Fuites de Nord Stream : « Cela doit nous interroger sur notre perception du gaz naturel, vu comme une énergie verte »

Fuites de Nord Stream : « Cela doit nous interroger sur notre perception du gaz naturel, vu comme une énergie verte »

Alors qu’une quatrième fuite a été confirmée ce jeudi matin sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2, le sabotage de ces installations pose de nombreuses questions. Sur un plan géostratégique, évidemment, mais aussi au niveau énergétique et environnemental. Si la fuite est extraordinaire et visible, les spécialistes attirent surtout l’attention sur le fonctionnement normal de la filière du gaz naturel, extrêmement émettrice en méthane.
Louis Mollier-Sabet

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Le « chant du loup » a-t-il raisonné en mer baltique lundi dernier ? En tout cas, une quatrième fuite sur les gazoducs Nord Stream a été confirmée par les autorités suédoises ce jeudi. Ainsi, deux fuites sur Nord Stream 1 et 2 ont été identifiées côté suédois, tandis que deux autres fuites, encore sur chacun des deux gazoducs, ont été confirmées par les autorités danoises. Beaucoup de questions subsistent, mais la piste accidentelle a été écartée par Josep Borell, chef de la diplomatie européenne, qui a affirmé dans une déclaration faite au nom des vingt-sept Etats membres de l’UE, que les fuites avaient été causées par des explosions résultant d’un « acte délibéré. » La question qui reste en suspens, c’est un acte délibéré commis par qui ? Nord Stream étant une infrastructure énergétique reliant notamment la Russie à l’Allemagne, un lien avec la guerre en Ukraine est évidemment dans tous les esprits. Dans tous les cas, « les installations de pipeline sont très sûres, cela n’explose pas tout seul », explique Maria-Eugenia Sanin, économiste spécialiste des questions énergétiques et maîtresse de conférences à l’Université Paris Saclay. En clair, vu les moyens à déployer pour arriver à saboter de telles infrastructures, le coupable est une grande puissance militaire, comme l’a confirmé le ministre des affaires étrangères finlandais, Pekka Haavisto : « L’ampleur de cet acte est telle qu’il y a sûrement un acteur gouvernemental derrière. »

Nord Stream : « D’un point de vue purement économique, cela ne change pas la donne »

Plus faciles à identifier que les coupables, ce sont les perdants de l’affaire. « Cela met l’Allemagne et la Russie en grande difficulté », explique Maria-Eugenia Sanin. « Certes, la Russie a déjà largement réduit ses exportations de gaz vers l’Europe, et a déjà coupé le robinet à divers pays européens. Mais avec l’explosion des prix des hydrocarbures, la Russie gagnait énormément d’argent même en diminuant ses exportations et si Poutine n’a pas tout coupé, c’est justement pour nous vendre un petit peu de gaz à des prix exceptionnels », détaille l’économiste. Pour ce qui est de l’Allemagne, sa dépendance au gaz russe est une donnée du conflit depuis février dernier, et si elle avait réussi à rapidement substituer ses importations de pétrole, Nord Stream était encore structurant dans l’approvisionnement allemand en gaz naturel.

Ce qui est étonnant, pour l’économiste, c’est que Vladimir Poutine n’avait jusqu’alors pas manqué d’utiliser divers prétextes pour arrêter ses livraisons de gaz, comme il l’avait fait avec l’exigence du paiement des livraisons de gaz en roubles pour rompre divers contrats et contourner les sanctions bancaires. « Poutine aurait pu prétexter que ses turbines venant du Canada ne marchent plus et que l’embargo l’empêche d’en recommander », détaille-t-elle. Le fait est que dorénavant, le robinet est coupé de force, mais sans grande conséquence sur les marchés de l’énergie, explique l’économiste : « D’un point de vue purement économique, le prix du gaz était déjà dans une montée spectaculaire parce que les marchés anticipaient une coupure imminente. Donc le fait que Nord Stream soit coupé ne change pas la donne, ce n’est pas une question majeure pour les marchés. »

0,4 % des émissions mondiales de méthane de la filière gaz – pétrole

En revanche, au niveau environnemental, la fuite pose question. Zeke Hausfather, climatologue du GIEC, a publié sur twitter une estimation de plus de 300 000 tonnes de méthane qui seraient libérées dans l’atmosphère par cette fuite, soit plus de 6 millions de tonnes « équivalent CO2. »

Le méthane est en effet un gaz à effet de serre qui contribue bien plus au réchauffement climatique que le CO2 à quantité égale, les scientifiques convertissent donc les émissions de méthane en équivalent CO2. Philippe Bousquet, professeur à l’Université de Versailles et chercheur au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE) explique qu’il existe deux méthodes pour estimer la quantité de gaz à effet de serre qui sera libérée dans l’atmosphère : « Le responsable du gazoduc connaît les paramètres de son système et peut estimer la quantité de gaz qui va s’échapper. C’est sur cette base que l’on voit les estimations de quelques centaines de millions de mètres cubes et donc de quelques centaines de milliers de tonnes de méthane circuler. Sinon, quatre stations d’un réseau européen de mesure (ICOS) ont déjà détecté le panache de méthane et, même si ça va prendre un peu de temps, on pourra avoir une estimation des quantités qui se sont retrouvées dans l’atmosphère. »

D’après lui, si ces estimations sont bonnes, elles sont à « relativiser » par rapport aux 80 millions de tonnes de méthane qu’émet la filière gaz / pétrole chaque année. Avec à peine 0,4 % des émissions de méthane imputables à la filière chaque année, cette fuite est « un événement extraordinaire, impressionnant, qui permet en plus de visualiser le méthane avec les bulles », mais pour autant, « il y a plein d’événements qui se produisent toute l’année qui contribuent beaucoup plus au réchauffement climatique », tempère Philippe Bousquet. À titre d’exemple, 6 millions de tonnes équivalent CO2, cela représente 10 jours d’émissions de méthane de l’industrie du gaz et du pétrole américain en 2020, selon les chiffres l’EPA.

« C’est une industrie qui est de toute façon très polluante et très émettrice même dans le ‘business as usual’ »

Le but n’est pas tellement de dire que les fuites de Nord Stream 1 et 2 seront sans conséquence, d’autant plus qu’elles soulèvent des enjeux géopolitiques énormes, mais plutôt de pointer que le fonctionnement normal de la filière est de toute façon extrêmement polluant. « Est-ce que c’est préoccupant ? Bien évidemment », admet ainsi Maria-Eugenia Sanin, avant de poursuivre : « En même temps c’est une industrie qui est de toute façon très polluante et très émettrice même dans le ‘business as usual’. Cet événement exceptionnel met le doigt sur quelque chose, et cela doit nous interroger sur notre perception du gaz naturel, classé comme une énergie verte de transition dans la taxonomie européenne. »

Philippe Bousquet explique que si « le gaz est le moins pire des combustibles fossiles pour produire de l’électricité », par rapport au pétrole, et surtout au charbon, la question des émissions de méthane de la filière reste bien plus prégnante que les fuites spectaculaires : « Il y a, dans toute la filière, un certain nombre de fuites. Cela va de l’extraction aux gros centres industriels, cela peut venir d’accidents, d’erreurs humaines ou simplement de besoin de maintenance où par sécurité, on relâche du gaz. Il y a aussi des pertes dans les réseaux de distribution, notamment anciens, qui sont plus diffuses et compliquées à identifier. » En novembre 2021, une centaine d’Etats, dont la France, les Etats-Unis ou l’Arabie saoudite, se sont ainsi engagés à réduire de 30 % leurs émissions entropiques de méthane d’ici 2030, lors de la COP26. « Des collègues ont montré par de l’imagerie satellite qu’on a un millier de super-émetteurs de méthane auxquels on pourrait s’attaquer. Il y a une volonté d’agir, un règlement européen qui va arriver. On ne réduira pas à 0 mais on peut pas mal amputer les émissions et contribuer. »

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