100.000 morts du covid-19 : « Pour les familles des victimes, il y a la colère de se dire que tout n’a pas été fait »

100.000 morts du covid-19 : « Pour les familles des victimes, il y a la colère de se dire que tout n’a pas été fait »

Après plus d’un an de crise, la France atteint le seuil des 100.000 morts du covid-19. « Ce qui est tragique, c’est qu’il y a une espèce d’invisibilisation de ces morts », constate Hervé Marseille, président du groupe centriste du Sénat. « Il ne faut pas tourner le dos à cette valeur essentielle de notre démocratie : toutes les vies valent d’être sauvées », ajoute le socialiste Bernard Jomier, qui pointe le retard des mesures prises par Emmanuel Macron.
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Il y a un an, le bilan quotidien glaçait quiconque l’écoutait. La France était entièrement confinée et les chiffres du nombre de victimes du covid-19, en augmentation exponentielle, semblaient surréalistes. L’effroi, face à ce bilan macabre. La mort, dans ce qu’elle a de crue et d’injuste, venait frapper de plein fouet une société habituée à la mettre à distance, à défaut de la contrôler totalement.

L’Inserm estime le bilan « à 117.000 morts en fait »

Un an plus tard, les morts sont toujours là. La barre symbolique des 100.000 morts devrait être franchie ce jeudi soir. Les compteurs de Santé publique France indiquait 99.805 hier. Selon l’Inserm, la barre est en fait dépassée depuis des semaines. « Le gros problème, ça a été notre incapacité collective à faire en sorte que les médecins déclarent en ligne les décès (survenus à domicile, ndlr) qu’ils certifient », explique Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’Inserm. Si bien qu’« au 6 avril, l’Inserm n’avait reçu que 90 % des certificats de décès attendus pour le mois de décembre ».

Ainsi, « les 100.000 morts décomptés par Santé publique France ne représenteraient que 85 % du total des décès qui seraient dus au covid-19 en France. On les estime à 117.000 en fait, soit 17.000 de plus » soutient Jean-Marie Robine sur Public Sénat. Regardez :

Quoi qu’il en soit, le résultat est là : plus de 300 vies disparaissent encore quotidiennement. Comme le crash d’un Airbus chaque jour. Une image souvent utilisée, comme s’il fallait rendre plus concrète une réalité rendue abstraite et impalpable par les statistiques.

« C’est la mauvaise face de la médaille de la résilience : c’est l’habituation, qui est un mécanisme de défense de la société »

« Ce qui est tragique, c’est qu’il y a une espèce d’invisibilisation de ces morts », constate Hervé Marseille, président du groupe Union centriste du Sénat. « Quand vous avez des soldats qui meurent, des gens qui succombent à un attentat, on voit leurs visages et on donne leurs noms. Là, il y a quelque chose d’anonyme. C’est 100.000 morts, peut-être demain 110, 120 ou 150.000 morts… » constate le sénateur des Hauts-de-Seine, invité ce jeudi de la matinale de Public Sénat. Regardez :

100.000 morts du covid : "Il y a une espèce d’invisibilisation de ces morts" selon Hervé Marseille
02:02

« Oui on a évolué. C’est la mauvaise face de la médaille de la résilience : c’est l’habituation, qui est un mécanisme de défense de la société, même si à l’échelle individuelle, personne n’y est habitué » analyse le sénateur PS Bernard Jomier, président de la mission d’information du Sénat sur les effets des mesures de lutte contre le covid-19, interrogé par publicsenat.fr. « 100.000, en très peu de temps, c’est énorme. Mais ce qui me frappe, c’est justement qu’on n’en parle pas, de ces morts. Ça ne reste que des chiffres » s’étonne Guillaume Gontard, président du groupe écologiste du Sénat.

Notre rapport à la mort

« C’est aussi notre rapport à la mort, le fait de ne plus savoir appréhender une maladie », estime le sénateur. Guillaume Gontard continue : « La mort, on avait tendance à la mettre de côté. C’est classique. On est dans une société où on a tendance à occulter la mort. Personne ne souhaite mourir, mais on ne peut pas nier que ça fait partie de notre vie. Et parfois, on a l’impression qu’on vit dans une société où la mort n’existe pas ».

Ces morts du covid-19 « paraissent un peu cachés du fait aussi qu’ils sont surtout à l’hôpital », et en raison de l’âge des victimes, ajoute le sénateur de l’Isère, qui rappelle combien il est d’autant plus dur de mourir du covid : « Il y a les personnes qui décèdent à l’hôpital sans avoir pu revoir leur famille, et il y a la question des obsèques, avec un nombre limité de personnes. Tout ça a un impact psychologique très fort ». Des effets qui s’observent. « Hier, lors d’une audition sur la psychiatrie en commission des affaires sociales, on nous a expliqué que le nombre de suicides était plus important », corrobore le sénateur LR René-Paul Savary.

Sur cette question des conditions de décès, le président du groupe LR, Bruno Retailleau, va déposer une proposition de loi « pour garantir un droit de visite », a-t-il annoncé sur Twitter, souhaitant « tout faire pour éviter que des personnes meurent seules dans notre pays ».

« Il faudra quelque chose, un lieu de recueillement, une statue »

Face à ce triste bilan, l’exécutif n’entend pas ne rien faire. Si l’épidémie est loin d’être terminée, « évidemment qu’il y aura un temps d’hommage, de deuil pour les victimes de la Covid-19 », a déclaré mercredi le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, qui ajoute :

Toutes nos forces sont jetées dans la bataille contre l’épidémie […] mais viendra évidemment ce moment de l’hommage et du deuil pour la nation.

« Il faudra quelque chose, un lieu de recueillement, une statue et qu’on se souvienne que dans ce pays, il y a eu une crise, une épidémie. […] Il y a une forme de mémoire qui devra se retrouver là, pour les familles, et une reconnaissance de ce qui s’est passé », souhaite aussi Hervé Marseille. « Mais ce n’est pas fini », tempère le centriste, « la pendule ne s’arrête pas aujourd’hui ».

« Il est déplorable que le nombre de morts devienne un axe de communication »

De son côté, René-Paul Savary « trouve déplorable que le nombre de morts devienne un axe de communication. Car à 100.000 morts, on va faire un hommage particulier. Il faut beaucoup de dignité par rapport à cela. Et surtout, aurait-on pu en éviter ? Il faut tirer des leçons de l’expérience ».

L’ancien vice-président LR de la commission d’enquête du Sénat sur la crise du covid-19 ajoute que « l’analyse est difficile, car c’est un nombre qui peut même être discutable. Car d’un côté, il y a eu moins de morts sur les routes lors du premier confinement et moins de morts de la grippe cette année, mais il y a aussi tous les effets secondaires liés à la déprogrammation de certains soins. Sur la prévention des cancers, si on prend du retard dans le diagnostic, cela a des conséquences létales importantes ».

René-Paul Savary relève aussi que « comparativement à d’autres pays, certains sont mieux placés que nous ». « La France est dans le peloton de tête des pays qui ont les plus mauvais résultats, quand même. C’est un constat terrible », lâche de son côté Bernard Jomier.

La France à la 23e place pour le nombre de morts par habitants

La France est actuellement classée à la 23e place pour le nombre de morts par million d’habitants, avec 1.492 décès. La République tchèque est en tête (2.647 morts), la Hongrie 3e (2.484), la Belgique 8e (2.066), le Royaume-Uni 11e (1.916), l’Italie 12e (1.912), le Brésil 14e (1.728), juste devant les Etats-Unis, 15e (1.725), l’Espagne 18e (1.643), la Pologne 19e (1.578).

Si la Suède (26e, 1.347 morts pour un million d’habitants), la Colombie (1.346 morts), la Suisse (1.232), l’Autriche (1.105), l’Irlande (991) ou l’Allemagne (44e place, 957 morts) font mieux, on voit que certains font encore pire que la France, qui se situe dans une position moyenne haute.

« A un moment, le pays se retournera sur son histoire et se demandera comment on a pu donner le sentiment de baisser les bras »

Si Bernard Jomier reconnaît qu’il y a « une part d’inéluctable », « cela n’excuse pas de ne pas avoir fait ce qui était possible de faire, en toute raison et en connaissance de cause ». Autrement dit, des morts auraient pu être évités. « La sidération et l’inconnue du début de la pandémie ont fait place à la connaissance des leviers qui permettent de freiner le virus. Et pour les familles des victimes, il y a l’amertume et la colère de se dire que tout n’a pas été fait comme ça devrait être fait. Je pense au revirement de stratégie de cet hiver », affirme le sénateur apparenté socialiste, par ailleurs médecin généraliste de profession. Ne pas avoir confiné en janvier, « c’est 8.000 à 10.000 vies de perdues » nous soutenait le 19 mars dernier le sénateur de Paris, qui ajoute aujourd’hui :

Je ne me résous pas à ce que les morts s’accumulent comme ça.

Durant l’hiver, quand Bercy poussait pour maintenir les commerces ouverts, on a eu le sentiment qu’Emmanuel Macron avait choisi l’économie, avant la santé. « S’il a eu cette grille d’analyse, c’était une erreur lourde », tranche Bernard Jomier, « car sauver des vies, c’est constitutif de nos démocraties et de nos civilisations même. Il ne faut pas tourner le dos à cette valeur essentielle de notre démocratie : toutes les vies valent d’être sauvées ». Pour Bernard Jomier, quand tout sera terminé, il faudra faire le bilan, de manière posée : « A un moment, le pays se retournera sur son histoire et se demandera comment on a pu, au nom de la lassitude, pendant un hiver, donner le sentiment de baisser les bras par rapport au virus. On se posera la question, quel que soit le bilan final ».

« Ce qui est très contradictoire, c’est que 100.000 morts, c’est le chiffre qu’on atteint sur la pollution chaque année, et on ne prend pas les mesures d’urgence »

Guillaume Gontard souhaite lui mettre en perspective ces morts du covid-19 avec les autres morts évitables. Celles notamment liées à la pollution. « Ce qui est très contradictoire, c’est que 100.000 morts, c’est le chiffre qu’on atteint sur la pollution, chaque année. On n’en parle pas énormément. Et pourtant, ce sont des chiffres comparables et on ne prend pas les mesures d’urgence », regrette le président du groupe écologiste. « On est capable de geler l’économie d’un pays pour la pandémie, lors du premier confinement. C’est bien. Mais on ne le fait pas pour le climat. On a pourtant bien vu qu’on était en capacité de changer plein de comportements en à peine un an, avec un impact très fort. Il faut l’intégrer sur d’autres aspects ». Que l’expérience du covid-19 serve, en quelque sorte, de leçon sur notre capacité à prendre des décisions pour l’intérêt général.

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