Dominique Méda : « Il va y avoir une offensive pour augmenter le temps de travail »

Dominique Méda : « Il va y avoir une offensive pour augmenter le temps de travail »

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui, le regard de… Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine.
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Par Rebecca Fitoussi @fitouss

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Temps de travail, échelles de rémunérations, utilité sociale, revalorisation des métiers peu reconnus : la sociologue de l’université Paris-Dauphine repense la politique de l’emploi dans l’après-crise et plaide pour une véritable révolution.

C’est une semaine un peu particulière. On apprend que le nombre de demandeurs d’emploi a augmenté de plus de 7 % en mars, le gouvernement fait savoir qu’il va adapter les règles de l’assurance chômage à la situation et on est à quelques jours du 1er mai, journée internationale des travailleurs et travailleuses. Cette crise fera-t-elle beaucoup de mal à l’emploi ?

Pour l’instant, les mesures qui ont été prises sont très importantes : chômage partiel, mise en suspens d’un certain nombre de règles qui avaient été décidées pour la réforme de l’assurance chômage, des règles très punitives. J’avais d’ailleurs fait une chronique sur le sujet dans Le Monde pour souligner combien cette réforme était dure pour les chômeurs. Une partie de cette réforme est suspendue, je ne sais pas si elle sera complètement supprimée, mais pour l’instant, des mesures d’ampleur ont été prises pour protéger les salariés.

La crainte que l’on peut avoir, c’est sur ce qui va se passer après, dans les mois qui viennent, lorsqu’on va se rendre compte qu’un certain nombre d’entreprises n’ont pas tenu le coup et que l’activité économique s’est considérablement ralentie, peut-être même de façon structurelle. La question que l’on peut se poser, c’est ce qui va se passer en sortie de crise. Les gens vont-ils essayer de se rattraper pour se consoler, faire tout ce qu’ils n’ont pas pu faire ? La question de la consommation, je la trouve absolument centrale. On peut se dire que d’un côté, les gens ont envie de recommencer à consommer et de voir repartir l’activité économique, mais d’un autre côté, on sait très bien qu’il ne faudrait pas que cela reprenne dans n’importe quelles conditions parce que ce serait très mauvais pour la crise climatique. Moi j’essaie de toujours penser ensemble, de tenir ensemble, la question de la crise sanitaire dans laquelle on se trouve, la crise économique et la crise écologique qui va fondre sur nous un de ces jours.

Les employeurs, les chefs d’entreprise sont impatients de relancer leurs affaires et on peut les comprendre. Mais il y a peut-être des salariés qui, de leur côté, ont redécouvert avec le confinement ce que c’était que d’avoir du temps pour eux, d’être auprès de leur famille. Y a-t-il un risque d’inadéquation entre leurs attentes respectives ?

Je pense qu’en effet il va y avoir un véritable bouleversement, que les choses vont être orientées dans plusieurs sens. D’une part, il y a comme vous le dites, des gens qui rompent avec un rythme de travail qui, pour certains, était devenu infernal. Toutes ces dernières années, on avait des enquêtes qui nous montraient que les conditions de travail s’étaient dégradées et que la cadence de travail s’était accélérée. C’était de plus en plus difficile pour les salariés. Donc peut-être qu’un certain nombre, en effet, a apprécié cette rupture avec ce que le travail était devenu.

En même temps, je pense aussi qu’un certain nombre, et notamment ceux qui ont complètement cessé leur activité sans pouvoir télétravailler, s'est rendu compte de l’extrême importance du travail dans leur vie. Ne plus travailler, cela fait un vide énorme, vous vous sentez inutile. Le travail remplit des fonctions extrêmement importantes. Les sociologues nous le montrent depuis longtemps. Il y a un très beau livre qui date de 1933, Les Chômeurs de Marienthal, qui avait été consacré à cette question. Une petite usine avait fermé et toute la ville s’était retrouvée traumatisée par cette fermeture avec en particulier des hommes qui ne savaient plus du tout où ils en étaient, et des femmes qui, elles, étaient encore un peu structurées par l’emploi du temps domestique. La manière dont le travail structure le temps et donne du lien social, va provoquer une prise de conscience très forte chez les personnes qui ont perdu le lien avec le travail, mais aussi peut-être chez les gens qui télétravaillent.

Le temps de travail hebdomadaire commence à revenir sur la table. La droite au Sénat évoque la possibilité de semaines de 37 heures, le Medef parle de travailler plus. Cette crise pourrait-elle nous faire repartir vers un ancien modèle ?

Moi j’ai été particulièrement surprise par l’ordonnance du 25 mars qui donne la possibilité aux employeurs d’imposer la prise de 6 jours de congés payés et même jusqu’à 10 jours de RTT. On a bien compris avec Geoffroy Roux de Bézieux (président du Medef, N.D.L.R.) qu’il y avait toujours des personnes à l’affût pour relancer cette question du temps de travail. Une question qui a tant occupé la France depuis 20 ans.

Moi j’ai toujours pensé que ce n’était pas du tout une question centrale. On sait très bien qu’il y a des pays dans lesquels il y a de longues journées et semaines de travail, je pense à la Turquie ou au Mexique par exemple, mais leur productivité est bien moindre. Ce qui compte, ce n’est pas du tout le nombre d’heures de travail, c’est la productivité, et ce qu’on fait dans ces heures de travail ! Et puis il faut toujours rappeler que nous ne sommes pas à 35 heures. 35 heures, c’est la durée légale, à partir de laquelle, on paye des heures supplémentaires, mais tout ne s’arrête pas au bout de 35 heures.

Donc, oui ! Il y a une offensive ! Il va y avoir une très forte offensive pour augmenter le temps de travail sous prétexte qu’il faudrait reprendre l’activité. Mais à mon avis, ce n’est pas nécessairement la bonne piste. Et ce que je trouve dommage dans cette ordonnance du 25 mars, c’est qu’elle a été imposée comme cela, sans concertation, sans grande discussion avec les partenaires sociaux, alors même qu’on sait bien qu’il faut redonner confiance. Le cœur de la productivité, ce qui permettra de faire repartir notre pays, c’est le dialogue social. Un vrai dialogue entre les employeurs et les salariés à tous les niveaux.

Mais pour faire redémarrer la machine économique, les travailleurs ne doivent-ils pas accepter de faire des sacrifices ? Intégrer l’idée d’un effort particulier, même temporaire ?

Oui mais à condition que tout le monde prenne sa part. Et cela, on ne peut le savoir que si on met tout le monde autour d’une table, que ce soit au niveau national, qu’il y ait de vraies consultations avec les partenaires sociaux, mais attention, de vraies consultations, c’est-à-dire qu’on les écoute, et que ce soit au niveau de l’entreprise. Mais il faudra que tout le monde contribue à cet effort.

Je reprends les catégories d’une de mes collègues, sociologue belge, Isabelle Ferreras. Elle parle des « apporteurs de travail » et des « apporteurs de capital ». Si les « apporteurs de travail » doivent faire des sacrifices, il faudra aussi que les « apporteurs de capital » en fassent, c’est-à-dire qu’ils reçoivent par exemple moins de dividendes. Je vais même aller encore plus loin, et je reprends toujours l’idée de ma collègue. Elle propose que nous allions plus loin en matière de démocratisation de l’entreprise, c’est une véritable révolution, c’est-à-dire que désormais, les décisions dans une entreprise soient prises à la fois par les « apporteurs de capital » et par les « apporteurs de travail ». Elle considère que jusqu’à maintenant, et c’est tout à fait légitime, les « apporteurs de travail » ne sont pas suffisamment considérés. Or, ce que cette crise nous montre, c’est qu’ils sont centraux ! On a besoin des « apporteurs de travail » ! L’économie ne peut pas marcher sans les « apporteurs de travail ». Donc il n’y a aucune raison pour qu’ils soient les seuls à faire des sacrifices.

Ce qui m’amène à évoquer avec vous cet autre changement majeur apparu avec cette crise : le regard de l’opinion sur des métiers peu reconnus jusqu’ici, peut-être les « apporteurs de travail » dont vous parlez justement. Assiste-t-on à un tournant au moins dans l’opinion ?

Moi je suis ravie qu’on parle de cela ! J’avais été interviewée le 18 mars sur cette question, il y a eu plein d’articles sur ce sujet et cela a énormément intéressé l’opinion. Oui, c’est quelque chose de tout à fait central. Je crois que ce qu’il faut qu’on voie bien, c’est que tous ces métiers essentiels, ce sont des métiers qui étaient très déconsidérés. On disait aux petites filles : « si tu ne travailles pas bien à l’école, tu deviendras caissière ». Des métiers peu considérés et souvent rassemblés sous la catégorie « emplois non qualifiés ». C’est quand même très dur ce terme d’« emploi non qualifié », c’est fort ! En France, on a 5 millions d’emplois considérés comme « non-qualifiés ». Ce sont des métiers sous-payés et principalement occupés par des femmes ou des personnes issues de l’immigration.

Donc oui, notre regard a changé sur ces personnes, on s’aperçoit qu’elles sont essentielles, et moi je ne vois pas comment on pourrait éviter, en sortie de crise, de le reconsidérer. Il faudra à la fois en parler différemment, les regarder différemment, mais aussi leur donner une reconnaissance monétaire, augmenter leur salaire. Il faudra aussi leur donner une nouvelle place dans l’entreprise, c’est-à-dire écouter leur voix, leur permettre de donner de la voix et prendre en considération ce qu’elles disent. J’ai fait des tas d’enquêtes dans les entreprises où les gens me disaient : on est des pions, on nous met dans un endroit puis dans un autre endroit, on ne nous écoute jamais. Je crois qu’il est temps d’écouter ces personnes qui ont quand même montré leur extrême utilité pendant cette période.

C’est un peu ce qu’a laissé entendre Emmanuel Macron. Le président semble promettre une remise en question profonde des échelles de rémunération pour ces métiers. Mais est-ce faisable ? L’État pourrait éventuellement le faire avec ceux qu’il emploie, mais quid du secteur privé ?

Il y a toute la question des grilles de classifications, ce sont les grilles sur lesquelles on s’appuie pour définir les rémunérations. C’est l’objet de grandes négociations au niveau de la branche et c’est cela qui doit se rouvrir. De grandes négociations notamment quand on parle des emplois occupés par des femmes, puisque cela concerne beaucoup des emplois dont on parle : les caissières, les aides-soignantes, les auxiliaires de vie… Savez-vous à quel point elles sont nombreuses ? Les aides-soignantes, il y en a 600.000, les auxiliaires de vie et aides ménagères, il y en a entre 500.000 et 600.000, les personnels de nettoyage, il y en a 1,4 million. Ce sont des bataillons énormes. Et vous avez raison, c’est pour cela que les augmenter coûterait extrêmement cher. Mais je pense que les classifications sont très importantes. Ce que des chercheurs ont très bien montré, c’est que lorsqu’il s’agit de métiers à dominante féminine, on considère qu’un certain nombre de compétences sont naturelles, et donc qu’elles n’ont pas à être rémunérées. Les femmes sauraient tout naturellement soigner, prendre soin, faire les toilettes, sourire pour vendre, etc… C’est ça qu’il faut revoir !

Alors vous me dites : comment on fait ? Bien sûr, on va nous dire que les caisses de l’État sont vides ou qu’on n’a pas la main sur le privé, eh bien moi je pense qu’il y a plusieurs manières de procéder. On peut par exemple organiser un resserrement des salaires, c’est-à-dire une forme de vase communicant avec les rémunérations exorbitantes de certaines professions qui se sont révélées particulièrement invisibles et inutiles pendant cette crise. On peut aussi utiliser l’instrument fiscal, c’est-à-dire augmenter à la fois l’impôt sur le patrimoine, sur la fortune et créer de nouvelles tranches d’impôts sur le revenu pour organiser la rémunération d’un service rendu très important.

Ce que vous proposez semble révolutionnaire. La société française y est-elle prête ?

Je ne dis pas qu’il faut payer le même salaire à tout le monde. Je pense qu’il faut qu’on resserre l’échelle parce que l’on voit bien que les gens supportent de moins en moins ces inégalités. Les Gilets jaunes, c’était ça ! C’étaient des gens qui étaient peu payés, qui n’arrivaient pas à boucler leurs fins de mois et qui voyaient des Carlos Ghosn gagner 16 millions d’euros l’année. Donc cela ne me paraît pas révolutionnaire. Je pense que la société française y est prête et même le désire. Resserrer cette échelle. Alors même qu’on est tous appelés à une forme de solidarité, je pense qu’il est tout à fait légitime de ne pas supporter des rémunérations exorbitantes ou des inégalités qui paraissent totalement hors de propos, et surtout, surtout, complètement hors de proportion avec l’utilité sociale. La notion d’utilité sociale est aujourd’hui complètement centrale.

Donc, d’après vous, cette crise pourrait finalement être à l’origine d’une vraie révolution sociale, sociétale et même positive pour les métiers peu reconnus ?

Je le souhaiterais oui. J’aimerais que cette crise soit l’occasion de plusieurs révolutions. Une révolution sociale et une révolution écologique. Que cette crise nous permette de nous engager véritablement dans une rupture et une bifurcation. C’est bien ce qu’a dit le Président de la République. Il a bien parlé de rupture, non ? Il n’a pas parlé de bifurcation, ça c’est mon terme. Une forme de reconversion qui nous permettrait de dire qu’on ne veut plus que ce soit comme avant. Des tas de gens le disent ! Regardez les sondages. La population française a un grand désir de changement. Mais cela ne va pas se faire automatiquement parce qu’il y a beaucoup d’intérêts qui vont être remis en cause. Il faudra une mobilisation. Il faudra, un peu sur le modèle du Conseil National de la résistance, produire des programmes ou des manifestes qui permettraient cela. Souvenez-vous, en 1942, c’est en plein cœur de la crise que William Beveridge (économiste et homme politique britannique, N.D.L.R.) a conçu ce qui allait être le programme des État-providence modernes mis en place à partir de 1945. Il a tout écrit en 1942.

Lourde tâche qui attend nos gouvernants…

Ah oui bien sûr… Mais surtout, nos gouvernants ont-ils envie de cela ? Nos gouvernants pensent-ils que c’est ce qu’il faut faire ? Je n’en suis pas certaine.

 

Relire notre entretien avec Alexandre Mars : « Arrêtons de penser que le monde de l’entreprise ne cherche pas à faire le bien social ! »

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