Retraites : après une mobilisation importante, notamment dans les villes moyennes, les syndicats temporisent

Retraites : après une mobilisation importante, notamment dans les villes moyennes, les syndicats temporisent

Après une journée de mobilisation record, les syndicats ont appelé à une nouvelle journée de grève dans plus de 10 jours. Un laps de temps censé préserver l’unité du front syndical et éviter aux syndicats de se prendre les pieds dans le tapis en allant trop vite, alors que le succès de la mobilisation contre la réforme des retraites se trouve peut-être dans la France des villes moyennes et des préfectures.
Louis Mollier-Sabet

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Après avoir enregistré le meilleur démarrage des trente dernières pour un mouvement social, avec plus d’1,1 million de manifestants selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, une question se pose irrémédiablement à la mobilisation : et maintenant ? Avant toute chose, s’il faut tirer des enseignements de cette première journée de mobilisation interprofessionnelle, c’est que, de l’aveu même de l’exécutif, la mobilisation a été « importante » contre la réforme des retraites. À titre de comparaison, la mobilisation contre la réforme des retraites avait démarré à 800 000 personnes en 2019, et à 380 000 en 2010, d’après le ministère de l’Intérieur.

Le sociologue et politiste Maxime Quijoux, spécialiste du syndicalisme et des mobilisations relatives au travail, rappelle qu’en 2010 par exemple, le mouvement avait démarré doucement, mais s’était prolongé pendant de nombreuses semaines, du 23 mars au 23 novembre 2010, culminant à plus de trois millions de manifestants selon les syndicats en septembre – octobre, et 1,1 million selon le ministère de l’Intérieur. Ce précédent rappelle qu’un mouvement social d’une telle ampleur est « une course de fond », ce qui pose la question de la stratégie des syndicats et de la suite des événements.

Temporiser : un « point d’équilibre » pour préserver l’unité syndicale et laisser souffler les salariés

À ce titre, l’horizon du 31 janvier fixé par les syndicats comme prochain rendez-vous du mouvement social, a pu interroger. Pourquoi attendre 12 jours alors qu’après ce premier coup de semonce réussi, on aurait pu s’attendre à ce que l’intersyndicale embraye pour capitaliser sur ce succès. Maxime Quijoux identifie deux paramètres qui pourraient expliquer cette temporisation des syndicats et cette recherche d’un « point d’équilibre », qui « peut être insatisfaisant pour les partisans d’une mobilisation plus forte et plus rapide. »

Premièrement, l’unité et le front syndical étant « la boussole principale des organisations syndicales », entamer le mouvement par « des formes incantatoires d’appels à la grève générale reconductible » aurait pu froisser la CFDT, ce que veulent éviter les autres centrales syndicales : « La CFDT n’est pas une organisation qui a l’habitude de battre le pavé. Or, l’idée est de ne pas trop crisper les uns et les autres, d’avoir des mots d’ordre moins radicaux, mais plus unitaires, pour continuer cette unité syndicale le plus longtemps possible. Les syndicats voient cela comme la seule manière d’avoir une issue victorieuse à ce conflit. »

Deuxièmement, Maxime Quijoux voit dans cette deuxième journée de mobilisation un peu lointaine, un signe de « prudence » des organisations syndicales : « Les syndicats ont une conscience aiguë des difficultés à mobiliser les travailleurs, en particulier dans le secteur privé. Faire grève représente un coût économique important, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton. D’un point de vue pratique, ils ne sont pas du tout certains d’avoir une grève suffisamment puissante pour faire plier le gouvernement. » D’autant plus que ce spécialiste des syndicats rappelle que « laisser dix jours permet aux fédérations et aux syndicats de métiers de pouvoir s’organiser tout en conservant l’unité syndicale au niveau national. Cette autonomie sectorielle est une des bases du syndicalisme français. »

Mobilisation dans les villes moyennes : « Un public ‘Gilets Jaunes’ »

Pour le moment, donc les grandes centrales syndicales françaises préservent donc leur unité au niveau national en comptant sur les branches les plus mobilisées pour entretenir une pression sur le gouvernement. Mais un autre élément un peu particulier s’est glissé dans la journée de mobilisation de ce jeudi : la mobilisation a été particulièrement importante dans les petites villes et les villes moyennes. 12 000 personnes à Rodez, 9 000 à Angoulême, 6 500 à Mulhouse, 6 000 à Dunkerque, plus de 3 000 à Guéret… Ce sont des niveaux de mobilisation rarement observés dans des villes de quelques milliers ou de quelques dizaines de milliers d’habitants.

« 80 000 personnes à Paris, finalement, ce n’est pas si énorme, il y en a déjà eu beaucoup plus. La sociologie des grandes villes est une sociologie de cadres, avec un taux de formation plus élevé, qui gagnent un peu mieux leur vie et démarrent leur vie professionnelle plus tard. La réforme ne les bouscule pas tant que ça », analyse Béatrice Giblin, géographe et géopolitologue. À l’inverse, cette forte mobilisation dans les préfectures de départements, recoupe, d’après elle, « pour partie », « un public ‘Gilets Jaunes’ » : « Ce sont des gens qui n’ont pas forcément de gros revenus, et qui sont directement touchés par l’accélération du passage aux 43 annuités. Ils se rendent compte qu’ils vont devoir travailler neuf mois, un an, ou un an et demi de plus. »

Mobilisation dans « la France des sous-préfectures » : « Un espace à investir » pour le mouvement

La géographe envisage un autre facteur explicatif de cette mobilisation importante dans les préfectures ou les sous-préfectures : « Il faudrait regarder la proportion d’actifs dans la fonction publique, ce sont rarement des villes très industrielles. Cela veut dire que l’hôpital, le collègue ou le lycée peuvent représenter beaucoup d’emplois, cela fait du monde. Je ne crois pas qu’il y ait eu tant de gens du privé. »

La surreprésentation de l’emploi public dans des centres administratifs pourrait expliquer cette forte mobilisation dans les villes moyennes, mais Thibault Lhonneur, conseiller municipal LFI de Vierzon, estime, lui à titre d’exemple, que la manifestation de Vierzon a dépassé ce cadre-là : « C’est difficile d’évaluer, mais une bonne manif' à Vierzon, c’est 600 personnes, là on était probablement plus de 1000. Il y avait des salariés d’entreprises qui ne se mettent pas souvent en grève et des sympathisants de gauche moins engagés, que l’on voit moins d’habitude. »

Auteur d’une note pour la fondation Jean Jaurès intitulée « Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale », Thibault Lhonneur connaît bien les dynamiques électorales de cette « France des sous-préfectures. » Il veut croire que cette mobilisation contre la réforme des retraites sera « une fenêtre d’attention que les partis politiques et les syndicats pourront investir », dans des territoires loin d’être acquis à la gauche, notamment dans les dix prochains jours avant la prochaine journée de mobilisation le 31 janvier.

Mobilisation dans les villes moyennes : « C’est un élément puissant de légitimation »

Maxime Quijoux voit dans cette mobilisation des villes moyennes une caractéristique clé du mouvement social qui se met en place contre la réforme des retraites. « En plus de la force générale du mouvement symbolisé le nombre de personnes, il faut aussi avoir une lecture qualitative », explique-t-il, avant d’ajouter : « Il y avait du monde à Paris, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Qu’il y ait un habitant sur dix en train de manifester dans des villes où il fait – 10°C, c’est un soutien très général en France, qui va contre l’idée que les syndicats sont déconnectés des territoires. D’un point de vue symbolique, c’est un élément puissant de légitimation de la mobilisation. »

D’autant plus que depuis l’hiver 2018-2019, qui dit ville moyenne, dit Gilets Jaunes. « Cette mobilisation va aussi à l’encontre de l’opposition que l’on fait parfois entre Gilets Jaunes et syndicats. Historiquement, le syndicalisme français a une spécificité, c’est qu’il a une jambe fédérale reposant sur les secteurs professionnels et une jambe territoriale. Il y avait un courant de pensée marxisant qui dit qu’il faut briser les logiques corporatistes à partir de logiques territoriales pour unifier la classe ouvrière. Ce n’est plus dit dans ces termes-là, mais il y a encore des unions locales ou départementales, ou le réseau des Bourses du Travail. Certaines avaient d’ailleurs été mises à disposition par les syndicats au moment des Gilets Jaunes : il y avait eu une transmission de savoirs faire militants, même si les syndicats n’étaient pas du tout à l’origine du mouvement », raconte le sociologue.

L’inverse pourrait-il se produire, avec une mobilisation cette fois lancée par les syndicats qui essaimerait de manière spontanée des rassemblements de type « Gilets Jaunes » ? Pour le moment, les tentatives de résurrection des manifestations du samedi n’ont pas rencontré un grand succès.

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