Séisme en Turquie : Au-delà de la catastrophe, « c’est un tournant dans la vie politique turque »

Séisme en Turquie : Au-delà de la catastrophe, « c’est un tournant dans la vie politique turque »

Un séisme très violent et meurtrier a frappé la Turquie dans la nuit de dimanche à lundi, causant des milliers de morts. Alors que le pays votera le 15 mai pour des élections présidentielle et législatives déterminantes, la chercheuse Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient à l’IFRI, revient pour Public Sénat sur les conséquences politiques de la catastrophe. Entretien.
Public Sénat

Par Steve Jourdin

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Les séismes sont des phénomènes relativement courants en Turquie. Au-delà du caractère dramatique de celui qui a frappé le pays dans la nuit de dimanche à lundi, est-ce que sa localisation, dans le sud-est du pays, revêt une dimension politique particulière ?

Les séismes sont un impensé en Turquie. Le pays est jalonné de plusieurs systèmes de failles, il y a donc une crainte permanente dont on ne parle pas au quotidien, mais qui est bien là. Certains tremblements de terre, comme ceux qui frappent la région égéenne, peuvent être vécus comme des moments de détente internationale. C’était le cas du séisme de 1999 à Izmit, où on avait assisté à un réchauffement des relations gréco-turques.

Mais il y a aussi des séismes qui frappent des zones plus périphériques et plus délaissées par le pouvoir central. On peut penser par exemple au séisme de 2011 qui s’était concentré dans la province de Van dans l’est du pays, et dont les dégâts n’ont toujours pas été réparés. Le séisme qui a frappé cette semaine le sud-est de la Turquie fait partie de cette catégorie : il s’agit du tremblement de terre des oubliés.

Est-il vrai de dire, comme on le lit actuellement sur les réseaux sociaux, que le sud-est de la Turquie a été délaissé par le gouvernement ?

Il y a plusieurs « sud-est ». Il y a un sud-est qui est une zone de guerre, dans laquelle prospère le PKK et qui par conséquent ne reçoit pas d’aides de l’Etat. Et puis il y a un sud-est très dynamique, dont la capitale régionale est la ville de Gaziantep, dirigée par l’AKP (le parti de Recep Tayyip Erdoğan). Si on va un peu plus vers l’ouest, on trouve des endroits plus industriels, autour de la ville d’Adana, elle aussi touchée par le tremblement de terre, et des régions côtières qui sont également très développées. Le sud-est présente en définitive des situations très diverses, mais l’ensemble de la région survit grâce à l’économie informelle.

Les images sont terribles, on voit des populations complètement démunies errer dans un froid glacial. Comment Recep Tayip Erdogan va-t-il gérer la colère des habitants ?

Le gouvernement va devoir justifier ce qui est perçu comme une faillite du gouvernement local. Nous parlons d’une région dirigée principalement par l’AKP, dans laquelle on trouve de tout : des réfugiés syriens, des chrétiens, des Alévis, beaucoup de minorités religieuses.

Ce sont des zones où l’électorat est considéré comme captif par AKP. Ici les Kurdes sont plus conservateurs que « révolutionnaires », et les réfugiés syriens naturalisés sont redevables à Erdogan de les avoir acceptés sur le territoire. Le parti islamo-conservateur au pouvoir est bien implanté sur le terrain, mais il faut s’attendre à ce que la population demande des comptes après la catastrophe, notamment sur les sujets de corruption et d’urbanisme. L’habitat n’a pas été bien géré, il est souvent précaire, en partie pour des raisons de pression démographique mais pas seulement. C’est à toutes ces questions que le gouvernement va rapidement devoir répondre.

Au mois de mai, la Turquie votera pour choisir son nouveau président et renouveler son Parlement. Est-ce que la catastrophe peut avoir des conséquences sur les scrutins ?

Il s’agit selon moi d’un tournant structurel pour la vie politique en Turquie. Le séisme plonge 1/5 -ème du pays dans une situation d’urgence humanitaire. Car il y a ceux qui sont directement touchés, autour de la ville de Gaziantep, mais il faut aussi prendre en compte toutes les localités qui vont devoir venir en aide aux sinistrés, soit en accueillant des habitants soit en participant à l’effort de reconstruction. De manière générale, une grande partie de la Turquie va être désorganisée à cause de la catastrophe. Il va falloir déterminer quelles seront les ressources mobilisées pour y répondre. Or, les caisses de l’Etat sont vides, car l’AKP était en train d’achever de les vider pour s’assurer une victoire aux élections. L’aide internationale va donc représenter un enjeu majeur dans les semaines à venir.

Recep Tayip Erdogan aime présenter l’Occident comme un rival de la Turquie. Or, les Etats-Unis et l’UE ont annoncé une importante aide pour venir en aide au pays. Est-ce que le discours du président turc va changer ?

Il va devoir faire preuve d’habileté, et présenter l’aide internationale de manière positive sans avoir l’air de mendier et sans exposer la fragilité de la Turquie. Le tout, sans contredire complètement son discours d’antagonisme avec l’Occident, dans une période électorale décisive pour lui. C’est un défi.

Mais face à lui, les partis d’opposition ont également du pain sur la planche. Ils vont devoir développer des stratégies spécifiques afin de capitaliser sur la colère de la population, sans rompre le moment d’unité nationale dans laquelle la Turquie est aujourd’hui plongée. Je m’interroge aussi sur le côté pratique de ces élections : est-ce qu’elles vont réellement pouvoir se tenir dans de bonnes conditions ? En temps normal, dans le sud-est du pays, ça n’est déjà pas gagné. Aujourd’hui, cela semble encore plus compliqué.

45 pays ont proposé leur aide à la Turquie pour surmonter la catastrophe. La Syrie, également touchée, semble quant à elle plus isolée, alors que l’appel lancé par Damas a surtout été entendu par Vladimir Poutine. Est-ce que cette discrimination aura des conséquences diplomatiques dans la région ?

Entre la Syrie et la Turquie, la frontière est partiellement scellée, sous administration turque. La catastrophe va sans doute déboucher sur des complications diplomatiques, car il n’y a pratiquement pas de point de passage entre les deux pays et Bachar Al-Assad va souhaiter mettre la main sur l’aide humanitaire. De leur côté, les Turcs ne seront pas en capacité d’aider la Syrie. Ankara va essayer de capter l’aide internationale, on devrait assister à une concurrence de détresses que les Turcs vont tout faire pour capter à leur profit.

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