Tensions en Corse : « C’est dû, comme souvent, à un manque de dialogue et de clarté », pour le politiste Thierry Dominici

Tensions en Corse : « C’est dû, comme souvent, à un manque de dialogue et de clarté », pour le politiste Thierry Dominici

Alors qu’après de nouvelles manifestations violentes dimanche à Ajaccio, l’Etat a décalé les négociations prévues à propos de l’autonomie corse, la situation semble au point mort. Comment expliquer les difficultés à identifier les revendications corses et le nœud du problème, qui semble mélanger l’agression dont a été victime Colonna et la situation économique et administrative de l’île ?
Louis Mollier-Sabet

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« Ce que j’ai vu ce week-end est inacceptable ». La condamnation du chef de l’Etat sur France Inter ce lundi matin est claire, à propos des heurts qui ont éclaté en marge d’une manifestation à Ajaccio en hommage à Yvan Colonna. 15 manifestants et 12 policiers ont été blessés, et Gérald Darmanin a décalé la réunion du 8 avril qui devait marquer le début des discussions entre l’Etat et la collectivité de Corse à propos de « l’autonomie » mise sur la table par le ministre de l’Intérieur. « Le calme et le retour à l’ordre sont un préalable à toute chose » avant de continuer le « travail » avec la collectivité, a ajouté le Président de la République et le candidat à l’élection présidentielle. À 6 jours du premier tour, la situation semble de plus en plus insoluble avec des revendications nationalistes pas toujours très claires sur le plan institutionnel et un gouvernement qui semble alterner entre concessions et signes de fermeté à l’égard des dirigeants corses, eux-mêmes pris entre la négociation avec l’Etat et la pression de la jeunesse corse très mobilisée dans les manifestations. Retour sur l’histoire d’une incompréhension avec Thierry Dominici, docteur en science politique chargé de cours à l’Université de Bordeaux, qui a beaucoup travaillé sur les partis régionalistes en Europe et en particulier sur le nationalisme corse contemporain. Entretien.

 

Quelles sont exactement les revendications présentes dans les manifestations, comme celle dimanche, qui ont lieu en Corse depuis l’agression d’Yvan Colonna ?

 

On est face à un double problème. Premièrement, il y a la question des statuts, de l’autonomie, à l’indépendance en passant par la décentralisation, et tout ce que l’on peut mettre derrière, lancée depuis 2015 par la majorité nationaliste puis autonomiste depuis 2021, qui met sur la table un hypothétique changement institutionnel. Le deuxième point, c’est que l’agression, et l’assassinat de fait de Colonna, a ravivé la flamme de ce que j’appelle le « nationalisme populaire. » Depuis 1966 en Corse, toute forme de mobilisation a toujours été portée par des nationalistes : tout mouvement social était instrumentalisé ou capté par les nationalistes. On a eu des exemples dans les années 1970 de mouvements écologistes liés à des produits toxiques déversés par des bateaux de dégazage italiens, qui ont tous été récupérés par les nationalistes. Or depuis l’accession au pouvoir des nationalistes ces dernières années, ils ont complètement délaissé l’espace public. C’est pour ça que la Corse, la région la plus pauvre de la France hexagonale, en termes de chômage et de précarité, n’a pas connu de Gilets Jaunes : les nationalistes ne pouvaient pas être à la fois au pouvoir au niveau institutionnel et dans la contestation au sein de l’espace public. Il y a d’ailleurs un parallèle intéressant entre Macron et Simeoni, qui a lui aussi créé un parti de toutes pièces pour conquérir le pouvoir dans un rapport particulier au peuple, et qui a bénéficié de ce que Jean-Luc Mélenchon a appelé le « dégagisme » vis-à-vis des partis traditionnels. Toujours est-il que ce sont les jeunes qui ont récupéré cet espace public. Or, leurs revendications ne sont pas les mêmes, ils n’en ont finalement rien à faire de l’autonomie, ils sont dans des logiques de séparatisme, de fin de contrat entre la France et la Corse.

La jeunesse corse qui manifeste est donc dans une position plus radicale que les élus nationalistes, qui se sont en quelque sorte assagis depuis le tournant institutionnel du mouvement ?

Si vous écoutez bien les jeunes, ce qu’ils mettent en avant, c’est l’affaire Colonna et le fait qu’il ait été assassiné par un terroriste alors qu’il était « particulièrement surveillé. » Ils ne manifestent pas pour des logiques d’autonomie et même si Darmanin la propose clé en main, cela ne touchera pas au plus profond de leur revendication, qui est plutôt indépendantiste, dans le sens où ils éprouvent un sentiment de mépris, encore une fois assez semblable à ce que l’on a pu voir sur le continent au moment des Gilets Jaunes. On est dans ce que décrit Pierre Rosanvallon sur le carburant, mais cela se fixe sur la question de ce qu’ils appellent « les prisonniers politiques » ou les quelques fichés S qui restent sur l’île, qui ont déposé les armes depuis des dizaines d’années et qui doivent encore pointer au commissariat. Ce sont des revendications judiciaires, mais plus cela va durer, plus cela va se politiser et maintenant, même si Alessandri et Ferrandi (les autres membres du commando Erignac) sont rapprochés à Borgo, ils diront que la justice avait déjà donné des réponses positives et que cela aurait dû être fait il y a longtemps. Il y a une vraie souffrance liée à l’assassinat de Colonna, comme il y a une vraie souffrance et une vraie violence dans l’assassinat d’un préfet, le deuxième après Jean Moulin, sur le continent. Il y a peut-être quelque chose à faire sur le plan de la réconciliation, un peu sur le modèle de ce qu’a fait Trudeau avec les Amérindiens au Canada, sans que les situations soient comparables.

Là où cette mobilisation de la jeunesse est intéressante, c’est qu’elle n’est pas attelée à un parti politique, ce qui est une première dans l’histoire du nationalisme corse. Elle n’est pas véritablement détournée par une mouvance politique. Là encore, c’est très comparable à Emmanuel Macron et aux Gilets Jaunes : Gilles Simeoni est devenu très impopulaire à mesure qu’il est devenu majoritaire sur l’île, notamment parce qu’on attribue aux élus des compétences qu’ils n’ont pas. C’est un phénomène connu en Catalogne, en Ecosse, quand les autonomistes deviennent majoritaires institutionnellement, ils perdent en popularité, parce qu’on leur reproche de ne pas faire assez. Et de cette situation a émergé un mouvement sans leader réel, mais dans un phénomène de massification populaire, au sens d’un espace politique et d’un espace public saturés par le nationalisme, qui a unifié les mouvements, a aggloméré ses composantes et a fait gagner du soutien à Gilles Simeoni. L’espace politique et l’espace public sont tous les deux récupérés par le nationalisme avec un fort sentiment d’appartenance. C’est une vraie rupture, parce qu’2015-2017, ce sont les mêmes jeunes qui intervenaient dans les luttes entre forces politiques et ils avaient suivi le conseil politique qui leur avait demandé de se mettre en sommeil. Certains avaient d’ailleurs été interpellés, cela avait mis à mal leur mouvement, et ils s’étaient mis en pause. Aujourd’hui, la jeunesse cimente toutes les générations du nationalisme corse, les autonomistes du passé et d’aujourd’hui, tout comme les nationalistes du FLNC [Front de libération nationale corse, ndlr] et ceux d’aujourd’hui.

S’il y a une dynamique politique qui semble avoir rassemblé la grande famille nationaliste, quelles sont exactement les revendications d’un ensemble si composite ?

En 2021, les nationalistes font 70 % aux régionales et les autonomistes forment la majorité alors qu’il y a 3 partis indépendantistes – qui étaient, au départ, associés à Gilles Simeoni – dans l’opposition et qui sont pour l’autodétermination dans une logique néo-kanak, avec un référendum local dans un processus long. Mais en fait, toutes ces dynamiques dans le milieu militant et politique sont l’arbre qui cache la forêt. Parmi ces 70 % des gens qui ont voté autonomistes et nationalistes, beaucoup ne sont même pas Corses. Ils ont voté autonomistes parce qu’ils ont fait du « dégagisme » au niveau des partis traditionnels : seule la droite a encore quelques élus, et encore ils ont dû se draper de corsitude en faisant valoir leur bonapartisme, alors que le PS et le PCF n’existent plus. Ils ont aussi voté autonomistes non pas pour la reconnaissance du peuple corse ou pour la constitutionnalisation de la langue, mais pour plus de décentralisation.

Il y a une envie de démocratie locale, de désenclaver le semi-urbain et le rural, d’aider les jeunes sur le plan professionnel ou – sur une île vieillissante – d’aider les retraités isolés dans les villages. L’autre question clé, c’est la gestion des déchets. La répartition des compétences n’est pas très claire sur l’île, ce qui donne une mauvaise gestion, alors on accumule les poubelles. C’est nodal pour les citoyens. Idem pour tout ce qui est désenclavement avec des tarifs plus bas pour les billets d’avion, de train ou de ferry. Il y a eu 20 à 30 % de vote pour la décentralisation, je connais des fonctionnaires qui ont voté Simeoni, des gens qui ne sont pas corses, ni de naissance, ni de la langue, et qui ne pratiquent aucune tradition, qui ne sont pas dans des logiques de corsitude, mais qui vivent durement le fait d’être sur une île.

Comment cela pourrait-il se traduire institutionnellement ?

Au niveau statut institutionnel, cela donne une région qui aurait les mêmes pouvoirs que la Polynésie française et c’est ce qui semblait être prévu dans la révision constitutionnelle de 2018 de M. Macron. En science politique, mon collègue Guillaume Rousseau parle par exemple de mutations de l’Etat unitaire qui deviendrait des Etats régionaux. Il explique qu’un Etat-Nation unitaire et décentralisé permet un fonctionnement de fait plus décentralisé qu’un Etat fédéral. L’autonomisation pas forcément politique, mais répond à une demande sociétale et citoyenne, dans des rapports de démocratie directe sur les budgets par exemple ou dans le cas de la Polynésie française, avec une assemblée délibérative qui rediscute les lois votées. Dans cet esprit, les sénateurs ont travaillé sur la « déconcentration » [prise de décision de l’Etat central à une échelle territoriale plus fine, ndlr], avec plus de pouvoir pour les préfets par exemple.

L’idée, ce n’est pas tant que les Corses ont une histoire, une langue ou soient un peuple – ce qui n’est pas le sujet – mais simplement qu’ils habitent sur une île. Qui plus est, une île qui est un bout de montagne dans la mer, avec une balkanisation du territoire. Il faut se rendre compte qu’un Corse du nord ne connaît même pas si bien la Corse du sud, c’est très difficile. Ce sont un peu les mêmes problématiques en Guadeloupe, avec des mouvements sociaux aussi et les mêmes discussions autour de l’autonomie. Mais dans notre imaginaire ultra-jacobin, cela devient de fait politique, alors que c’est simplement administratif et institutionnel. On pourrait imaginer une île ultra-autonome sans parler de peuple corse. Cela ne serait pas suffisant pour Gilles Simeoni, mais ça serait déjà une sacrée réponse.

Gilles Simeoni est donc un peu coincé aujourd’hui, entre les aspirations d’une jeunesse indépendantiste et d’une grande partie de ses électeurs qui ne demandent que des mesures concrètes de décentralisation ?

Ce qui a plu à la population c’était de mettre en berne les drapeaux. S’il ne l’avait pas fait cela aurait été l’enfer. Il faut se rappeler que pour eux, Colonna n’est pas coupable, c’est un mythe assassiné, la première victime du djihadisme en France en 2022. En même temps, Simeoni n’est pas rentré en guerre contre l’Etat, il a permis grâce aux parlementaires élus de lancer une enquête parlementaire en plus de l’enquête policière ou administrative. Cette histoire de drapeau illustre bien l’incompréhension : la veille, le ministre de l’Intérieur compare cet assassinat à celui de Samuel Paty et ensuite le Président de la République s’étonne que l’on mette les drapeaux en berne. On manque souvent de clarté dans les affaires corses. Si le gouvernement était plus clair, les Français seraient capables de comprendre.

Cela a quand même provoqué une rupture dans les négociations sur l’autonomie, la réunion prévue le 8 avril entre Gérald Darmanin et les élus corses a été reportée…

Quand on ne connaît pas l’histoire, c’était très choquant cette histoire de drapeaux, mais cela aurait été très violent pour les Corses s’ils ne les avaient pas vus. Alors que le nationalisme est majoritaire sur toute l’île, si les drapeaux n’avaient pas été mis en berne, ils auraient traité Gilles Simeoni de traître, et la situation aurait dégénéré. Pour nous, l’assassinat d’un préfet, le seul avec Jean Moulin, c’est tellement violent qu’on a du mal à prendre du recul. Par exemple, souvent les gens ne sont pas au courant que Colonna avait déjà fait 18 ans de prison.

Connaître toute l’histoire est utile pour ça, en 2002 j’écrivais un papier où l’on m’avait demandé une sorte de prospective et je disais déjà que le commando allait probablement obtenir l’inverse de ce qu’il voulait. En tentant de rentrer dans la violence politique à l’irlandaise, cela a contraint tous les partis à se défaire des violences armées et à devenir des forces politiques, précisément parce que le commando Erignac avait franchi le Rubicon. C’était quand même un commando non reconnu, dissident, qui commet une action terroriste non paramétrée par le FLNC. Mais la violence de l’acte est telle que l’Etat a énormément politisé la chose, notamment au procès en cherchant absolument un tireur, alors que c’était un commando et qu’on aurait très bien pu mettre la même peine à tout le monde. Cela a été la première erreur, mais il y a ensuite eu l’affaire Bonnet [préfet de Corse ayant ordonné hors de tout cadre légal, l’incendie d’une paillote installée, illégalement aussi, sur la plage, ndlr] et toute cette histoire entre la Corse et l’Etat a des retentissements aujourd’hui. Par exemple, quelques semaines avant l’agression de Colonna, la jeunesse corse était déjà en colère parce que le capitaine Pierre Bertolini, ancien militaire qui a agi pour l’Etat contre les nationalistes dans un groupuscule armé nommé « Francia », a été décoré de la Grand’croix de la Légion d’honneur. Cette affaire remonte aux années 1970-1980, mais la décoration l’a fait remonter de la vase, elle a été réenseignée à cette jeunesse, avec la grande époque du FLNC, c’était très parlant sur les réseaux sociaux. C’est très significatif du manque de dialogue qui, comme souvent, fait défaut dans cette affaire.

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