Samuel Laurent : « Twitter, c’est le réseau des gens en colère »

Samuel Laurent : « Twitter, c’est le réseau des gens en colère »

Nouvel épisode de notre série « la politique à l’heure du numérique » : Twitter, miroir déformant de l’opinion. Comment ce réseau, vu au départ comme un outil de démocratisation, est devenu en un peu plus d’une dizaine d’années un monstre. C’est la thèse que défend Samuel Laurent, journaliste au Monde, dans son livre « Twitter va-t-il tuer la démocratie », aux éditions les arènes. Entretien.
Caroline Deschamps

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Vous avez beaucoup pratiqué Twitter et vous étiez même un twittos influent. Pourquoi dites-vous que c’est un monstre ce petit oiseau bleu ? Au départ, c’était des petits gazouillis.

C’est devenu le cœur de l’actualité aujourd’hui politico-médiatique. Vous retrouvez les politiques et les journalistes. C’est le lieu où les polémiques se créent. C’est un peu le cœur du réacteur de l’actu aujourd’hui, et c’est un lieu qui, pour autant, n’est pas majoritaire en France, qui reste assez coupé du monde. Il y a une surreprésentation d’un certain nombre d’élites, alors qu’en fait ce n’est pas le réseau du peuple, et du coup on vit au rythme de cette actu un peu artificialisée.

Avec un effet de polarisation - l’affaire Mila récemment en est un bon exemple - et la création en permanence du clash, de l’opposition violente. Il faut être pour ou contre, dans une logique d’indignation permanente. C’est le réseau des gens en colère et le réseau des postures morales. Et puis, Twitter a un peu plus de 10 ans, 10 ans que les journalistes et les politiques sont sur ce réseau et on n’apprend pas. Les journalistes et les politiques en restent prisonniers et dépendants. Marlène Schiappa, par exemple, elle passe sa vie sur Twitter.

Dans votre livre, vous observez un changement en 2015, notamment au moment des attentats, pourquoi ?

Il y a 2 dates : la présidentielle de 2012, qui est vraiment le moment où les politiques arrivent en masse sur Twitter. Et après 2015, l’avènement d’une posture morale post-attentat Charlie Hebdo. A partir de 2015, il y a cette focalisation sur la thématique de l’islam qui imprègne toute la société, mais qui, sur Twitter, va donner des postures morales très rigides. C’est l’acte de naissance d’un groupe « Le Printemps républicain », par exemple, qui, pour moi, est emblématique de ce que Twitter devient. Ce groupe devient une espèce de milice d’Internet qui vient critiquer, y compris les journalistes qui écrivent des choses qui ne leur plaisent pas, et ils le font en s’érigeant en gardiens autoproclamés de la laïcité. « Moi, je sais ce qui est bien. Moi, je fais des choses vertueuses et je m’indigne. »

C’est la tyrannie de l’indignation ?

C’est l’injonction à le faire et l’injonction à être en permanence révolté, de ne pas pouvoir être dans l’analyse… Est-ce que c’est vraiment bien pour un débat démocratique, sain et apaisé ? Je ne le pense pas. Le problème, c’est que cela dérive sur des choses qui peuvent être complètement irrationnelles. Par exemple dans le cas du covid, le camp antivax, et le camp qui lutte contre lui, sont dans des postures et des oppositions telles… mais il va bien falloir dialoguer avec eux. Comment est-ce qu’on les ramène dans le droit chemin ? Je pense aussi que ce n’est pas en hurlant sur les gens qu’on y parvient. Le souci d’ailleurs, c’est notre naïveté de journaliste. C’est de penser que c’est un espace neutre, alors que c’est un espace qui est totalement instrumentalisé par des tas de gens. On l’a vu avec les Russes, et avec d’autres cas récents, ils savent utiliser ces réseaux pour faire croire une opinion, pour faire monter une opposition, pour harceler les gens.

C’est un miroir déformant ?

Oui et il y a un jeu souterrain dont on n’a pas conscience. On n’a pas conscience non plus de notre propre auto-enfermement dans ces bulles de brutalité.

Mais ce n’est pas que cela Twitter, il y a aussi des choses positives…

Là je parle d’un Twitter… il y a d’autres Twitter que l’on ne va jamais voir : celui des ados, celui du foot. C’est vrai aussi que Twitter a permis « MeToo », la libération de la parole sur le racisme, sur le harcèlement féminin. Mais il y a toujours cet enjeu in fine, que sur Twitter, on va chercher les médias. C’est un champ de bataille dans lequel l’objet de la bataille, c’est de gagner.

Et si on en vient à la manipulation de l’information : les GAFAM et Twitter ont fait des progrès, on le voit avec Trump. Facebook et Twitter ont supprimé son compte…

Ce qu’on a vu, c’est que quand ils ont supprimé son compte, la désinformation avait baissé. Notamment quand ils ont fait une chasse aux comptes complotistes, après les évènements du Capitole. Ces gens-là ont été sur d’autres espaces, mais effectivement leurs posts sont visiblement moins partagés. La question que l’on peut se poser, c’est qui a décidé de bannir Trump ? Sur quels critères ? Tout se décide un peu dans le secret d’un bureau californien, sans aucune règle claire, avec des décisions à l’emporte-pièce. La réalité, c’est aussi que les GAFAM ont fait un coup de génie, qui est de faire disparaître la notion de modération.

Ce qui est terrible avec ces réseaux sociaux, c’est qu’ils ont essayé de faire croire que l’on peut créer des espaces sans modérateurs, alors que l’on sait très bien que dès lors que quelque 30 personnes débattent, s’il n’y a pas de modérateurs, c’est le bazar.

C’est un manque de volonté ?

Oui. Facebook, c’est pareil… Ils n’ont pas envie de devoir être responsables des contenus. Le problème, c’est qu’à un moment donné, sur Facebook, il y a tellement de posts qu’il faudrait une modération plus efficace et plus intense, il leur faudrait des armées de gens pour le faire.

Il y a aussi cette omniprésence du discours, de la censure. Tous les politiques adorent jouer avec ce registre de la censure. Dès qu’il y a de la modération, les gens disent que c’est scandaleux. Je peux comprendre que les GAFAM n’aient pas envie de se retrouver au cœur d’une bataille politique, comme ça arrive à Facebook aux Etats-Unis, qui se fait taper dessus, un coup par les Démocrates, un coup par les Républicains. Le problème, c’est qu’ils sont devenus des espaces centraux du débat public et qu’ils n’arrivent pas à prendre la responsabilité qui leur incombe : leur position centrale aujourd’hui.

Et un Éric Zemmour, on imagine qu’il est parfait pour Twitter ?

Éric Zemmour, il a été très longtemps absent de Twitter, Mais il a une communauté très forte. Zemmour, c’est un autre réseau social qui l’a propulsé, c’est YouTube. Les extraits de vidéos de Zemmour en plein clash ont un tel succès… et font monter une espèce d’icône. Après Zemmour, il joue un autre rôle. C’est ce qu’on appelle la fenêtre d’Overton, cette idée que dans une démocratie, il y a des choses qu’on accepte et des choses qu’on n’accepte pas dans un débat.

En fait, ce champ s’élargit avec des gens comme Zemmour, qui viennent amener à la télé, au grand public des idées d’extrême droite identitaire. C’est la notion de grand remplacement qui auparavant était réservée aux franges extrêmes de la droite radicale, et qui est aujourd’hui quasiment devenue mainstream.

Donc cela donne une amplification des idées minoritaires…

Oui, car on va privilégier le format grandes gueules sur les plateaux télé, parce que ce n’est pas cher de mettre 4 personnes qui s’engueulent sur un plateau et que, du coup, au lieu de faire du qualitatif, on va chercher ces grandes gueules, notamment sur Twitter. Et du coup, on ne favorise pas la nuance ou l’expertise, on favorise les gens qui parlent fort.

En conclusion, comment, justement, voyez-vous la campagne présidentielle qui s’annonce ?

Cela ne va pas être triste. Car le problème, c’est aussi cette espèce de course aux armements, c’est-à-dire qu’aujourd’hui un parti politique est quasiment obligé d’avoir une armée de trolls. Parce que si tu ne l’as pas, les autres te mangent, donc je pense que ça va être exacerbé. Je pense qu’encore une fois, cette espèce de posture morale va nous amener à passer notre vie à nous indigner. Et ça a été le cas sur les régionales, on a passé notre temps à parler de sécurité, alors que ce n’est pas une compétence des régions. A coup de faits divers, on se focalise sur des évènements où tout le monde doit réagir, et avec la pandémie, ce ne va pas aider…

Et sur fond de risques d’ingérence étrangère ?

Le problème de l’ingérence étrangère, c’est quelle est sa performativité, c’est-à-dire dans quelle mesure cela va influer sur l’opinion ? Ce qu’on a vu pour la dernière élection, typiquement, c’est que les MacronLeaks, ils n’y avaient rien dedans, ils sont arrivés avant le 1er tour, mais même s’ils étaient arrivés 6 mois avant, je ne suis pas sûr qu’ils auraient eu l’effet qu’ont pu avoir les emails de Clinton aux Etats-Unis, parce qu’on n’a pas la même culture. Encore que… Twitter c’est un super endroit pour faire passer des boules puantes…

Puis, dans tout ça, il y a aussi le rôle aussi de Cnews, et de ces chaînes d’infos qui vont favoriser ces débats manichéens, plutôt que des experts et de l’approfondissement. C’est un diptyque : les bouts de séquences de Cnews qu’on va mettre sur Twitter, qui vont être partagés et qui vont donner lieu à un débat avec des positionnements qui vont donner lieu à d’autres émissions sur Cnews, pour savoir si on est pour ou contre, qui tournent en boucle et qui laissent sur le côté des millions de gens, on l’a bien vu avec les Gilets Jaunes, qui ne sont pas du tout pris en compte. On en arrive à des communautés d’opinions, de pensées qui vivent dans un entre-soi et qui ont du mal à en sortir. Comment on retrouve le dialogue et pas que le clash ?

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