Plus de mixité à l’ENA : « Bien, mais pas suffisant » pour les sénateurs

Plus de mixité à l’ENA : « Bien, mais pas suffisant » pour les sénateurs

Emmanuel Macron annonce une nouvelle filière de sélection pour l’ENA et la haute fonction publique, permettant de diversifier les profils. Le sénateur UDI Vincent Delahaye préconise aussi une scolarité « plus proche du terrain ». Les allers/retours entre public et privé « ne sont pas du tout réglés », ajoute Sophie Taillé-Polian, sénatrice du groupe écologiste.
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C’était l’une des victoires des gilets jaunes. Le 25 avril 2019, au terme du grand débat, Emmanuel Macron annonçait sa volonté de « supprimer, entre autres, l’ENA », l’École nationale d’administration, machine bien française à créer des dirigeants, qui concentre les critiques. « Sur ce sujet, je ne crois pas du tout au rafistolage : si vous gardez les mêmes structures, les habitudes sont trop fortes, les habitudes sont là », avançait le chef de l’Etat, lui-même énarque, comme quatre des six derniers présidents de la République.

Finalement, l’ENA a sauvé sa peau. Le rapport Thiriez sur la haute fonction publique, il y a un an, proposait encore la fin de l’ENA, renommée « Ecole d’administration publique » et liant sept écoles pour former tous les hauts fonctionnaires (lire ici). Mais l’option retenue par le chef de l’Etat ne chamboule pas tout. Elle vise plutôt le mode de sélection de l’ENA, sujet qu’il évoquait déjà lors du grand débat. L’idée : avoir plus de diversité et de mixité sociale. Il faut dire que l’école est un contre-modèle du genre. Dans la promo 2019-2020, seuls 1 % des élèves avaient un père ouvrier, contre 4 % en 2006. L’ascenseur social y est à l’arrêt depuis longtemps.

« Il faut aller beaucoup plus loin, beaucoup plus fort » souhaite Emmanuel Macron

La mise en musique de cette décision s’est faite par un déplacement d’Emmanuel Macron ce jeudi, à l’Institut régional d’administration de Nantes. Une visite qui illustre pour l’exécutif le thème de l’égalité des chances, qui sera abordée aussi demain avec la discrimination.

Emmanuel Macron annonce ainsi la création, dès 2021, d’un concours spécifique dans cinq écoles de la fonction publique, pour les élèves issus de classes préparatoires « Talents », filière spécialement créée. « Il faut aller beaucoup plus loin, beaucoup plus fort dans ces classes préparatoires intégrées. On va plus que doubler le nombre de places, de 700 à 1700 » a expliqué le chef de l’Etat. L’objectif est « qu’aucun gamin dans la République ne puisse se dire, « ce n’est pas pour moi » ». Car « l’autocensure » est l’un des freins au manque de diversité sociale des étudiants des grandes écoles, explique à publicsenat.fr l’entourage d’Amélie de Montchalin, ministre de la Fonction publique, présente aux côtés d’Emmanuel Macron ce jeudi. « La possibilité de ne pas être assigné à résidence, c’est-à-dire au milieu social où on est né, est très importante », insiste le chef de l’Etat.

Priorité aux étudiants des quartiers et de la ruralité

Concrètement, ces nouvelles places en classes préparatoires aux concours de la fonction publique seront adossées aux facultés, qui bénéficieront d’une aide de 6.500 euros par étudiant. Il devrait y avoir deux prépas par région, pour un maillage optimal du territoire. Les élèves boursiers bénéficieront d’un financement de 4.000 euros, contre 2.000 aujourd’hui.

L’ENA n’est donc pas la seule école qui ouvrira une voie réservée à ces jeunes issus de milieux modestes. En tout, ce sera cinq écoles, avec l’Ecole nationale supérieure de la police (qui forme les commissaires), l’Ecole des hautes études en santé publique (directeurs d’hôpitaux et Ehpad), l’Institut national des études territoriales et l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire.

Ces élèves passeront les mêmes épreuves, avec les mêmes sujets que les autres passant par la voie classique. Mais 15 % des places leur seront réservées par école à la filière « Talents », soit 6 pour l’ENA chaque année. Ces étudiants seront sélectionnés pour venir « en priorité des quartiers prioritaires de la politique de la ville, de la ruralité et d’Outre-Mer », explique-t-on au cabinet d’Amélie de Montchalin. Un critère de la ruralité plus inattendu que celui des quartiers. Par exemple, pour une prépa à Limoges, un élève qui habite une petite commune près la préfecture de la Haute-Vienne sera préféré, si son dossier est au niveau. S’ils n’ont aucun concours, la prépa délivrera cependant un diplôme de niveau Master.

Des mesures déjà proposées par Amélie de Montchalin en octobre 2020

En réalité, l’annonce présidentielle n’est pas vraiment nouvelle. En octobre dernier, Amélie de Montchalin exprimait déjà l’esprit de la mesure, lors d’un entretien au Monde. « Je veux que l’on crée, dans les concours d’entrée aux écoles de service public, des voies d’accès pour les candidats issus des milieux modestes. Avec, à chaque fois, des places réservées. Ce ne seront certainement pas des concours au rabais. Ils seront sélectifs », affirmait la ministre, qui souhaitait « que cela concerne tous les concours de la haute fonction publique : ENA, directeurs d’hôpital, administrateurs territoriaux, commissaires, magistrats, attachés d’administration… Et ce, dès 2021, au moins à titre expérimental »…

Alors, la réforme du concours de l’ENA, fausse annonce du jour ? « C’était une proposition faite par Amélie de Montchalin. Et ça a été accepté par le Président. La nuance est de taille », soutient l’entourage de la ministre de la Fonction publique. La mesure pourra s’appliquer grâce à la loi de la transformation de la Haute fonction publique, portée en 2019 par Olivier Dussopt, qui prévoyait une série de dispositions par ordonnance. Les prépas « Talents » en font partie.

« On a formaté des élites un peu déconnectées de la réalité » souligne Vincent Delahaye

Au Sénat, une commission d’enquête s’était penchée en 2018 sur la haute fonction publique. Pour celui qui en était son président, le sénateur du groupe Union centriste, Vincent Delahaye, l’annonce du jour « va plutôt dans un sens que tout le monde souhaite. C’est-à-dire une démocratisation de l’ENA et la diversification des recrutements. La diversité a toujours été une richesse. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant », nuance-t-il, « car c’est aussi la scolarité qui devrait être modifiée. Elle doit être plus proche du terrain et de la vie réelle. On a formaté des élites un peu déconnectées de la réalité et de l’efficacité qu’on attend de l’administration. On a un Etat obèse et pas très efficace. On l’a vu avec les masques et les tests ».

Faut-il voir dans ces nouvelles prépas une forme de discrimination positive qui ne dirait pas son nom ? « Pour moi, c’est clair, c’est de la discrimination positive. Mais ça ne me gêne pas. A un moment donné, on est obligé de passer par là » avance Vincent Delahaye. Une lecture que récuse le pouvoir. « Ce n’est absolument pas de la discrimination positive. Si on en faisait, ce serait de demander aux écoles de correspondre à la population française en termes de diversité ethnique ou sociale. Là, on est dans le mérite républicain. L’Etat vous donne les moyens de réussir le concours, en ajoutant des places », rétorque un proche d’Amélie de Montchalin. On souligne par ailleurs que l’ENA a déjà une voie réservée pour les titulaires d’un doctorat ou les personnes ayant déjà une expérience professionnelle.

« Ça ne résout en rien le problème de reproduction sociale des élites » selon Sophie Taillé-Polian

L’annonce est aussi plutôt bien accueillie à gauche par Sophie Taillé-Polian, sénatrice Génération.s, membre du groupe écologiste. Mais elle reste insuffisante aussi à ses yeux. « C’est bien d’élargir le recrutement de l’ENA en diversifiant les profils, y compris au niveau social. Mais en réalité, ça ne viendra pas au bout du problème global », souligne la sénatrice du Val-de-Marne, qui était membre de la commission d’enquête sur la haute fonction publique.

« Je ne suis pas contre, tant mieux pour les jeunes qui vont en profiter, mais ça ne résout en rien le problème de reproduction sociale des élites à tous les niveaux, que les politiques actuelles n’arrivent pas à mettre en cause par manque de moyens dans l’Education nationale et la ségrégation scolaire de plus en plus importante », insiste Sophie Taillé-Polian, qui pointe une autre lacune : « Le problème du pantouflage, c’est-à-dire les allers/retours entre public et privé, n’est pas du tout réglé. Or il y a aujourd’hui une confusion entre l’intérêt général et les intérêts privés. Il faut limiter le pantouflage de manière très importante, beaucoup mieux armer la commission de déontologie de la fonction publique » (lire ici aussi sur le sujet).

« Copinage »

Au contraire, Vincent Delahaye se dit « assez favorable au pantouflage pour l’expérience du privé qu’il apporte, à condition qu’il soit bien contrôlé ». Pour le sénateur UDI, la question à régler serait plutôt celle de « la responsabilité » des hauts fonctionnaires. « Ce n’est pas possible de laisser dans la haute fonction publique, des personnes qui ont failli. Pour moi, ce n’est même pas une mutation qu’il faut, mais un licenciement », lance le sénateur de l’Essonne.

Vincent Delahaye pense ici à Jérôme Salomon, directeur général de la santé, et à son rôle dans le manque de masques face au covid-19, mis en lumière par une autre commission d’enquête du Sénat. Il a questionné le ministre de la Santé mercredi soir sur ce sujet (voir ici). Pour Vincent Delahaye, la haute fonction publique devrait pouvoir rendre des comptes et sortir de l’entre-soi : « Les hauts fonctionnaires ne sont pas managés. Il n’y a pas vraiment de DRH de la haute fonction publique, livrée à elle-même, au copinage. Pour eux, c’est "personne ne nous touche". A un moment donné, c’est insupportable ».

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