Couleur de peau, genre, arme à feu : ce que les emojis disent de l’évolution de nos sociétés

Couleur de peau, genre, arme à feu : ce que les emojis disent de l’évolution de nos sociétés

On les utilise quotidiennement sur les réseaux sociaux ou dans les messages numériques que l’on s’échange : ces têtes rondes et ces pictogrammes colorés viennent ponctuer nos discours. Mais sous leur aspect enfantin, les émojis sont moins innocents qu’il n’y paraît. Cette semaine dans Hashtag, Hélène Risser et ses invités analysent la manière dont les émojis peuvent être très politiques.
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Par Nils Buchsbaum

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« C’est quelque chose qui est né dès l’apparition des premiers tchats dans les années 1970 » rappelle Pierre Halté linguiste spécialisé en sémiotique des émoticônes et d’interjections dans les tchats.
Pour lui, « dès l’apparition des premiers ordinateurs qui faisaient à l’époque la taille d’une pièce entière d’appartement et présentaient des interfaces très rudimentaires, dès la première mise en réseau
et donc les premières communications à l’écrit par tchat, via un écran et un clavier, les gens se sont spontanément mis à fabriquer de petites images pour accompagner leurs textes. La raison à cela pour ce linguiste : « Quand on communique, on a besoin de notre corps, on a besoin d’exprimer nos émotions par un visage, une mimique, un geste ».

L’utilisation des émoticônes et des émojis similaire aux interactions dans le réel ?

Ces émoticônes composés numériquement de signes de ponctuation mis côte à côte esquissent des visages mais varient selon les régions du monde. Ainsi, ceux « utilisés en Occident font beaucoup varier les bouches, tombantes, relevées, tordues, pour manifester les émotions, tandis que du côté du Japon et de l’Asie en général, ce sont les yeux qui varient. Avec l’emploi des accents circonflexes, par exemple, qui font des yeux plissés de rire ».

Selon Pierre Halté, « des études montrent que cela correspond à ce que regardent les gens dans les interactions réelles. En Asie il semble que les interlocuteurs quand ils se parlent en face-à-face regardent beaucoup plus les yeux pour interpréter les émotions alors que les Occidentaux ont plutôt tendance à regarder les bouches ».

Plus tard, les émojis (terme japonais) feront leur apparition. D’abord des têtes rondes et colorées représentant différentes émotions puis toute une foule de petits pictogrammes profilant divers objets. Cependant, Pierre Halté note que l’émoji n’a pas tout à fait remplacé l’émoticône. « J’ai réalisé une étude sur un corpus de tweets et constaté qu’il y a encore énormément d’émoticônes. Donc les émoticônes et les émojis coexistent dans nos corpus numériques ».

« Les émojis évoluent constamment car ils sont conçus pour coller aux évolutions sociétales »

C’est le Consortium Unicode, basé dans la Silicon Valley en Californie et composé de représentants des entreprises multinationales du secteur numérique comme les GAFAM, qui décide maintenant des émojis qui se retrouveront dans les répertoires de nos téléphones.
Véronique Reille-Soult, de Backbone Consulting, précise : « Ce sont eux qui décident, il y a un comité, un peu comme les académiciens pour le dictionnaire, ils essayent d’être le plus près possible de la réalité, des évolutions sociétales, c’est pour cela que ça évolue constamment ».

En effet chaque année, plusieurs dizaines d’émojis sont créés ou modifiés. Récemment, l’émoji masqué a été affublé de deux yeux joyeux et l’ancienne seringue qui laissait échapper quelques gouttes de sang est maintenant bleue et rempli d’un liquide immaculé, faisant davantage penser à une seringue de vaccination… « Les émojis répondent à l’actualité de la réalité mais c’est aussi une façon de faire passer des messages politiques. Comme la seringue, ces entreprises peuvent choisir de mettre à disposition des outils pour ceux qui voudraient en faire la promotion… » analyse Véronique Reille-Soult.

On ne cesse d’observer la place de plus en plus grande que prennent les GAFAM dans les enjeux politiques contemporains. En fermant certains comptes, en faisant la promotion d’autres, mais aussi en créant des émojis, les actions de ces entreprises ne sont jamais totalement neutres. Ainsi, le débat sur la possession d’armes à feu qui revient régulièrement sur le devant de la scène politique Etats-Unienne a en tout cas été tranché dans le répertoire des émojis puisque le revolver en acier a été remplacé par… un pistolet à eau vert.

On remarque aussi que le consortium Unicode formalise d’autres revendications et luttes actuelles. On a ainsi vu la palette des émojis s’enrichir en intégrant des émojis non genrés, en féminisant les métiers ou encore en déclinant plusieurs couleurs de peau.

Mais les émojis peuvent aussi être utilisés à des fins non prévues par leurs créateurs. Ainsi, « le sens des émojis peut-être détourné par les utilisateurs » déclare Alexandra Profizi, docteure en littérature et autrice d’un livre analysant l’ironie sur Internet.
On a par exemple vu des partisans racistes ou néofascistes utiliser certains émojis à première vue anodins comme signe de ralliement.

Retrouvez l’intégralité de l’émission ici.

 

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