition d’augmentation salariale », en avançant la NAO à octobre. Alors que la grève à Total Energies a été reconduite jusqu’à mardi et étendue à certaines stations-service, Matignon a annoncé une « réunion d’urgence » ce lundi à 21h entre la Première ministre, Gérald Darmanin (Intérieur), Agnès Pannier-Runacher (Transition énergétique), Clément Beaune (Transports) et Olivier Véran (porte-parole du gouvernement). Une dizaine de départements, notamment dans le nord du pays, ont pris des arrêtés interdisant de remplir des jerricanes pour éviter une augmentation trop forte de la demande. 

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