Réforme des retraites : une censure totale est-elle possible ?

Réforme des retraites : une censure totale est-elle possible ?

Le Conseil constitutionnel devrait censurer les cavaliers sociaux (Index senior, CDI senior) contenus dans la réforme des retraites. Mais censurera-t-il toute la réforme car le gouvernement a choisi de la faire passer par l’article 47-1, le PLFSSR, ce qui constituerait un « détournement de procédure » ? Eclairages de constitutionnalistes.
Romain David

Par Tâm Tran Huy

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Le Conseil constitutionnel a la réforme des retraites entre ses mains. Le 14 avril au soir, les 9 sages de la rue de Montpensier rendront leur décision, ils l’ont annoncé cette semaine par un communiqué. Ils diront alors si la demande de Référendum d’initiative partagée lancée par la gauche est recevable (ce qui devrait être le cas) mais ils se prononceront surtout sur la constitutionnalité de la réforme des retraites. Alors censure partielle ou censure totale ? Sur quels motifs ? Les constitutionnalistes que nous avons interrogés n’ont pas de boule cristal mais des avis éclairés (et parfois opposés).

Index senior, CDI senior : une censure partielle probable

Premier point qui ne souffre aucun débat : des dispositions du texte n’ont rien à faire dans un projet de financement de la sécurité sociale et seront censurées. Un PLFSSR (projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificative) est un texte budgétaire et toute disposition qui n’aurait pas d’impact sur les comptes de 2023 n’y a pas sa place. C’est le cas de l’Index senior et vraisemblablement du CDI Senior, ajouté au texte à l’initiative de la majorité sénatoriale. Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences à l’Université de Rouen et à Sciences Po estime aussi que « pas mal de choses qui concernent le compte pénibilité » pourraient être retoquées pour les mêmes motifs.

Des « cavaliers sociaux » censurés, cela ne serait pas une surprise et cela arrive tout le temps.  « Je ne connais pas de PLFSS qui ne comprenne pas de cavalier. C’est très classique. » estime la professeure de droit public Anne Levade. Même analyse pour le constitutionnaliste Bastien François pour qui on serait « dans une jurisprudence habituelle du Conseil constitutionnel » mais qui y voit tout de suite un effet politique important : « ça va être bizarre parce que tout ce qui va sauter, ce sont les éléments de compensation, ça va durcir la loi. Ce sont des éléments négociés avec LR… On peut penser que le gouvernement le savait ». Facile donc de lâcher du lest quand on sait que la mesure va au final sauter.

PFSSR : le choix du véhicule est-il adapté à la réforme des retraites ?

Mais le Conseil Constitutionnel peut-il censurer toute la loi ? Les saisines de la gauche et du RN affirment toutes que le recours au PLFSSR pour porter une réforme des retraites constitue un « détournement de procédure ». Dans le recours du RN, on peut lire que « le Gouvernement a choisi un véhicule législatif inadapté, pour adopter sa réforme des retraites ». Est-ce le cas ?

Pour Bastien François, « le véhicule législatif n’est pas adapté », cela ne souffre aucune contestation. Un PLFSSR doit normalement rectifier le PLFSS précédent (en l’occurrence celui de 2022 adopté au mois de décembre) et pas porter une réforme d’ampleur telle que celle des retraites. Il pointe même du doigt le « précédent » que cela crée et le « vrai risque » pour le Parlement. Si la procédure est considérée comme conforme à la loi fondamentale, le gouvernement pourra à nouveau utiliser un texte budgétaire, qui lui permet d’encadrer la durée des débats et d’utiliser le 49-3 sans limite, pour porter une autre réforme.

Anne-Charlène Bezzina analyse point par point les motifs détaillés dans les saisines de parlementaires : « certaines saisines estiment que le PLFSSR, qui doit modifier le texte de décembre, arrive trop tôt dans l’année. D’autres qu’un tel texte doit intervenir non pas en début mais en fin d’année ». Le temps des débats est en effet normalement encadré pour éviter tout « shut down » comme on peut le voir aux Etats-Unis, lorsque le Congrès ne parvient pas à voter le Budget, ce qui conduit à une paralysie de toute l’administration gouvernementale. Pour la constitutionnaliste, aucun de ces deux motifs ne peut convaincre les Sages. Pour elle aussi, « le plus probant, c’est l’argument qui consiste à dire que beaucoup de dispositions d’une réforme des retraites ne concernent pas cette année donc ce n’est pas le bon véhicule. » Mais là encore, « il y a un moyen de se raccrocher aux branches car il y a bien des dispositions qui touchent au financement de cette année. » Elle ne croit donc pas une censure totale du texte sur ce motif.

Pour la présidente de l’Association française de droit constitutionnel, Anne Levade, une telle décision ferait sortir le Conseil Constitutionnel de ses prérogatives : « La censure pourrait -elle résulter du seul choix du 47-1 ? Non, car le choix d’une procédure plutôt qu’une autre est un choix politique. Le gouvernement peut choisir d’inscrire un projet de loi dans un cadre plutôt qu’un autre. Le Conseil constitutionnel n’est pas le juge du comportement du gouvernement ». Continuant le raisonnement, Anne Levade explique ainsi que les Sages pourraient aller jusqu’à censurer toutes les dispositions d’un PLFSSR au motif que ce sont tous des cavaliers sociaux mais jamais ils ne trancheraient en disant que les retraites ne doivent pas entrer dans le cadre d’un PLFSSR. Bref, le résultat serait le même mais le Conseil constitutionnel ne se prononcerait alors pas sur le choix du véhicule mais bien sûr le fait que des dispositions ont leur place ou nom dans un véhicule législatif.

La clarté et la sincérité des débats en question

Les débats n’ont pas toujours été clairs, entre recours au 47-1 et obstruction de l’opposition. Ont-ils été sincères ? On peut en douter puisque les parlementaires n’ont pas toujours obtenu les réponses à leurs questions, qu’il s’agisse du nombre de personnes qui auraient droit aux 1 200 euros ou de personnes en carrière longue qui travailleraient 43 ans. Les débats ne sont souvent pas allés à leur terme… Le principe de clarté et de sincérité des débats non respectés ? C’est le principal motif d’inconstitutionnalité selon le professeur Dominique Rousseau : « Il y a des motifs sérieux de déclarer la loi inconstitutionnelle. Sur la manière dont la loi a été adoptée, il y a eu de mon point de vue une atteinte manifeste au principe de clarté et de sincérité des débats. » avançait-il sur Public Sénat

« On n’a pas voté à l’Assemblée nationale, on s’est arrêtés à l’article 2 ; on a utilisé l’article 38 du règlement du Sénat, qui limite à un orateur pour, un orateur contre… On a utilisé l’article 44-3, le vote bloqué… La clarté et la sincérité du débat n’ont pas été respectées de manière manifeste, grave et répétée, au point que le Conseil pourrait dire que la loi n’a pas respecté la procédure parlementaire ordinaire. Et donc censurer la loi. » argumente Dominique Rousseau.

Sur ce point, les constitutionnalistes ne sont pas d’accord. Bastien François souligne que le Conseil constitutionnel estime que ce n’est pas à lui mais au « Parlement de faire lui-même la police de son débat. » On peut dire que toutes les procédures du parlementarisme rationalisé ont été utilisées sur ce débat, elles ont même été cumulées mais peut-on dire qu’elles ont été détournées ? Telle est la question. Le politiste souligne que parmi les rapporteurs du Conseil Constitutionnel, figurent des spécialistes de la question : « Il y a une ancienne Secrétaire générale de l’Assemblée nationale qui connaît très bien ces questions-là, un ancien directeur de cabinet du président du Sénat. » Ils auront en tête de nombreux débats parlementaires en points de comparaison.

Pour Anne Levade et Anne-Charlène Bezzina, une censure totale sur ce motif est hautement improbable. L’une et l’autre soulignent que le principe de « clarté et de sincérité » des débats existe depuis 2005 et que jamais le Conseil constitutionnel n’a censuré un texte sur ce motif. Et depuis 1958, le Conseil constitutionnel n’a censuré des textes que 5 fois pour des raisons de procédure.

Un Conseil constitutionnel généralement prudent

Enfin, le débat juridique existe, mais il faut le différencier de la décision que va rendre le Conseil constitutionnel qui dépend aussi du rôle que les Sages considèrent être le leur. Retoquer l’intégralité d’une telle réforme ferait « changer le Conseil constitutionnel de dimension » pour Bastien François. « Cela serait un camouflet gigantesque ». Les Sages voudront-ils adresser un message clair au gouvernement sur le mode : « Attention, le gouvernement écrase trop le Parlement » ? Où va-t-il rester sur sa posture prudente habituelle, qui consisterait à censurer des parties du texte et à avoir des réserves d’interprétation ? Aucun de nos experts n’a voulu trancher. En revanche pour Bastien François, une chose est sûre : cette décision ne mettra pas un terme à la crise comme certains veulent le croire. « Soit c’est la censure totale et nous entrons dans une crise politique gigantesque. Soit le projet de loi est partiellement censuré (et durci) et la colère des Français sera toujours là. »

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