Travailleurs ubérisés : le gouvernement préfère miser sur le dialogue social plutôt que de légiférer

Travailleurs ubérisés : le gouvernement préfère miser sur le dialogue social plutôt que de légiférer

Élisabeth Borne était aujourd’hui auditionnée par la mission d’information « ubérisation de la société ». Elle a développé la stratégie du gouvernement pour réguler un secteur qui en a unanimement besoin, en rappelant la volonté du gouvernement d’équilibrer le dialogue social et les négociations professionnelles, plutôt que de légiférer directement.
Louis Mollier-Sabet

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Alors que l’Espagne s’est dotée mi-août d’une loi introduisant une « présomption de salariat » pour les livreurs des « plateformes numériques » et que les responsables français de Deliveroo devront répondre en mars 2022 devant le tribunal correctionnel de Paris de « travail dissimulé », la France ne semble pas suivre ce chemin. C’est en tout cas ce qu’a continué d’affirmer Élisabeth Borne face aux sénateurs de la mission d’information « ubérisation de la société » qui l’auditionnaient aujourd’hui dans le cadre de leurs travaux.

« Cette ubérisation permet de contourner les obligations fiscales et sociales des entreprises »

La voie empruntée de l’autre côté des Pyrénées est en effet un peu différente. La ministre du Travail le répète, « depuis le départ » la position du gouvernement reste inchangée, il ne veut pas légiférer pour « préjuger » du statut du travailleur « indépendant ou salarié ». Le gouvernement préfère s’assurer du contrôle de « toutes les garanties » qu’un travailleur qui a le statut d’indépendant le soit vraiment. Pour le sénateur communiste et rapporteur de la mission d’information Pascal Savoldelli, le compte n’y est pas : « Il faut aussi donner un statut à ceux qui ne sont pas indépendants parce qu’ils sont subordonnés, il y a un donneur d’ordre et une chaîne de responsabilité. Cette ubérisation rampante traverse des pans entiers de l’économie et permet de contourner les obligations fiscales et sociales de toute entreprise. »

Élisabeth Borne n’en démord pourtant pas et l’a répété de nombreuses fois pendant cette audition : « Nous ne voulons pas nous prononcer a priori sur le statut des travailleurs des plateformes. » La ministre du Travail fait d’ailleurs remarquer à Pascal Savoldelli qu’une « proportion écrasante » de ces travailleurs « ne souhaite pas être salariée. » Pour elle, « des protections du cadre du salariat sont vécues comme des contraintes pour les chauffeurs VTC » par exemple. Mais en même temps – selon la formule consacrée – le gouvernement entend « s’assurer qu’ils puissent établir un meilleur rapport de force avec les plateformes pour négocier leurs rémunérations et leurs conditions de travail. »

Dialogue social : des élections professionnelles « en début d’année prochaine »

La solution privilégiée par le gouvernement de Jean Castex est donc d’organiser le dialogue social entre des représentants des travailleurs et des représentants des plateformes. C’est d’ailleurs l’objet de l’ordonnance du 21 avril 2021 qui prévoit d’organiser des élections professionnelles pour les chauffeurs VTC et les livreurs des plateformes afin « d’instaurer un dialogue social » au sein du secteur. Mais là aussi les sénateurs, qui ont reçu les syndicats, un peu plus tôt dans l’après-midi, relaient les inquiétudes des syndicats. Pourquoi la fameuse ordonnance ne précise-t-elle pas l’objet de ces négociations professionnelles ? Voir figurer explicitement la question de la rémunération minimale des travailleurs des plateformes dans les objets de ce dialogue social est une « attente » du secteur, d’après Pascal Savoldelli.

Sur ce point, le sénateur obtiendra vraisemblablement gain de cause. « C’est un malentendu », explique Élisabeth Borne qui poursuit en évoquant une ordonnance future qui viendra bien fixer le contenu des négociations : « Nous n’avons pas précisé les thèmes de la négociation en avril parce que nous n’y étions pas habilités. Le calendrier parlementaire étant ce qu’il est, une nouvelle ordonnance sera prise pour préciser les thèmes de la négociation. »

L’explication est un peu technique, mais en fait le gouvernement peut légiférer par ordonnance uniquement dans le cadre de ce qui lui est autorisé par la loi. Or la loi d’orientation des mobilités, dite « LOM » et adoptée en décembre 2019, n’autorisait le gouvernement qu’à organiser des élections professionnelles et pas à fixer les thèmes des négociations. Dans un calendrier parlementaire chargé, une loi dite « d’habilitation » est en cours d’examen (rapide) au Parlement et a pour unique fonction d’autoriser le gouvernement à fixer le contenu de ces négociations par ordonnance. Le but pour le gouvernement est en effet d’aller « le plus vite possible » pour « permettre aux travailleurs de s’emparer de ce nouveau cadre. »

La reconnaissance faciale pour éviter la sous-traitance à des travailleurs sans-papiers ?

Au programme de ces négociations figurera donc une rémunération minimale pour ces travailleurs qui peuvent être payés en dessous du SMIC horaire d’après les organisations syndicales. Mais bien d’autres sujets devraient être abordés. Élisabeth Borne et Pascal Savoldelli ont par exemple tous les deux attiré l’attention sur le travail dissimulé qui peut parfois amener un livreur à « sous-traiter à des travailleurs vulnérables [sans-papiers] qui ne touchent que 30 % du prix de la course », a par exemple expliqué la ministre du Travail. Élisabeth Borne a par ailleurs assuré avoir demandé aux plateformes de « s’assurer que cette sous-traitance illégale était impossible. »

Si Pascal Savoldelli partage le constat de la ministre du Travail, le rapporteur de la mission d’information « ubérisation de la société » s’inquiète des solutions qui seront mises en place par les plateformes. Il demande notamment à Élisabeth Borne de confirmer que « la piste de la reconnaissance faciale » est « écartée. » La réponse de la ministre du Travail a été loin de lui plaire : « Si vous avez d’autres idées, n’hésitez pas à les suggérer, mais ma demande aux plateformes est que cela s’arrête. »

Sur ce dossier encore, on sent que la volonté du gouvernement est de laisser le secteur s’organiser par le dialogue social. Les débouchés de cette stratégie devraient être assez rapidement connus puisque les élections professionnelles devraient donc se tenir en début d’année prochaine et que les négociations devraient commencer dans la foulée.

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