Chasse : un accident passé sous silence relance le débat sur la sécurité

Chasse : un accident passé sous silence relance le débat sur la sécurité

[INFO PUBLIC SENAT] Plus de cinq mois après sa mort, la famille d’un chasseur s’exprime pour la première fois sur les conditions de son décès, tué d’une balle dans le cou. Un autre chasseur est soupçonné d’être à l’origine du tir, mais l’expertise balistique se fait toujours attendre. La révélation de cet accident passé jusqu’ici sous silence relance le débat brûlant sur la sécurisation de la chasse. La mission d’information du Sénat écarte une interdiction de la chasse le dimanche.
François Vignal

Par Samia Dechir

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7 min

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Le 28 janvier 2022, Aloyse Boehler, un chasseur expérimenté de 64 ans se rend sur la commune d’Achen (Moselle) pour une partie de chasse en compagnie de Mr S, un autre chasseur mosellan. Tous deux sont postés en hauteur, sur deux miradors séparés par une distance d’environ 350 mètres, et guettent le gibier. En fin d’après-midi, Mr S. vise un chevreuil, et le rate. « Mince, loupé », envoie-t-il par message. Sans aucune nouvelle de son ami, il finit par se rendre sur l’autre mirador, où il retrouve le corps sans vie de Mr Boehler.

« On nous a demandé de ne rien dire »

Aussitôt prévenu, le fils de la victime se rend sur place. Les secours lui expliquent alors que la cause du décès de son père est encore inconnue, mais qu’il s’agit sans doute d’un infarctus. La famille s’étonne, et attend d’en savoir plus. « Ça a duré une semaine, pour nous c’était interminable. Quand on nous a annoncé que la cause était une balle de chasse, l’enquêteur nous a dit qu’il ne fallait pas l’ébruiter, ne rien dire, donc ça nous a fait peur » explique Anne Boehler, la fille de la victime.

La famille reste donc discrète, et attend les conclusions de l’enquête, confiée à la gendarmerie de Sarreguemines. Comment une balle a-t-elle pu atteindre un chasseur posté en hauteur, sur un mirador ? Qui l’a tirée ? Mr S. est entendu par les enquêteurs. Il reconnaît avoir tiré une balle ce jour-là, manqué sa cible, mais nie toute implication dans la mort de Mr Boehler. S’agit-il d’une balle perdue, d’un ricochet, d’un éclat de balle ? Qui est l’auteur du tir ? « On a plein de questions et pas beaucoup de réponses. Or l’expertise balistique apporterait ces réponses » rapporte Me Benoît Coussy, avocat de la famille Boehler.

« Dans l’affaire Keane, on a eu l’expertise en moins de deux mois »

Seulement l’expertise balistique se fait attendre depuis maintenant plus de 5 mois. « Il y a un désintérêt complet de l’affaire. Que ce soit volontaire ou non, il y a un mort, ce n’est pas digne de l’enjeu et de l’homicide qui a eu lieu. Plus on attend, plus les preuves sont susceptibles de disparaître » s’inquiète l’avocat, qui juge le délai étonnement long. « Dans l’affaire Keane, on avait eu le résultat de l’expertise en moins de deux mois » rappelle-t-il à propos du très médiatisé décès de Morgan Keane, un jeune homme tué en 2020 d’une balle de chasse dans son jardin.

Dans le cas de Mr Boehler, l’expertise a été confiée à l’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale (IRCGN). Difficile de connaître son délai moyen de traitement d’une expertise balistique. « Cela varie en fonction du dossier et du type d’expertises menées » explique sommairement le service presse de l’IRCGN. Contacté par téléphone, le procureur du tribunal judiciaire de Sarreguemines, lui, ne semble pas surpris. « Ce délai ne me paraît pas déraisonnable. Ce n’est pas une affaire de flagrant délit. L’IRCGN a de multiples dossiers à gérer » explique le magistrat.

Sortir du silence

Un argument irrecevable pour Anne Boehler. « Si pour lui c’est classique et normal de laisser une famille vivre ce drame alors que le tueur vit sa vie normalement dans le village de mes parents, ça me met la haine ». Après plus de cinq mois sans aucune nouvelle du dossier, la famille a donc choisi de sortir du silence, et de médiatiser l’affaire pour la première fois. « Ça rajoute de la douleur à la douleur. C’est déjà terrible de perdre mon père si jeune, et de voir que sa mort ne dérange personne. Si ça avait été un sanglier, ça aurait été la même chose, puisque rien ne bouge »

L’enquête aurait-elle avancé plus vite si l’auteur soupçonné du tir n’était pas un chasseur ? Anne Boehler en est persuadée, son avocat aussi. « Cinq mois, ça peut arriver quand c’est très compliqué. Mais là, au-delà de la trajectoire de la balle, c’est très facile de dire de quel fusil elle vient » explique Me Coussy, qui dénonce une forme d’opacité. « Il y a une sorte d’excuse de chasse. Quand il y a un tir malheureux et qu’il y a un mort, on dit que c’est un accident, que c’est comme ça. Il y a une forme d’indulgence » dénonce l’avocat.

La sécurisation de la chasse en question

Au Sénat, une mission d’information travaille depuis décembre dernier sur la sécurisation de la chasse. « On a une famille qui est dans l’attente et qui trouve le temps long, je ne peux qu’adhérer » réagit Patrick Chaize en apprenant l’existence de l’affaire. Mais le rapporteur (LR) de la mission tempère. « L’omerta, la loi du silence, je ne dis pas que ça n’existe pas. Ça a pu arriver dans certaines affaires, mais je ne veux pas généraliser ».

Lancée suite à une pétition du collectif « Un jour un chasseur », la mission d’information doit faire des propositions pour améliorer la sécurité à la chasse. Ses conclusions ne sont pas attendues avant septembre, mais les grandes lignes sont déjà connues. Patrick Chaize veut commencer par renforcer l’application des règles existantes. « Il y a une grande hétérogénéité des règles sur le territoire. Par exemple, l’angle de tir de 30 degrés, on entend ici ou là des fédérations qui disent "ça ne s’applique pas chez nous. Tirer dans un angle de 30 degrés, c’est pas faisable en montagne", et ça, ce n’est pas possible, parce que 30 % des accidents sont dus au non-respect de cet angle de tir », alerte le sénateur de l’Ain. La mission devrait donc proposer d’inscrire les règles de sécurité dans les schémas départementaux de gestion de la chasse. Son rapport plaidera aussi pour un permis de chasse plus exigeant, et une formation continue pour les chasseurs.

Pas d’interdiction de la chasse le dimanche

Une restriction des armes les plus puissantes semble en revanche écartée. Tout comme l’interdiction de la chasse le mercredi et le dimanche, principale revendication du collectif « Un jour un chasseur ». Patrick Chaize ne la juge pas applicable. « 75 % de la forêt française appartient à des privés. Et c’est là toute la difficulté parce que les chasseurs sont souvent sur des espaces privés qui leur appartiennent […] On ne peut rien interdire sur des espaces privés, les chasseurs sont chez eux, ils font ce qu’ils veulent » justifie le sénateur de l’Ain. Il plaide plutôt pour la création d’une plateforme nationale où les chasseurs devraient déclarer précisément leur zone de chasse. Mais un autre membre de la mission d’information, le sénateur écologiste Daniel Salmon, marque son désaccord. « Ce sont des espaces privés, et alors ? La loi elle s’applique partout. Certaines chasses sont interdites, elles le sont aussi sur les terrains privés. Qu’on n’ait pas les moyens de les contrôler, c’est autre chose. On a saigné l’ONF » (Office National des Forêts).

 

Notre documentaire « Un chasseur sachant chasser » est à revoir ici

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