Prolongation des réacteurs nucléaires : l’ASN alerte sur « l’impasse d’une politique énergétique mal calibrée »

Prolongation des réacteurs nucléaires : l’ASN alerte sur « l’impasse d’une politique énergétique mal calibrée »

Les parlementaires ont auditionné des représentants de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ce mardi. Bernard Doroszczuk, président de l’ASN, s’est montré rassurant sur l’état de sûreté des centrales, mais inquiétant sur les fermetures de réacteurs qui seront nécessaires pour maintenir ce niveau de sûreté. Les pouvoirs publics doivent d’après lui les prendre en compte pour ne pas tomber dans « l’impasse d’une politique énergétique mal calibrée. »
Louis Mollier-Sabet

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Après avoir dressé un bilan « globalement satisfaisant » de l’état de sûreté nucléaire et de la radioprotection en 2021, Bernard Doroszczuk est rentré dans les sujets qui fâchent. Le premier, ce sont les « fragilités industrielles » constatées dans le parc nucléaire français, qui ont engendré une « moindre disponibilité » des réacteurs à l’hiver 2021-2022. Certaines étaient « prévisibles », explique le président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), comme la non-mise en service de Flamanville, l’arrêt de Fessenheim et l’impact du grand carénage. Mais, depuis cet hiver, EDF a aussi été obligé d'arrêter des réacteurs, « suite à la détection d’anomalies inattendues de corrosion sous contrainte, sur des tuyauteries annexes de circuits primaires de certains réacteurs. » C’est grave, docteur ? C’est un « phénomène sérieux », répond Bernard Doroszczuk : « D’abord parce qu’il concerne des parties de tuyauterie directement connectées au circuit primaire principal, et des tronçons pas isolables. Il n’y a donc pas d’organe de coupure, en cas de rupture de ces canalisations, c’est le circuit primaire principal qui est avec une brèche. C’est donc sérieux en termes de sûreté, mais aussi sérieux parce que le problème peut concerner l’ensemble du parc nucléaire d’EDF. »

12 réacteurs arrêtés pour des « anomalies de corrosion sous contrainte »

Le président de l’ASN poursuit son point d’étape sur le problème du moment face aux parlementaires membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques : « EDF a procédé à la mise à l’arrêt de 12 réacteurs pour expertise approfondie et le cas échéant réparations, dont 4 réacteurs N4 les plus récents, 5 réacteurs du palier 1300 MW et 3 des réacteurs de 900 MW. Ces 12 réacteurs ne sont donc qu’une partie des 30 réacteurs à l’arrêt actuellement, qui le sont pour diverses raisons, comme des maintenances normales ou des visites décennales. » Il semblerait donc d’après l’ASN que paradoxalement, les réacteurs les plus anciens (les 900 MWe) « pourraient ne pas être touchés », alors que les réacteurs les plus récents (les N4 et les 1300 MW) sont les plus sévèrement atteints. Les experts de l’ASN estiment selon Bernard Doroszczuk, que cela serait lié « à la géométrie des lignes », « différente entre les réacteurs de paliers de 900 MW et les designs de réacteurs 1300 MW et N4 où le design initial de Westinghouse [entreprise américaine, ndlr] a été francisé. Cette nouvelle géométrie des lignes favorise un phénomène de stratification thermique du fluide en haut et en bas de tuyau, ce qui génère une contrainte dans les zones de soudure. » La qualité des soudures, incriminée au départ, « apparaît ainsi aujourd’hui comme plutôt de second ordre, par rapport à la cause racine que pourrait être cette géométrie de lignes. »

Néanmoins, le président de l’ASN se montre rassurant sur l’ampleur des dégâts pour la sûreté des centrales : « Nos calculs mécaniques permettent de justifier la tenue en fonctionnement de ces tuyauteries, mais avec peu de marge. La propagation de la fissuration se limiterait à quelques millimètres du fait de l’état de compression du métal, mais cela reste à confirmer. » En cas de rupture, c’est en cours d’expertise, mais les études de l’ASN « tendraient à démontrer qu’EDF serait capable de maîtriser et replier le réacteur dans un état sûr », grâce à la « détection de fuites avant rupture pour replier les réacteurs » en temps voulu. Le problème, c’est surtout que la réparation des fissures ne peut se faire sans arrêt des réacteurs, ce qui handicapera la capacité de production du nucléaire français, en rendant indisponible les réacteurs les plus récents – « selon un calendrier qui reste à détailler » – d’un parc nucléaire déjà vieillissant. C’est globalement le sentiment qui ressort de cette audition : l’ASN n’est pas alarmiste sur la capacité d’EDF à assurer la sûreté de ses centrales. En revanche, garantir un niveau de sûreté suffisant supposera de mettre des réacteurs à l’arrêt, en pleine transition énergétique, où le nucléaire devrait jouer un rôle plus ou moins clé selon les différents scénarios de RTE, avec les 6 EPR lancés par Emmanuel Macron.

Scénario de RTE « non-justifié à ce stade »

Bernard Doroszczuk s’excuse presque d’aborder à ce point les problèmes de politiques énergétiques, qui ne sont a priori pas au cœur des missions de l’ASN, mais c’est ce lien entre sûreté nucléaire et capacité de production du parc qui lui fait dire qu’il est de la « responsabilité de l’ASN » d’alerter que « sans investissement financier et dans le capital humain, nous aurons des déboires sur les chantiers nucléaires et nous aurons des problèmes de qualité », ce qui conduira l’ASN et EDF à fermer des réacteurs. Or, Bernard Doroszczuk rappelle que « RTE [filiale d’EDF, ndlr] présente un mix électrique avec une part d’électricité nucléaire de 50 % en 2050, qui repose sur un programme ambitieux de construction et la prolongation des réacteurs existants à plus de 60 ans. »

Et d’après le président de l’ASN, cette éventualité n’est pas assez prise en compte par les pouvoirs publics à l’heure actuelle : « Ce scénario est non-justifié à ce stade et présente un risque d’engager le système électrique dans une impasse, dans le cas où le nombre de réacteurs aptes à fonctionner au-delà de 60 ans serait finalement insuffisant ou ne serait connu que trop tardivement. » Pour l’ASN, il ne faudrait pas que, faute d’anticipation suffisante, la poursuite de fonctionnement des réacteurs nucléaires soit conçue comme une variable d’ajustement d’une politique énergétique mal calibrée. » « L’instruction générique du 4ème réexamen » des plus vieux réacteurs du parc nucléaire français « ne permet pas de conclure que la poursuite de fonctionnement de certains de ces réacteurs est acquise au-delà de 2050 », diagnostique Bernard Doroszczuk.

Un « Plan Marshall » pour le nucléaire

D’autant plus que l’épisode de la corrosion alerte sur les besoins en main-d’œuvre et en financement que nécessitera probablement la prolongation des centrales, et qu’en plus de maintenir le parc actuel en état de fonctionnement, EDF va devoir réussir à relancer le parc nucléaire français. « Nous sommes à point de basculement, nous sortons d’une ère post-Fukushima et rentrons dans une ère de relance du nucléaire », analyse Olivier Gupta, directeur général de l’ASN, après les nouvelles orientations prises par Emmanuel Macron en fin de quinquennat. « Au regard de l’ampleur des projets nouveaux et de la poursuite d’exploitation des réacteurs actuels, il va falloir redimensionner les objectifs en termes de ressources humaines et financières, et en termes d’investissements », avertit Bernard Doroszczuk.

>> Pour en savoir plus : Savoir-faire, mains d’œuvre, faisabilité… Les défis de la relance du nucléaire

Le président de l’ASN en appelle à un « Plan Marshall pour rendre industriellement soutenable cette perspective et faire en sorte que les entreprises de la filière disposent des compétences et des moyens financiers en temps voulu. » D’après lui, on passe « d’une période où l’on n’imaginait pas assez de projets, à une période où l’on a plein de projets, il faut le planifier, sinon les engagements affichés ne seront pas tenables. » Cela requiert notamment « un engagement de la part des pouvoirs publics, puisqu’il « va falloir payer d’avance le recrutement, la formation, avant de pouvoir disposer des ressources. » La planification, un concept à la mode en ce moment, qui est confiée directement à la nouvelle Première ministre, Élisabeth Borne et à son gouvernement que l’on devrait connaître prochainement.

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