Quand le professeur Raoult alertait le Sénat sur les difficultés de gestion d’une épidémie en France en 2010

Quand le professeur Raoult alertait le Sénat sur les difficultés de gestion d’une épidémie en France en 2010

Auditionné le 26 mai 2010 par la commission d’enquête sénatoriale sur la grippe A, Didier Raoult avait développé un argumentaire qu’il ne renierait probablement pas aujourd’hui sur la gestion des risques épidémiques. Retour sur les préconisations du professeur Raoult au-delà des polémiques actuelles sur la chloroquine.
Louis Mollier-Sabet

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Dix ans avant la commission d’enquête sur la gestion de la crise du Covid-19, qui débutera bientôt ses travaux au Sénat, la haute assemblée avait déjà voulu enquêter sur la gestion d’une crise sanitaire en créant une commission d’enquête sur « la première pandémie du XXIè siècle », à savoir la grippe H1N1. Selon le communiqué de presse paru à l'époque, cette commission devait statuer sur « le rôle des firmes pharmaceutiques dans la gestion par le gouvernement de la grippe A » et a auditionné une soixantaine de personnalités, au sein desquelles un nom retient aujourd’hui l’attention : Didier Raoult.

« La culture sur les maladies infectieuses en France est sous-développée. »

Le professeur Raoult était alors directeur de l’Unité mixte de recherche des Rickettsies à la faculté de médecine de Marseille et occupait déjà cette place paradoxale dans l’écosystème de la recherche médicale française. Auditionné au Sénat, il apparaît comme un recours institutionnel d’une part, notamment comme rédacteur d’un rapport remis au ministre de la Santé, Jean-François Mattei, sur le bioterrorisme en 2003. Il affiche pourtant une liberté de ton qui détonne dans le paysage institutionnel français, comme en témoigne sa démarche dans la rédaction de ce même rapport, qu’il a « transformé en rapport sur les crises sanitaires liées aux maladies infectieuses », comme il le précise d’emblée à la commission d’enquête.

Nous sommes, rappelons-le, en 2010 et d’après Didier Raoult, le diagnostic depuis 2003 n’a pas changé : « La culture sur les maladies infectieuses en France, le pays qui a réussi à faire accepter la théorie du germe, est devenue sous-développée. On a confié cette réflexion à l’Institut Pasteur qui était un institut de recherche, un hôpital, un institut de vaccination et de diagnostic international. L’Institut Pasteur était un modèle mondial, mais ce modèle a entièrement disparu quand il est devenu un institut de recherche fondamental : il n’y a plus l’hôpital, le diagnostic ou les vaccins. » En somme, le professeur Raoult regrette une forme de spécialisation et de cloisonnement des savoirs et pratiques médicaux : « Nous avons mis trop longtemps à nous rendre compte qu’il n’y avait plus d’endroit dans lequel il y avait à la fois des hommes de terrain et de connaissance qui entretenaient des relations avec l’industrie assez raisonnables pour permettre des transferts de connaissances. »

On reconnaît là un motif fondamental des prises de paroles de Didier Raoult depuis le début de la crise du Covid-19 : une valorisation du travail et de la connaissance de terrain, qu’il a par exemple opposé aux démarches reposant sur le big data dans la controverse autour de l’étude du Lancet. « On ne peut pas prévoir ce que l’on ne vit pas au quotidien » assène-t-il aux sénateurs avant d’ajouter : « Vous ne pouvez pas décider un plan de guerre et ne pas le changer au jour le jour. La guerre, ça change tous les jours. Il faut des sources et des pôles de compétences : il faut associer du diagnostic, du soin et du terrain. » Là aussi la comparaison guerrière raisonne avec l’épidémie de Covid-19. Avec le discours du chef de l’Etat le 16 mars bien-sûr, mais aussi avec un argument développé par le professeur Raoult lors des polémiques autour de son protocole de soin, comme dans ce tweet du 20 avril 2020 reprenant le Maréchal Foch : « La guerre est avant tout un art d’exécution et par conséquent : le fait y a le pas sur l’idée, l’action sur la parole et l’exécution sur la théorie ».

 

Depuis 2003, la même préconisation : la création de « pôles de compétences » au niveau national

La démarche est médicale ; après le diagnostic, la prescription : « Comme notre plus grand pôle de compétence, l’Institut Pasteur, a disparu, il faut de nouvelles structures. » Reprenant ses préconisations de 2003, Didier Raoult expose à la commission d’enquête son idée de création de 7 « infectiopôles » devant quadriller le territoire français. Il existerait déjà une institution permettant ces regroupements et sur laquelle on pourrait ainsi s’appuyer : « Les vrais grands centres de compétences ce sont les CHU. ».

Le professeur Raoult embraye, avec la bienveillance qu’on lui connaît pour les institutions parisiennes : « Je ne vais plus au ministère, c’est terriblement long. Ils voulaient mettre les tests de poudre envoyés par la poste [dans le cadre de la lutte contre le bioterrorisme] à l’INRA ou à l’Institut Pasteur, mais vous appelez à 18h il n’y a plus personne. Au CHU il y a toujours quelqu’un. » Dans le cadre de la crise sanitaire liée au Covid-19, cette attention au regroupement et donc à la coordination des institutions de recherche médicale rappelle les interrogations autour de l’autorisation de certaines institutions, comme les laboratoires vétérinaires ou les petits laboratoires privés, à effectuer des tests au début de l’épidémie.

Au sein des hôpitaux, la même démarche appelle à la création de « services dédiés aux maladies infectieuses »

Cette réflexion nationale trouve une traduction dans l’organisation interne des hôpitaux. Didier Raoult préconise ainsi de « regrouper les forces pour que les réactions ne soient pas pilotées par des gens coupés du terrain. » Il développe : « Ce n’est pas normal qu’il y ait un comité pour les antibiotiques et un comité de lutte contre les infections nosocomiales (CLIN), il faut regrouper les gens en un comité de lutte contre les infections, mais cela fâche des corporatismes. Ce sont des questions de lobbying qui ont empêché de mettre ça en place. Or, dans un hôpital, vous ne pouvez rien imposer à un chirurgien qui est contre le gel hydroalcoolique ! Il faut qu’une autorité unique puisse imposer des bonnes pratiques. »

Dans le cas précis des maladies infectieuses, cette nécessité se ferait particulièrement ressentir : « Il y a une différence significative de taux de contagion entre les services de maladies infectieuses et les services de médecine interne » d’après le professeur Raoult. L’infectiologue insiste sur les différences radicales de culture entre certains services, très problématiques dans le cas de la lutte contre les maladies infectieuses : « Il y a des gens qui ne croient même pas à la contagion, c’est un métier de lutter contre la contagion. C’est moins complexe que la médecine interne mais ça nécessite une ritualisation du fonctionnement que n’aime pas la médecine interne. La contagion c’est de la rigueur, la médecine interne c’est de l’imagination : ce n’est pas pareil, ce ne sont pas les mêmes hommes. »

Didier Raoult insiste par ailleurs sur la nécessité de pérenniser la lutte contre les maladies infectieuses afin de sanctuariser certaines compétences nécessaires en cas de crises : « Les crises ne sont pas indépendantes et les hommes qui les gèrent ne sont pas différents. Il faut créer de la compétence regroupée sur des sites qui soient des sites réels et pas des ministères. Même si vous dédiez des parties d’un service de médecine interne aux maladies infectieuses, vous développerez de la compétence. »

« Nous sommes un pays sous-développé par rapport à l’Italie en termes d’infrastructures » : le coup de semonce de la grippe H1N1

C’est une idée-force qui se dégage de l’audition de Didier Raoult au sujet de la grippe A : il faut apprendre des crises et en profiter pour développer des compétences, certes, mais aussi des infrastructures de long terme, afin de progresser dans la lutte contre les épidémies. L’infectiologue évoque plusieurs modèles de pérennisation de la gestion des crises sanitaires : « Les américains ont une très grande avance : chaque crise augmente de l’infrastructure. Nous, nous répondons à l’inquiétude sociale et au besoin politique mais ne construisons pas sur le long terme. L’Italie a très bien fait ça sur le SIDA : ils ont dit qu’il leur fallait réinventer les hôpitaux de maladies infectieuses (Milan et Rome). Nous sommes sous-développés par rapport à eux. Nous avons un retard structurel dans les infrastructures. » Résultat : « Le tissu développé pour les maladies contagieuses est assez faible et on a assez peu de compétences qui auraient pu endiguer l’emballement. Nous n’avions pas affaire à une maladie contagieuse. »

Didier Raoult explique la « surréaction » à la menace de la grippe H1N1 par cette impréparation : « Pour la prochaine crise, il faudra répondre de manière plus pondérée. On était tellement prisonnier du schéma de la grippe aviaire que même les schémas vaccinaux ont été les mêmes, avec deux injections et un adjuvant, qui n’est jamais que du cholestérol, mais qui a créé une crainte dans la population. » Sur la polémique autour des commandes de vaccins pour le moins importantes (94 millions de doses), Didier Raoult se montre moins critique : « Les gaspillages sont inhérents dans les crises : il y a une sur-réactivité. Ça ne me choque pas. La décision de vacciner était raisonnable. C’est comme ça qu’on lutte contre une maladie infectieuse. » 

Le diagnostic posé par le professeur sur la réaction politique à la grippe A est lourd de sens au regard de la situation actuelle : « Je ne sais pas à quoi nous étions préparés, à un truc de science-fiction peut-être. L’avenir est imprévisible et peut être que ça arrivera, mais une grippe ce n’est pas ça, c’est deux fois plus de cas chaque semaine, alors que trois jours après, les patients ne sont plus contagieux. La réactivité de la société était déraisonnable. On a eu un transfert du risque infectieux à la sécurité du territoire et une réactivité qui était contre la guerre et pas contre les maladies infectieuses. »

Cette affirmation pourrait paraître paradoxale étant donné le discours inverse formulé par le professeur Raoult à l’égard de la réaction gouvernementale face au Covid-19. Pourtant c’est la même critique d’une politisation de la crise sanitaire qui revient dans les deux cas : « La vaccination a cessé d’être un enjeu médical pour devenir un enjeu politique » déplore Didier Raoult au sujet de l’épidémie de grippe A. Finalement, si la lutte contre la crise sanitaire a été présentée comme une guerre, c’est peut-être qu’elle est, elle aussi, la continuation de la politique par d’autres moyens.

 

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